Exploration de l’histoire japonaise

Tokugawa Ieyasu et la fondation du shogunat d’Edo

Histoire Culture

Tokugawa Ieyasu est le fondateur d’une dynastie qui a régné sur le Japon pendant plus de 200 ans, mais il lui a fallu passer par plusieurs batailles avant d’avoir l’opportunité de devenir shogun et de remodeler le pays à son image. Un spécialiste de l’histoire japonaise nous dresse son portrait.

Du statut d’otage à celui de dirigeant du Japon

Tokugawa Ieyasu est né en 1543 dans la province de Mikawa (actuelle préfecture d’Aichi). Dans sa petite enfance, le futur fondateur du shogunat Tokugawa a été envoyé comme otage d’abord auprès du clan Oda, dans la province voisine d’Owari, puis chez Imagawa Yoshimoto, le daimyô (seigneur féodal) des provinces de Suruga et Tôtômi. C’est à cette époque que son père a été tué par l’un de ses vassaux, et que les terres de la famille ont été intégrées de facto dans le territoire des Imagawa.

Tokugawa Ieyasu est né dans le château d’Okazaki, préfecture d’Aichi (à gauche), et on peut voir aujourd’hui sa statue dans le parc d’Okazaki. (Photo avec l’aimable autorisation de la municipalité d’Okazaki)
Tokugawa Ieyasu est né dans le château d’Okazaki, préfecture d’Aichi (à gauche), et on peut voir aujourd’hui sa statue dans le parc d’Okazaki. (Photo avec l’aimable autorisation de la ville d’Okazaki)

Toutefois, Oda Nobunaga remporta une victoire écrasante contre Imagawa Yoshimoto en 1560, à la bataille d’Okehazama. L’alliance qu’il noua avec Nobunaga permit à Ieyasu de se soustraire à l’influence d’Imagawa, de soumettre la province de Mikawa et d’accéder au rang de daimyô. Il entreprit alors d’agrandir son territoire, d’abord en concluant avec Takeda Shingen un pacte qui lui permit de terrasser les Imagawa, puis en conquérant les terres de Takeda. Le seigneur de la guerre Nobunaga mourut soudainement en 1582 et Toyotomi Hideyoshi s’empressa de prendre sa succession, déclenchant un conflit avec Ieyasu, qui prit fin lorsque celui-ci finit par accepter de devenir son vassal. Après la destruction du clan Hôjô en 1590 à Odawara, Ieyasu reçut l’ordre de se rendre dans la région du Kantô où il établit ses quartiers à Edo (aujourd’hui Tokyo).

À la mort de Hideyoshi, en 1598, Ieyasu était le plus puissant des Cinq Grands Aînés, qui étaient censés gouverner jusqu’à la majorité du jeune fils de Hideyoshi. Mais Ieyasu entreprit sans tarder de forger des alliances et de se comporter comme s’il dirigeait le pays. Ishida Mitsunari, l’un des principaux administrateurs de Hideyoshi, s’allia à Môri Terumoto, qui faisait lui aussi partie des Cinq Grands Aînés, pour lever une armée en vue de renverser Ieyasu.

En 1600, lorsque les forces menées par Ieyasu et Mitsunari s’affrontèrent à la bataille de Sekigahara, Ieyasu emporta la victoire en quelques heures. Mitsunari, vaincu, fut exécuté à Kyoto. À l’issue de la bataille, Ieyasu confisqua les terres de 93 daimyô qui s’étaient battus du côté des perdants et s’assura par la même occasion un revenu agricole de 5 millions de koku (une unité de mesure équivalente à environ 180 litres de riz) qu’il redistribua. Un nombre appréciable des nouveaux vassaux qui avaient fait acte de soumission après la bataille bénéficièrent certes d’un agrandissement de leurs territoires, mais la majorité d’entre eux furent transférés dans des endroits éloignés. Les zones stratégiques, notamment Edo et Osaka, leurs environs et leurs réseaux routiers se trouvaient déjà sous le contrôle direct des Tokugawa ou d’alliés de longue date de ce clan. S’il arrivait que des daimyô dont la loyauté était plus incertaine entrent en rébellion, il leur était donc impossible d’atteindre rapidement ces grandes villes.

Monument marquant l’emplacement de la bataille de Sekigahara, dans la préfecture de Gifu. (Pixta)
Monument marquant l’emplacement de la bataille de Sekigahara, dans la préfecture de Gifu. (Pixta)

Une nouvelle dynastie

Une fois son emprise sur le pays bien assise, Ieyasu reçut en 1603 le titre de shogun (général en chef des armées) et instaura formellement le code des samouraïs à Edo. En comptant tous ses alliés et vassaux, il avait sous ses ordres des centaines de milliers de soldats, ce qui lui permettait d’exercer un contrôle sans faille sur la totalité du pays.

Dans le domaine politique, Ieyasu avait pour conseillers des hommes comme le daimyô Honda Masanobu, le moine zen Konchiin Sûden et le philosophe néoconfucianiste Hayashi Razan. Toutefois, il n’y eut pas de système politique au plein sens du terme avant l’époque d’Iemitsu, le petit-fils d’Ieyasu.

En 1603, Ieyasu lança de grands travaux de génie civil à l’intérieur et autour du château d’Edo, dont la construction de canaux et l’assainissement de grandes surfaces de terres bordant l’anse de Hibiya. Le transport routier fut amélioré et le pont Nihonbashi choisi comme point de départ de cinq grandes routes reliant Edo à Kyoto et d’autres destinations. Ces initiatives ont contribué à l’épanouissement d’Edo, petit village devenu dans les dernières années d’Ieyasu une ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. (Voir notre article : La naissance de Tokyo : comment un village marécageux est-il devenu la plus grande mégalopole du monde)

Ieyasu démissionna en 1605, après avoir été shogun pendant seulement deux ans, et c’est son fils Hidetada qui lui succéda. La démonstration était ainsi faite aux yeux du public que la fonction de shogun se transmettait au sein de la famille Tokugawa. Mais Ieyasu continua d’exercer son autorité depuis les bases que constituaient pour lui les châteaux de Fushimi et de Sunpu.

L’élimination d’un rival de taille

Après la bataille de Sekigahara, Hideyori, le fils de Toyotomi Hideyoshi, vit son statut réduit au rang de daimyô, à la tête d’un territoire qui lui rapportait 600 000 koku. Il n’en constituait pas moins une menace potentielle, dans la mesure où il était susceptible de rallier d’autres daimyô à sa cause. En 1611, il eut, pour la première fois depuis plusieurs années, une rencontre avec Ieyasu, et celui-ci trouva que Hideyori était devenu en grandissant un jeune homme plein d’astuce. Soucieux d’assurer la pérennité de la dynastie Tokugawa, Ieyasu se mit en quête d’un moyen d’éliminer son rival au château d’Osaka.

La famille Toyotomi reconstruisait le temple Hôkô-ji de Kyoto, qui entretenait des liens étroits avec Hideyoshi. Mais la nouvelle cloche destinée aux cérémonies d’inauguration suscita la réprobation d’Ieyasu. Elle était ornée d’une sculpture où figuraient les deux caractères du nom Ieyasu, séparés par un autre caractère qui, selon son interprétation, représentait une malédiction lancée contre le clan Tokugawa. Tel fut le prétexte du premier siège du château d’Osaka, au cours duquel 200 000 soldats des armées du shogunat encerclèrent la forteresse en 1614. Un accord produisit un bref répit, mais le siège reprit l’année suivante et se solda par la victoire incontestable d’Ieyasu et le suicide de Hideyori.

La même année, Ieyasu publia un édit limitant le droit de possession des châteaux forts à un seul par domaine. La puissance militaire des daimyô de l’ouest du Japon s’en trouva grandement réduite. Par l’intermédiaire de son fils Hidetada, le shogun en titre, il promulgua en outre les buke shohatto (lois sur les maisons militaires), une série d’édits formulant un code de conduite strict pour les daimyô. Ces réglementations couvraient des domaines tels que le mariage et la construction des châteaux.

Contrôler les mouvements de la cour impériale

Ieyasu exerçait désormais un contrôle à la fois militaire et juridique sur les mouvements des daimyô. Mais cela ne lui suffisait pas, car il nourrissait l’ambition de neutraliser toute autorité susceptible de compromettre la stabilité de son régime. La cour impériale entrait dans cette catégorie.

Officiellement, c’est de la nomination d’Ieyasu au poste de shogun par l’empereur que le shogunat d’Edo tirait sa légitimité. D’où le respect de façade qu’il affichait envers la cour impériale. Celle-ci avait perdu des territoires pendant la période des royaumes combattants (1467-1568) et, en 1601, Ieyasu lui fit don de biens fonciers d’une valeur de 10 000 koku. Mais la gestion du patrimoine foncier de la famille impériale relevait en fait du shogunat. Ieyasu fit de Kyoto le siège du shoshidai (adjoint du shogun), en vue de garder un œil sur les daimyô de l’ouest du pays et sur la cour impériale, en observant les affaires quotidiennes de la cour et des nobles. Pour transmettre à la cour les directives de l’adjoint, deux postes d’officier de liaison furent créés, confiés à des personnes choisies dans les rangs de la noblesse et dotés d’un salaire payé par le shogunat.

En 1613, des lois furent adoptées pour encourager les nobles à se dédier à l’étude et à l’application de la liste des services dus au palais. En 1615, le fonctionnement de la cour fut soumis à des réglementations supplémentaires, qui allaient jusqu’à définir en termes juridiques divers aspects de la vie de l’empereur et des nobles, ainsi que les règles de préséance et de promotion entre ces derniers. C’est ainsi que Ieyasu s’assura que la cour et l’empereur fussent privés de tout pouvoir politique.

Les moines guerriers bouddhistes avaient eux aussi acquis une redoutable puissance pendant la période des royaumes combattants. Comme il l’avait fait avec les daimyô et la cour impériale, Ieyasu introduisit en 1615 des textes de loi visant à réglementer et contrôler les activités des temples.

L’introduction d’une monnaie

La principale source de financement du shogunat était le revenu fiscal provenant de son territoire de quatre millions de koku. Les agriculteurs propriétaires de champs et de résidences inscrits au registre foncier étaient astreints à l’impôt et à diverses corvées. Ieyasu semble avoir renforcé son emprise sur les agriculteurs en réduisant leur revenu de façon à ce que, sans pour autant souffrir de la famine, ils ne soient plus en mesure de s’enrichir. Le shogunat exerçait aussi un contrôle direct sur des villes comme Edo, Osaka, Kyoto, Nagasaki et Sakai. Son monopole sur le commerce de Nagasaki était une source de profits particulièrement lucrative, en précisant toutefois qu’il fut instauré après la mort d’Ieyasu.

Tout comme le gouvernement de Toyotomi Hideyoshi, le shogunat tirait des profits des mines qu’il exploitait directement. Ieyasu introduisit sa propre monnaie, frappant quantité de pièces d’or et d’argent dans les ateliers qu’il ouvrit à cette fin sur tout le territoire de l’Archipel. Jusque-là, le Japon utilisait comme monnaie des pièces chinoises en bronze, si bien qu’on est en droit de dire que Ieyasu a opéré une rupture décisive dans la politique monétaire du pays.

Les relations étrangères : commerce et christianisme

Ieyasu a fait montre d’un grand dynamisme dans le domaine de la politique étrangère. En 1600, lorsque le navire hollandais De Liefde s’échoua sur le littoral de Kyûshû, il rencontra le deuxième lieutenant Jan Joosten van Lodensteijn et le navigateur anglais William Adams. Il les invita à Edo, où ils lui prodiguèrent des conseils en matière d’affaires étrangères, et il encouragea les échanges commerciaux avec la Hollande et l’Angleterre. Contrairement aux pays catholiques qu’étaient le Portugal et l’Espagne, ces deux pays protestants faisaient une distinction entre le commerce et les activités missionnaires. Un établissement de commerce hollandais entra en activité à Hirado en 1609, suivi par un établissement anglais en 1613.

Relief sculpté de Jan Joosten van Lodensteijn près de la gare de Tokyo. (Photothèque)
Relief sculpté de Jan Joosten van Lodensteijn près de la gare de Tokyo. (Photothèque)

Les négociants portugais transportaient la soie brute chinoise de Macao à Nagasaki, où sa vente leur rapportait de gigantesques profits. Pour mettre fin à cette situation, Ieyasu chargea en 1604 six marchands de Kyoto, Sakai et Nagasaki de former une association en vue de fixer à chaque printemps les prix des importations. Ils achetèrent, en gros et au prix qu’ils avaient décidé, la soie brute des Portugais et se la répartirent entre eux.

En 1610, Ieyasu envoya le marchand de Kyoto Tanaka Shôsuke en territoire espagnol, dans l’actuel Mexique, où il demanda la reprise des échanges avec l’empire espagnol à Luzon (aujourd’hui les Philippines). Ce commerce avait été interrompu après 1597, année de l’exécution par Hideyoshi de 26 missionnaires et croyants à Nagasaki.

Ieyasu relança également les relations diplomatiques avec la Corée après l’échec des tentatives d’invasion menées par Hideyoshi. Avec l’aide du clan Sô de l’île de Tsushima, les liens officiels furent rétablis en 1607, et la Corée décida finalement d’envoyer des missions diplomatiques au Japon pour les cérémonies de succession shogunale. Les relations officielles avec la Chine des Ming, alliée de la Corée contre Hideyoshi, ne furent pas restaurées, mais les marchands chinois débordaient d’activité à Hirado et Nagasaki.

Vers la fin de sa vie, toutefois, Ieyasu montra moins d’enthousiasme pour les relations avec l’étranger. Après avoir tacitement autorisé le christianisme pendant de nombreuses années, il l’interdit dans un premier temps en 1612 dans les territoires soumis au contrôle direct du shogunat, puis, l’année suivante, étendit cette prohibition à l’ensemble du pays. Dans le même temps, il ordonna la destruction des églises et l’expulsion des missionnaires, et contraignit les croyants à renier leur foi. On pense qu’il craignait que les envahisseurs espagnols et portugais se liguent avec les groupes de chrétiens japonais. En 1614, il exila avec ostentation plus de 300 chrétiens à Manille et Macao. Il est probable qu’il a changé de cap quand il s’est aperçu que les liens qu’il avait forgés avec la Hollande et l’Angleterre pouvaient se substituer aux liens avec le Portugal et l’Espagne. Après sa mort, Hidetada renforça encore les restrictions et, sous le règne de Iemitsu, le Japon inaugura la formule qui allait rester connue sous le nom de sakoku, ou « fermeture du pays ».

La fin de vie du shogun Tokugawa

Le discernement dont Ieyasu faisait montre s’étendait également au monde de la culture, comme en témoigne son lien avec Hon’ami Kôetsu, un artiste tokyoïte, connu pour son œuvre laquée Funabashi makie suzuri-bako (Écritoire à décor de pont flottant) et expert en calligraphie et en poterie. En 1615, Ieyasu lui fit don d’un terrain à Takagamine, au nord de Kyoto, sur lequel Kôetsu fonda un village d’artisans. Kôetsu entretenait des liens de proximité avec les peintres Tawaraya Sôtatsu et Ogata Kôrin, ainsi qu’avec le potier Ogata Kenzan, et c’est à Takagamine que l’épanouissement de la culture à l’ère Kan’ei (1624-1644) a pris sa source.

En 1616, Ieyasu tomba malade à l’issue d’une partie de chasse aux faucons. Certains attribuent sa maladie à une tempura de daurade, mais il semble probable qu’il avait un cancer de l’estomac. La médecine était le passe-temps favori d’Ieyasu, si bien qu’il ne tint pas compte des prescriptions de son médecin et préféra se fier à ses propres remèdes. Son état se détériora et il mourut le 1er juin à l’âge de 73 ans. Tout d’abord inhumé au sanctuaire Kunôzan, dans l’actuelle préfecture de Shizuoka, il fut déifié l’année suivante à titre posthume et ses reliques furent enchâssées au sanctuaire Nikkô Tôshôgû, dans l’actuelle préfecture de Tochigi.

Le Nikkô Tôshôgu est dédié à Tokugawa Ieyasu. (Pixta)
Le Nikkô Tôshôgû est dédié à Tokugawa Ieyasu. (Pixta)

Ieyasu, né à la période des royaumes combattants, a été retenu en otage pendant une bonne partie de sa jeunesse. Après avoir gagné son indépendance en tant que daimyô, il se constitua patiemment un territoire et, à mesure que s’accroissait sa puissance, devint un personnage-clef de l’époque de Hideyoshi. À 60 ans, ayant finalement acquis le pouvoir absolu, il fonda le shogunat Tokugawa. Il jeta les fondations d’une paix de plus de deux siècles qui couvrit toute la période d’Edo (1603-1868).

(Photo de titre : portrait de Tokugawa Ieyasu. Photo avec l’aimable autorisation du Saga Shaka-dô/Aflo)

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