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« Yuki Precision » : la saga d’un grand nom japonais de la technologie de précision

Technologie

Jadis prospère, le secteur japonais de l’industrie de précision fait aujourd’hui face à un avenir incertain, confronté à des pressions telles que le vieillissement de la main-d’œuvre. Dans cette situation, un nombre croissant de petites et moyennes entreprises n’ont d’autre choix que de revoir leurs opérations à la baisse, mettant en péril un certain nombre de compétences spécialisées. Cependant, une société basée près de Tokyo ne l’entend pas de cette oreille et a décidé de se retrousser les manches. Ôtsubo Masato, PDG de Yuki Precision et Yuki Holdings nous explique la façon dont il a redressé la situation.

Tout commence dans les années 1950

Le savoir-faire industriel japonais jouit d’une réputation dans le monde entier, fruit du travail accompli par les myriades de petites et moyennes entreprises qui fourmillent d’un bout à l’autre de l’Archipel. Cependant, pour un nombre croissant d’entre elles, la situation est devenue difficile. Certaines voient leurs perspectives de croissance se réduire en raison de facteurs tels que la concurrence de plus en plus rude à l’international ou encore le vieillissement et la diminution de la main-d’œuvre, sonnant parfois le glas de leurs activités.

Basée dans la préfecture de Kanagawa, la société Yuki Precision elle aussi cherchait comment garder la tête hors de l’eau. Tout a commencé en 1950 dans la ville de Chigasaki ; l’usine était alors de petite taille et produisait des vis. Dans les années 1980, elle reste toujours dans le secteur de l’industrie de précision et passe la vitesse supérieure en commençant à produire des pièces métalliques utilisées dans les cabines téléphoniques publiques. Seulement, la demande se réduit telle une peau de chagrin avec l’arrivée du téléphone portable. Avec plus d’une corde à son arc, elle s’oriente vers la production de fibres optiques ; mais là encore le chemin de l’entreprise est semé d’embûches, et celle-ci parvient à se maintenir à flot jusqu’à l’effondrement de la bulle informatique en 2001.

Un ouvrier au travail devant une machine de la première usine de Yuki Precision (©Yuki Precision)
Un ouvrier au travail devant une machine de la première usine de Yuki Precision (©Yuki Precision)

Redresser une société criblée de dettes

C’est dans ces circonstances que Ôtsubo Masato, actuel PDG de Yuki Precision, rejoint l’entreprise en 2006. Petit-fils du fondateur et fils du deuxième président, son arrivée est une véritable bouée de sauvetage pour la société. Il lui insuffle le sens des affaires qui lui faisait cruellement défaut. Sa maîtrise en ingénierie mécanique de l’université de Tokyo en poche, il intègre d’abord le principal fabricant japonais Incs (aujourd’hui Solize). Mais il quitte sa position et décide de tenter le tout pour le tout pour sauver l’entreprise familiale.

Se remémorant cette époque, Ôtsubo Masato admet maintenant avoir sous-estimé les problèmes de l’entreprise. « Les affaires étaient florissantes chez Incs lorsque j’y étais » dit-il. « Si l’entreprise avait pu se développer aussi rapidement, c’était un peu grâce à moi donc je me suis dit que redresser une petite entreprise de métallurgie serait un jeu d’enfant. » Ce qu’il ne savait pas néanmoins, c’était que l’entreprise était criblée de dettes...

Ces dettes en question équivalaient à plusieurs années de chiffres d’affaires ; même si les ventes étaient bonnes pour l’entreprise, les bénéfices servaient à rembourser les sommes qu’elle devait. La seule solution : tout faire pour trouver de nouveaux clients. Ainsi commencèrent de longues journées avec peu de sommeil.

« Première étape : insister sur nos points forts » résume-t-il. C’est ce qui l’amena à créer un département proposant des services de Recherche & Développement. « Après, il ne restait plus qu’à vendre. Vendre, vendre et vendre. »

(© Ikazaki Shinobu)
(© Ikazaki Shinobu)

(© Ikazaki Shinobu)
(© Ikazaki Shinobu)

Vendre, oui, mais pas n’importe comment. Ôtsubo Masato mena des sondages et interrogea ses clients, utilisant leurs précieuses réponses pour analyser les points forts de l’entreprise. Clairement, les clients étaient satisfaits de la qualité de sa production élevée, notamment sa capacité à produire des pièces avec une précision de l’ordre du micron, à peine un dixième de la largeur d’une mèche de cheveux. Dès le départ, ces techniques de pointe étaient devenues l’épine dorsale de la petite société.

Cependant, Yuki Precision adopte une nouvelle stratégie en matière de R &D. En créant un département prévu à cet effet, Ôtsubo Masato met à profit sa propre expérience. Le service est conçu de façon à inclure non seulement le traitement des commandes, mais aussi l’assistance à la conception. Il s’agit notamment de travailler main dans la main avec les clients pour leur faire des propositions de produits adaptés à leurs besoins. Avec son diplôme d’ingénieur et le savoir-faire accumulé chez Incs, où il a fait ses premières armes en tant que chef de projet, il met à disposition de ses clients un niveau d’expertise inégalé.

Des employés en plein travail dans le département Recherche & Développement de l'entreprise (©Yuki Precision)
Des employés en plein travail dans le département Recherche & Développement de l’entreprise (©Yuki Precision)

Une percée dans l’industrie aérospatiale

La survie de l’entreprise étant en jeu, Ôtsubo Masato se jette, corps et âme, à la recherche de nouveaux clients. Pour ce faire, il s’appuie sur la technologie de coupe de précision, qui est le socle de l’entreprise, mais aussi sur sa nouvelle approche de fabrication « basée sur des propositions », qui s’étend de la recherche et développement à la production. Il surveille chaque étape du processus, depuis la personnalisation des stratégies de vente qui prend en compte les besoins individuels de chaque client potentiel jusqu’à la finalisation des commandes.

Il ne choisit pas la facilité et opte pour l’industrie aérospatiale, qui exige des caractéristiques telles que la précision et la qualité. « Percer sur ce marché, c’était mon rêve », dit-il. Même si la plupart des entreprises étaient des fabricants électroniques, Ôtsubo Masato était convaincu que Yuki Precision pourrait répondre à la demande particulièrement exigeante en matière de sécurité et de pièces détachées hautement fiables.

La percée dans le domaine exigeant de l’aérospatiale met les capacités des employés à rude épreuve. Chaque équipe remue ciel et terre pour honorer les commandes les plus complexes. Chaque effort était fait pour promouvoir l’entreprise. Et ces efforts payèrent, puisqu’un jour, en 2008, lors d’une exposition internationale, les pièces présentées par l’entreprise attirèrent l’attention de l’Agence japonaise d’exploration aérospatiale (JAXA), pour leur niveau de précision et de qualité.

C’était le début d’une longue relation entre Yuki Precision et la JAXA.

Un alliage de treillis métallique spécial ; l'une des pièces présentées par Yuki Precision lors de l'exposition aérospatiale de 2008. (©Yuki Precision)
Un alliage de treillis métallique spécial ; l’une des pièces présentées par Yuki Precision lors de l’exposition aérospatiale de 2008. (©Yuki Precision)

Ensuite, les choses s’enchaînent très vite. L’entreprise obtient la certification JIS Q 9100, un système de gestion de la qualité requis par les fabricants dans l’industrie aérospatiale au Japon pour des contrôles qualité. S’en suivra une commande pour des pièces d’équipement aérospatial de la part d’un fabricant de renom. Ensuite, c’est au tour de la petite startup nippone Axelspace de s’intéresser au savoir-faire de Yuki Precision ; elle commande des composants structurels pour l’un de ses nanosatellites. Avec plus d’une corde à son arc, Yuki Precision a également participé à la conception et à la fabrication d’un satellite pour Astroscale, une entreprise spatiale spécialisée dans le nettoyage de déchets en orbite. Cumulant toujours plus de nouvelles expériences, l’entreprise attire régulièrement de nouveaux clients dans l’industrie aérospatiale.

Buses en titane utilisées dans la sonde inhabitée Hayabusa-2. Les pièces ont été imprimées en 3D et divers éléments requièrent une grande précision. (©Yuki Precision)
Buses en titane utilisées dans la sonde inhabitée Hayabusa-2. Les pièces ont été imprimées en 3D et divers éléments requièrent une grande précision. (©Yuki Precision)

Injecteur d'un moteur-fusée à deux étages à propulsion liquide fabriqué par Yuki Precision. (©Yuki Precision)
Injecteur d’un moteur-fusée à deux étages à propulsion liquide fabriqué par Yuki Precision. (©Yuki Precision)

Ouverture en France, création d’un tourne-disque analogique et consécration à Cannes

Au cours de ses cinq premières années à la tête de Yuki Precision, Ôtsubo Masato est parvenu à diversifier la base de production de l’entreprise, la faisant passer de composants électroniques à pièces pour des équipements aérospatiaux. Mais ce n’est pas tout. Il a également multiplié par 5 le nombre de ses clients et à augmenter les ventes de 10 % en moyenne d’une année sur l’autre. Pour parvenir à tout cela, il lui a fallu 10 ans, 10 ans pour faire repartir l’entreprise sur un pied d’égalité et inverser la tendance.

Forte de son succès, la société Yuki Precision décide de se lancer dans de nouvelles aventures. En 2015, elle ouvre une filiale en France. C’est aussi pour elle l’occasion de collaborer avec un grand nom de l’horlogerie japonaise, en fournissant des pièces de précision pour une gamme de montres mécaniques équipées d’une fonction tourbillon qui améliore la précision des pièces. Dans le domaine de l’audio, c’est avec son tourne-disque analogique que Yuki Precision se distingue.

La montre Pura équipée de la fonction tourbillon de l’horloger Asaoka Hajime. (©Yuki Precision).
La montre Pura équipée de la fonction tourbillon de l’horloger Asaoka Hajime. (©Yuki Precision).

Le tourne-disque analogique AP-0 de Yukiseimitsu Audio (©Yuki Precision)
Le tourne-disque analogique AP-0 de Yukiseimitsu Audio (©Yuki Precision)

Ôtsubo Masato est un touche à tout ; dans le domaine artistique, il a collaboré avec le DJ et artiste Tokui Nao pour Industrial JP, un projet audiovisuel combinant de la musique, des images et des sons provenant de machikôba, de petites usines en zone urbaine comme celles qu’exploite Yuki Precision. En 2017, cette œuvre permet à Industrial JP de remporter le bronze au Festival international de la créativité à Cannes en France et l’or au Good Design Award au Japon, deux distinctions qui n’ont pas manquer d’attirer l’attention du monde entier sur l’artisanat manufacturier japonais.

S’inspirer de LVMH

Lorsqu’il s’attaque au redressement de Yuki Precision, Ôtsubo Masato se confronte directement aux difficultés des petits fabricants. Il admet que alors de nombreux facteurs sont « limitatifs », mais il insiste sur le fait qu’ils ne sont pas insurmontables.

Par exemple, les petites et moyennes entreprises sont limitées dans leur capacité à embaucher des spécialistes en gestion d’entreprise. Cherchant comment les aider à faire face à ces facteurs restrictifs, Ôtsubo Masato a l’idée de créer une société de participation.

Pour ce faire, il s’inspire de la multinationale française LVMH. Il voit en elle une approche permettant aux filiales d’accéder à des infrastructures commerciales établies dans le respect de leurs propres traditions. Par ailleurs, il note que la plupart des consommateurs considèrent les grandes marques comme Bulgari et Céline comme indépendantes, alors qu’en réalité, elles font partie du conglomérat LVMH. « Certes, l’échelle est totalement différente », admet-il, « mais l’approche de LVMH permet de mettre à l’honneur les fabricants en difficulté, dans l’industrie de pointe, les aidant à retrouver une base commerciale solide en leur donnant accès à des ressources de management qui leur font cruellement défaut.

En 2017, Ôtsubo Masato fonde Yuki Holdings, apportant une structure solide, qui permet aux filiales d’accéder à large de ressources variées, telles que la stratégie commerciale, le financement, la planification, les relations publiques, le recrutement, l’informatique ou encore la R&D.

Ce qui tenait par-dessus à cœur à Yuki Holdings, c’était de préserver le savoir-faire des technologies manufacturières avancées de l’Archipel. Pour Ôtsubo Masato, les Japonais excellent dans de nombreux domaines : « Prenons des matériaux fonctionnels, des machines-outils, des moules ou encore le traitement de précision, par exemple. Même si nous ne réalisons pas toujours à quel point ces technologies ont un impact sur notre quotidien, elles sont indispensables dans les secteurs manufacturiers » explique-t-il.

Une seule solution pour sauvegarder le savoir-faire japonais

Au cours de l’exercice fiscal 2022, le conglomérat a enregistré un chiffre d’affaires de plus 9,3 milliards de yens (57,8 millions d’euros). Un tel succès a amené un grand nombre de personnes à considérer l’approche adoptée par l’entreprise comme un modèle permettant aux petits fabricants de ne pas mettre la clé sous la porte et d’assurer la préservation du savoir-faire technologique japonais. Cependant pour Ôtsubo Masato, la solution se trouve à l’échelle internationale.

Ôtsubo Masato, PDG de Yuki Precision (©Ikazaki Shinobu)
Ôtsubo Masato, PDG de Yuki Precision (©Ikazaki Shinobu)

« Le marché japonais se rétrécit à mesure que la population diminue » déclare-t-il. « C’est en se tournant vers l’étranger que les entreprises japonaises pourront préserver leur avance technologique, et ce même si la demande nationale baisse. » Ôtsubo Masato le sait et il le sent : les entreprises japonaises ont tout ce qu’il faut pour réussir sur les marchés étrangers.

« Prenons une chose aussi simple que retirer une étiquette autocollant d’un produit » explique-t-il. « Souvent, celles qui sont fabriquées à l’étranger ne se décollent pas complètement, laissant une marque collante. Un autocollant de fabrication japonaise, au contraire, se détache facilement, sans laisser de marque collante. Ôtsubo Masato explique que cette petite différence est rendue possible par la technologie de précision utilisée pour la fabrication de l’autocollant et pour les lames qui l’ont découpé. Cependant, selon lui, il faut être prudent car une telle expertise pourrait être perdue à jamais si les conditions économiques entre autres facteurs poussent les fabricants à la faillite. Tout en admettant que les autocollants ne sont pas un objet de grande importance en général, il tient à souligner que même les technologies les plus mineures peuvent améliorer les expériences des utilisateurs, pour une satisfaction accrue du consommateur.

Avec son entreprise Yuki Holdings, Ôtsubo Masato a à cœur de préserver de telles technologies uniques, nombreuses au Japon, et de renforcer leur présence au-delà des frontières de l’Archipel.

Informations

Adresse : 370 Enzô, Chigasaki-shi, Kanagawa-ken

PDG : Ôtsubo Masato

Activité : fabrication de pièces de machines de précision pour l’industrie aérospatiale et les équipements médicaux ; production de machines électroniques.

Capital : 35 000 000 yens

Employés : 37 (travailleurs à temps partiel compris)

Site web : https://www.yukiseimitsu.co.jp/en/

(Reportage et texte de Sugihara Yuka, de Power News. Photo de titre : © Ikazaki Shinobu)

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