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« Yamaonna », de Fukunaga Takeshi : un village du Japon féodal au-delà des frontières du réel

Cinéma

Yamaonna (« La femme de la montagne ») est le troisième long métrage du réalisateur Fukunaga Takeshi, qui s’est déjà fait connaître au niveau international avec Out of my hand et Ainu Mosir, sur la communauté aïnoue. Son dernier film est inspiré de contes folkloriques et se déroule dans un village du nord-est du Japon au milieu du XVIIIe siècle). Le cinéaste nous parle de l’univers unique qu’il crée en opposant « la mentalité villageoise » très exclusive du Japon à d’autres mondes qui dépassent le réel humain.

Fukunaga Takeshi FUKUNAGA Takeshi

Réalisateur. Né à Date, Hokkaidô, en 1982. Parti aux États-Unis en 2007, il a étudié le cinéma au Brooklyn College de l’Université de New York. Son premier long métrage, Out of My Hand, est sorti en 2015. Il a été projeté à la section Panorama du Festival de Berlin et à d’autres festivals internationaux de cinéma. Il a remporté le Prix du meilleur film de fiction des États-Unis au Festival du cinéma de Los Angeles et le Prix du réalisateur émergent au Festival du cinéma Asie Amérique de San Diego. En 2020, est sorti son second long métrage, Ainu Mosir, dont la première mondiale a eu lieu lors du Concours narratif international du Festival de cinéma de Tribeca (New York), où il a reçu une mention spéciale du jury.

Du Liberia à New York, d’un village aïnou au monde des Contes de Tôno

Le premier long métrage du réalisateur Fukunaga Takeshi, Out of my hand (2015), suivait un ouvrier d’une plantation de caoutchouc au Liberia, en Afrique de l’Ouest, qui quitte sa famille et se rend seul aux États-Unis pour commencer une nouvelle vie à New York. Son deuxième long métrage, Ainu Mosir (2020), qui se déroule dans son Hokkaidô natal, dépeint avec soin les émotions turbulentes d’un garçon de 14 ans dans un village aïnou.

Et voici aujourd’hui son troisième film, Yamaonnna (« La femme des montagnes »). Inspiré par les Contes de Tôno, un recueil d’anecdotes et de contes folkloriques de la région de Tôno dans la préfecture d’Iwate écrit par Yanagita Kunio, le film dépeint la vie des habitants d’un village de montagne avant la modernisation du pays, d’un point de vue totalement nouveau.

Rin, interprétée par Yamada Anna, vénère le mont Hayachine comme la « déesse des voleurs » et endure une vie difficile. © Yamaonna Film Comittee
Rin, interprétée par Yamada Anna, vénère le mont Hayachine comme la «  déesse des voleurs » et endure une vie difficile. © Yamaonna Film Comittee

« Ce n’est pas tant le lieu particulier qui compte, c’est l’ensemble. Il y a des éléments tirés de divers mythes, comme celui de l’homme des montagnes, du loup ou des personnes enlevées par les dieux. Mais ce ne sont pas ces éléments spécifiques en tant que tels qui m’ont attiré, c’est la culture, les coutumes et les croyances de cette période. Ils vivaient dans la crainte de la nature et coexistaient avec elle. C’est l’image de gens qui mettent à nu leur nature humaine et vivent avec résilience et force. »

Après avoir déménagé aux États-Unis à l’âge de 20 ans, Fukunaga a vécu à l’étranger pendant 16 ans. Il n’est retourné au Japon qu’après avoir réalisé Ainu Mosir. Peut-on considérer que l’attention qu’il porte cette fois aux Contes de Tôno s’intègre dans le processus d’un « retour au Japon » ?

« Tout d’abord, je ne pense pas au cinéma en termes de Japon ou de Japonais. Mais après avoir vécu si longtemps à l’étranger, j’ai ressenti un choc en voyant à quel point je connaissais mal mon propre pays. L’écriture et le tournage de Ainu Mosir m’ont permis de redécouvrir Hokkaidô et le Japon, dont je m’étais éloigné. Il me semble important, en tant qu’individu et en tant qu’artiste, de connaître le Japon. Cela ne veut pas dire que j’ai décidé d’y rester jusqu’à la fin de mes jours, mais lorsque je regarde le monde et que je pense à ce que je peux faire, le fait d’être japonais est un avantage. J’ai des sensibilités, des façons de penser et des valeurs japonaises, mais j’ai aussi une certaine perspective extérieure. J’ai l’impression que dans le contraste entre les deux, j’aperçois quelque chose que je peux faire parce que japonais. »

Les chasseurs d’ours matagi, motif emblématique de la « culture de la montagne » de la région du Tôhoku (nord-est du pays), font également leur apparition. © Yamaonna Film Comittee
Les chasseurs d’ours matagi, motif emblématique de la «  culture de la montagne » de la région du Tôhoku (nord-est du pays), font également leur apparition. © Yamaonna Film Comittee

Des vies à la marge

Yamaonnna se déroule à la fin du XVIIIe siècle. En Europe, les idéaux de liberté, d’égalité et des droits de l’Homme du Siècle des Lumières se répandent et l’ère du citoyen est sur le point de commencer. Pendant ce temps, le Japon est encore au cœur d’une sombre époque féodale, et les fréquentes catastrophes naturelles ainsi que les politiques oppressives du shogunat appauvrissent la vie dans les campagnes.

Un petit village de montagne du nord-est du Japon a souffert du froid pendant deux années consécutives. Les mauvaises récoltes ont engendré une grave disette, et les nouveau-nés passent rarement la première année. Rin, 17 ans, est chargée de jeter les cadavres des bébés dans la rivière. Les champs de sa famille ont été confisqués depuis que son arrière-grand-père a causé un incendie il y a trois générations, et le père Ihee, survit en faisant le « sale boulot » d’enterrer les corps.

La famille de Ihee (Nagase Masatoshi) continue d'être sanctionnée pour un incendie causé trois générations auparavant. © Yamaonna Film Comittee
La famille de Ihee (Nagase Masatoshi) continue d’être sanctionnée pour un incendie causé trois générations auparavant. © Yamaonna Film Comittee

Sous prétexte qu’il n’a pas de champs et ne contribue pas à la production de la communauté, Ihee reçoit des quantités dérisoires de riz distribué par le village. Rin doit se contenter d’un maigre gruau pour pouvoir nourir son frère aveugle. Affamé et en colère, Ihee sème un jour le trouble dans le village, mettant la famille dans une situation encore plus difficile.

« Ce qui m’intéresse, ce sont les histoires de personnes qui vivent en marge de la société. C’est pourquoi je me suis intéressé aux contes et légendes populaires racontés par les gens eux-mêmes, plutôt qu’aux histoires écrites par des personnes au pouvoir. Même s’il s’agit d’un récit situé dans le passé, je voulais qu’elle ait un sens pour l’époque actuelle, c’est pourquoi j’ai inclus divers éléments qui se recoupent avec la société d’aujourd’hui, comme ce qui s’est passé lors du désastre sanitaire du Covid et la discrimination à l’égard des femmes. »

Rin encourage son frère cadet Shôkichi en lui offrant une rare fleur de gentiane blanche.© Yamaonna Film Comittee
Rin encourage son frère cadet Shôkichi en lui offrant une rare fleur de gentiane blanche.© Yamaonna Film Comittee

Une façon de filmer pour accueillir l’inattendu

Le tournage a commencé en septembre 2021. Avant cela, des repérages très précis avaient été menés. Les villages devaient être reconstitués en extérieur à Shônai (Yamagata), et le réalisateur et son équipe ont cherché les lieux où tourner les autres scènes dans la même préfecture pour rester à proximité.

« Le choix du lieu de tournage était de la plus haute importance, car l'œuvre ne serait pas complète sans une présence impressionnante de la nature. À Yamagata, nous avons trouvé un certain nombre de sites naturels qui étaient plus puissants que ce à quoi nous nous attendions. Et bien sûr, il y avait le talent du directeur de la photographie à capturer l’esprit de ces lieux. »

© Yamaonna Film Comittee
© Yamaonna Film Comittee

Le directeur de la photographie est un Américain, dans la continuation de ses deux premiers films. Cette fois, il s’agit de Daniel Satinoff, qui avait déjà travaillé au Japon pour le tournage de la série américaine TOKYO VICE. Le film montre les villages agricoles de la région du Tôhoku à l’époque d’Edo sans tomber dans les stéréotypes, avec des paysages d’un vert éclatant, d’épais nuages tourbillonnant dans le ciel et une utilisation impressionnante de l’ombre et de la lumière dans et à l’extérieur des maisons.

« Chez un directeur de la photographie, je recherche deux choses : d’une part, un point de vue différent du mien et, d’autre part, quelqu’un qui sait comment filmer d’une manière qui me facilite la tâche. L’organisation du tournage au Japon est très différente du système américain et je n’en suis pas familier. Je voulais donc qu’il y ait au moins une autre personne à côté de moi qui comprenne ce que je pourrais ressentir »

Miura Tôko jouait déjà dans Ainu Mosir. © Yamaonna Film Comittee
Miura Tôko jouait déjà dans Ainu Mosir. © Yamaonna Film Comittee

La principale différence entre ce film et les deux précédents est que les rôles principaux sont interprétés en majorité par des acteurs expérimentés.

« C’était la première fois que je travaillais avec des acteurs professionnels et j’ai beaucoup appris. Les acteurs et l’équipe, y compris le directeur de la photographie, ont apporté de nouvelles idées. La synergie entre tout le monde a contribué à façonner chaque scène. Il ne suffit pas de réaliser tel quel ce que vous avez imaginé dans votre tête. J’aime la surprise de l’inattendu, et je pense que c’est ce qui rend un film intéressant. »

Regarder l’œuvre en devenir le plus objectivement possible

L’époque et le cadre étaient radicalement différents de ceux de ses deux films précédents, et il est clair que le cinéaste a cherché un nouveau rendu, mais les thèmes sont communs aux trois films. Ces derniers ont en commun la description des mentalités fermées d’une petite communauté et l’histoire d’un jeune homme qui la quitte pour aller « ailleurs ».

« Ce n’est pas quelque chose dont j’étais particulièrement conscient, c’est juste arrivé comme un résultat de l’écriture. Ce que je cherche, c’est à dépeindre des personnes et des événements dans un endroit donné, puis partir loin de là, dans un monde complètement différent, et saisir certaines vérités qui émergent entre les deux. »

Rin rencontre le légendaire homme de la montagne. © Yamaonna Film Comittee
Rin rencontre le légendaire homme de la montagne. © Yamaonna Film Comittee

Fukunaga Takeshi trouve-t-il un thème qu’il intègre ensuite dans l’histoire ? Ou essaie-t-il de faire un film parce que le thème est déjà posé ?

« Le thème est toujours premier. Bien sûr, j’aime réaliser des longs-métrages, mais le simple fait de vouloir faire des films ne me donne pas une motivation suffisante. Créer une œuvre, c’est poursuivre quelque chose qui va au-delà de soi-même. Il est important de regarder l’œuvre en devenir le plus objectivement possible et de se dire que c’est le genre de contenu dont le monde a besoin. Je ne peux aller de l’avant que si je suis personnellement intéressé par l'œuvre, si je sens qu’elle devrait être publiée et si ces deux dynamiques concordent. C’est à cette condition que vos films peuvent naturellement se dire quelque chose les uns aux autres. »

© Yamaonna Film Comittee
© Yamaonna Film Comittee

Le contraste entre la société humaine et la nature

Yamaonna est certainement celui des trois films de Fukunaga celui dans lequel le contraste entre la société humaine et la nature est le plus présent.

« J’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de caché dans la nature qui transcende l’existence humaine tout en étant d’une manière ou d’une autre lié à la société. Je suis attiré par des notions ou des entités qui n’ont pas nécessairement un contour bien défini ni même un nom précis, comme la religion, des choses qui transcendent les valeurs et les structures sociales du monde, des choses qui ne peuvent pas être expliquées par des mots, des choses invisibles. »

Dans le village dans lequel se déroule l’histoire vit également une vieille chamane qui communique avec les divinités. Le chef du village gouverne les affaires, mais dans les situations qui échappent à la connaissance humaine, il doit s’en remettre aux messages reçus par la vieille femme.

« Comme dans les villages Aïnou, et même à Okinawa, il y avait autrefois des chamans dotés de pouvoirs dans tout le nord-est, et leur rôle était très important dans la communauté. Aujourd’hui, avec l’avènement de la société capitaliste, les gens ont pris leurs distances avec ce genre de phénomènes. Mais ce n’est pas si vieux. Il n’y a pas si longtemps, les mondes décrits dans les Contes de Tôno étaient considérés comme ayant une existence positive, et connectés à la réalité humaine. »

La vieille chamane prie pour le beau temps. © Yamaonna Film Comittee
La vieille chamane prie pour le beau temps. © Yamaonna Film Comittee

Le film réexamine et remet en question la notion de « ici et maintenant ». C’est ce questionnement qui justifie le défi de Fukunaga de s’être attaqué à un film historique.

« Dans le passé, ces êtres qui dépassent l’entendement et les capacités humaines avaient pour rôle de freiner l’avidité et la convoitise des humains. Cela a disparu et nous sommes maintenant dans une société où les gens qui ont de l’argent, un statut et du prestige sont prioritaires. C’est pourquoi je pense qu’il est important aujourd’hui de prendre à nouveau conscience qu’il existe des choses qui dépassent le pouvoir de l’homme. »

(Photos d’interview : Igarashi Kazuharu)

© Yamaonna Film Comittee
© Yamaonna Film Comittee

Le film

  • Casting : Yamada Anna, Moriyama Mirai, Ninomiya Ryûtarô, Miura Tôko
  • Réalisateur : Fukunaga Takeshi
  • Production : Eric Nayri, Miyake Harue, Ietomi Mio
  • Directeur de la photographie : Daniel Satinoff
  • Année : 2022
  • Pays : Japon, États-Unis
  • Site officiel (en japonais) https://yamaonna-movie.com/

Bande-annonce

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