« Écrire des romans en temps de pandémie et de guerre » : un discours de Murakami Haruki au Wellesley College
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« Cette histoire est parfaitement adaptée à notre époque »
Cette année, de mi-janvier jusqu’à mi-mai Murakami Haruki a passé plusieurs mois, en tant que professeur invité, au Wellesley College, dans l’État du Massachussetts, un prestigieux collège pour filles qui a notamment vu s’asseoir sur ses bancs les deux Hillary Clinton et Madeleine Albright. Le magazine japonais Shinchô contient même une retranscription d’un discours prononcé le 27 avril dernier par l’écrivain devant quelque 900 personnes dans un amphithéâtre de l’université. L’article contient le texte original assorti d’une traduction en japonais du discours, qu’il a donné en anglais.
Dans la préface de cette transcription, parue sous le titre « Écrire des romans de fictions en temps de pandémie et de guerre » Murakami écrit :
J’ai certes eu peur de m’être attaqué à un thème trop délicat mais je me suis dit que si un auteur devait s’adresser devant un public à un moment comme celui-là, il ne pouvait être de sujet plus approprié.
Son discours offrait des éléments de réponse permettant de comprendre plus en profondeur le monde fictif de son dernier roman. Prenant la parole, l’auteur a également expliqué comment il perçoit ce monde déchiré par les conflits, les pandémies et les guerres.
Dans « La ville et ses murailles incertaines » (Machi to sono futashikana kabe, qui n’est pas encore traduit en français), le personnage principal voyage entre deux mondes : le monde réel, celui de sa vie quotidienne et une ville (vraisemblablement fictive) entourée de hauts murs. Ce n’est pas la première fois que Murakami aborde ce sujet ; il l’avait déjà fait dans une novella publiée il y a une quarantaine d’années.
Lors de sa conférence au Wellesley College, il a tout d’abord donné un aperçu de l’intrigue en général, puis il a réfléchi à la surprenante pertinence du thème abordé pour l’époque actuelle :
Après avoir apporté un certain nombre de modifications à l’histoire, j’ai découvert une chose importante, à ma plus grande surprise d’ailleurs : cette histoire est parfaitement adaptée à notre époque.
Quel rôle le romancier a-t-il à jouer ?
Murakami a abordé l’apparente absence de lien entre la pandémie de coronavirus et la guerre en Ukraine. « Au final, ces deux événements majeurs se sont ajoutés l’un à l’autre et ont bouleversé la face du monde. » Tout d’abord, pendant trois ans, la pandémie de coronavirus a limité nos activités au quotidien et une confiance démesurée en internet est devenue la norme. « Et ces conditions sont restées les mêmes pendant près de trois ans. Elles ont à coup sûr eu un impact considérable sur notre psychisme » écrit-il. « Nos esprits, ajoute-t-il, ayant survécu à trois ans de Covid-19, n’en sont certainement pas sortis indemnes. Et il nous faut guérir de cette blessure. »
L’invasion en Ukraine, survenue en pleine crise sanitaire, a fait voler en éclats l’idée d’une sorte de réseau de confiance entre les grandes puissances, qui serait due à leurs liens étroits et à leur dépendance réciproque. Après cette perte de confiance, de nombreux pays, « et le mien ne fait pas exception » fait remarquer Murakami, renforcent de plus en plus leurs arsenaux militaires, tout comme leurs budgets.
La confiance mutuelle ayant laissé place à de la suspicion, de nouveaux murs se dressent sans cesse autour de nous. Tout le monde semble faire face à un choix : se cacher derrière ces murs, préserver la sécurité et le statu quo, ou bien franchir ces murs, à la recherche d’un système de valeurs plus libre, tout en ayant connaissance des risques.
Ensuite, il a poursuivi en évoquant son nouveau roman.
Le personnage peine à prendre une décision ; rester dans ce monde encerclé de murs ou retourner dans le vrai monde ?... Il finit par avoir la sensation que quelque chose a perdu son naturel. Qu’une certaine normalité vient de disparaître. Mais impossible pour lui de dire ce qui ne va pas dans le système de la ville, si bien qu’il ne parvient pas non plus à se décider à partir. Même s’il voulait franchir ces murs, il ne saurait même pas comment le faire. Pris dans cette incapacité d’agir, il se sépare en deux : un homme et son ombre. Ensuite, les deux moitiés du personnage prennent des chemins différents.
Il poursuit en évoquant plus en profondeur l’intrigue du roman. Son puissant message saura à n’en pas douter toucher au cœur de nombreux lecteurs.
Enfin, en conclusion de son discours, Murakami Haruki pose la question suivante : « Dans de telles circonstances, quel rôle un romancier peut-il jouer ? ». Sa réponse n’est pas, à première vue, particulièrement optimiste. La mienne réponse serait « un romancier ne peut pas faire grand-chose ». Je dis cela parce que, malheureusement, l’impact d’un livre n’est pas immédiat ». Malgré tout, il estime que ce travail en vaut la peine.
Je pense que la plus grande vertu du roman est que son écriture, tout comme sa lecture, prend du temps. Il y a des choses dans ce monde qui ne peuvent être créées, et appréciées, que si on leur consacre le temps nécessaire.
Même dans un monde où tout va très vite, où gravite constamment une quantité incommensurable d’informations, des individus prennent le temps de lire des romans et s’en inspirent dans leur vie quotidienne.
En cette époque de pandémie et de guerre… Notre confiance mutuelle peut-elle à nouveau avoir raison de nos suspicions ? La sagesse peut-elle être plus forte que la peur ? Les réponses à ces questions se trouvent entre nos mains. Et il ne s’agit pas de réponses immédiates ; bien au contraire, elles nécessitent une profonde investigation, laquelle nécessitera du temps.
J’espère sincèrement que les romans et les intrigues qu’ils contiennent pourront apporter leur contribution à un tel travail d’investigation. C’est l’un de nos souhaits les plus chers, à nous, romanciers. Prenez le temps de lire des romans.
On ne peut qu’espérer que les mots de cet auteur à succès raisonneront dans le cœur de ses nombreux fans, aux quatre coins du monde.
(Photo de titre : la couverture de l’édition de juillet 2023 du magazine Shinchô, qui contient la retranscription du discours de Murakami Haruki « Écrire des romans de fictions en temps de pandémie et de guerre ». Avec l’aimable autorisation de Shinchôsha.)