Films à l’affiche

« Undercurrent » : la rencontre entre un réalisateur prolifique et un mangaka peu fécond

Cinéma Manga/BD

Le film Undercurrent est l’adaptation en prise de vue réelle du manga du même nom de Toyoda Tetsuya (paru également en français). Le réalisateur, Imaizumi Rikiya, réputé pour les portraits naturalistes et sensibles des personnages qu’il porte à l’écran, nous livre une œuvre très forte, après Call me Chihiro en 2023. Déjà son onzième film. Nous nous sommes entretenus avec ce cinéaste, extrêmement minutieux tout en donnant l’impression de ne suivre que son propre rythme, pour en savoir plus sur sa rencontre avec l’auteur du manga original, son attitude sur le plateau et d’autres aspects de son travail.

Imaizumi Rikiya IMAIZUMI Rikiya

Né en 1981 dans la préfecture de Fukushima. Il a fait ses débuts de réalisateur commercial en 2010 avec Tama no eiga (« Le film de Tama ») ; en 2013, Sad tea (« Thé triste ») a été sélectionné dans la section Japanese Film Splash du Festival international du film de Tokyo et a été acclamé par la critique ; en 2019, Ai ga nanda (« Qu’est-ce que l’amour ») a été un succès retentissant ; en 2023, le film Netflix Call me Chihiro sera distribué dans le monde entier pour une sortie en salles simultanée. Parmi les autres films importants, citons Ano koro. (« À l’époque », 2021), Machi no ue de (« Au-dessus de la ville », 2021), Neko ga nigeta (« Le chat s’est échappé », 2022), Madobe ni te (« Au coin de la fenêtre » 2022), entre autres.

Le manga Undercurrent de Toyoda Tetsuya a été prépublié dans le magazine Gekkan Afternoon pendant un an à partir d’octobre 2004 ; le volume entier est sorti en novembre 2005 et en était à sa 18e ré-impression en juin 2023.

Traduit et publié en France en 2009, il a fait partie de la sélection officielle du Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême. De nombreux autres pays ont suivi, et cette année, le réalisateur Imaizumi Rikiya a adapté ce chef-d'œuvre en prises de vue réelles.

Kanae (Maki Yôko) dirige un établissement de bains publics. Un jour, son mari Satoru (Nagayama Eita) disparaît. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Kanae (Maki Yôko) dirige un établissement de bains publics. Un jour, son mari Satoru (Nagayama Eita) disparaît. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

L’héroïne, Kanae, gère avec son mari l’établissement de bains publics qu’elle a hérité de son père. Un jour, son mari Satoru disparaît lors d’un voyage avec le syndicat des professionnels de bains publics. Kanae ferme l’établissement pendant un certain temps, mais finit par rouvrir après avoir recruté un employé, Hori, qui lui a été présenté par le syndicat. Il est enthousiaste à propos de son travail, mais c’est un homme peu loquace et sombre. Kanae est finalement présentée à un détective par une amie, qui enquête sur la disparition de son mari.

Dès le début, le manga a eu la réputation auprès des lecteurs d’être composé comme un film. Imaizumi, qui n’est pas lui-même un grand lecteur de mangas ni même de romans a été immédiatement séduit.

IMAIZUMI RIKIYA  C’était à la fois limpide et passionnant. Mais précisément pour cette raison, c’était difficile. Je ne savais pas trop comment l’adapter en film en prise de vue réelle. La seule chose que je savais, c’est que je voulais le faire.

Kanae retrouve une amie de l'université (Eguchi Noriko), qui lui parle d’un détective. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Kanae retrouve une amie de l’université (Eguchi Noriko), qui lui parle d’un détective. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

La première rencontre

En fait, ce n’est pas la première fois qu’une adaptation cinématographique du manga de Toyoda est envisagée. L’idée a fait surface à plusieurs reprises dans le passé, mais n’avait pas réussi à franchir l’obstacle de l’autorisation de l’auteur. Celui-ci a fait ses débuts en 2003, mais en 20 ans il n’a publié qu’une dizaine d’histoires courtes, Undercurrent étant son seul manga de quelque longueur. Très mystérieux, il n’est jamais apparu dans les médias.

À vrai dire, la proposition d’adaptation d’Imaizumi non plus ne s’est pas présentée au meilleur moment. En effet, à cette période, Toyoda travaillait sur les illustrations du recueil de nouvelles de Murakami Haruki, Première personne du singulier, et avait autre chose en tête.

Il s’est donc passé un certain temps avant que Toyoda réponde. Quand soudain, Imaizumi reçoit un message directement du mangaka pour lui proposer de se rencontrer, juste tous les deux.

Tout s’était décidé lorsque Toyoda, qui n’a pas la télévision, avait entendu par hasard la voix d’Imaizumi à la radio. Ce jour-là, le réalistateur était invité à distance pour participer à une émission, mais en raison des mauvaises conditions du Wi-Fi chez lui, il a ouvert son ordinateur dans un jardin public et s’est connecté au studio. Quand Toyoda a entendu la « voix pathétique » d’Imaizumi qui parlait sous la pluie, cela l’a immédiatement décidé à visionner l’un de ses films.

I.R.  Lors de cette rencontre, Toyoda a commencé par me demander : « Vous êtes sûr que ça a un intérêt d’en faire un film ? » Et moi, je ne suis pas vraiment du genre à dire « Je vous promets de le rendre intéressant », alors j’ai répondu : « Ouais, bonne question… »  Nous avons fini par parler pendant environ quatre heures en buvant le thé.

Pour que les personnages de l’histoire originale « ne sentent pas mal à l’aise »

Imaizumi est l’un des réalisateurs les plus prolifiques du cinéma japonais récent. En revanche, Toyoda est considéré comme un méditatif, très loin de l’image du mangaka à succès qui produit ses œuvres en masse avec des assistants. Quel est le point commun entre ces deux hommes, qui ont en outre 15 ans de différence d’âge ?

I.R.  Je pense que nous sommes tous les deux d’avis qu’il existe certaines choses qui ne peuvent être exprimées que par certaines personnes. Je parle de celles qui ne peuvent pas exprimer des sentiments de joie, de colère, de tristesse et de bonheur de manière naturelle. Par exemple, nous pouvons décrire les soucis de quelqu’un sans avoir besoin d’en faire des tonnes et de raconter toutes les difficultés à surmonter... Aussi, nous ne considérons pas la solitude et la tristesse comme nécessairement négatives.

Kanae compte sur Hori (Iura Arata), qui lui a été présenté par le syndicat des bains publics après la disparition de son mari, pour que les bains publics restent ouverts.(©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Kanae compte sur Hori (Iura Arata), qui lui a été présenté par le syndicat des bains publics après la disparition de son mari, pour que les bains publics restent ouverts.(©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

Une demande de Toyoda a particulièrement impressionné Imaizumi : « Essayez de faire en sorte que les fans de l'œuvre originale et les personnages ne se sentent pas mal à l’aise. »

I.R.  Je comprends qu’on soit conscient des fans de l'œuvre originale. Je pense effectivement que quand on adapte un manga en film de prises de vue réelles, le minimum est que l’auteur et ses lecteurs l’apprécient. Mais les personnages aussi ? C’était trop beau pour être vrai !

Les deux hommes ont également évoqué un hypothétique casting des personnages. Toyoda lui a appris que le personnage de Yamazaki, le détective qui recherche le mari disparu de Kanae, avait été conçu sur le modèle de Lily Franky, alors même qu’à l’époque de la prépublication du manga, en 2004, Lily Franky était loin d’être la star qu’il est devenu depuis. Il a dû être surpris de voir son modèle idéal jouer le rôle de Yamazaki pour de vrai dans le film !

Kanae est présentée au détective Yamazaki (Lily Franky), une personnalité douteuse.  (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Kanae est présentée au détective Yamazaki (Lily Franky), une personnalité douteuse. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

À la recherche de ce qui dépasse l’imagination

La distribution s’est fixée dès la pré-production, Maki Yôko interprétant le personnage principal, Kanae. Cette dernière est une femme que les habitués de ses bains publics qualifient de « forte volonté », mais qui, au fond d’elle-même, est hantée par un événement survenu dans son lointain passé. Maki était fan du manga depuis longtemps et était très motivée pour le rôle.

Une tension s’est développée entre le réalisateur et Maki en raison de leurs interprétations différentes du rôle. Cela a donné le ton du film.

I.R.  J’étais parti sur une idée un peu plus légère. Je pensais que Kanae avait oublié des choses de son passé, qui lui revenaient peu à peu, dans ses rêves et ainsi de suite. Alors que Maki a pris le parti d’axer son personnage sur : « je n’ai jamais oublié » et « je ne vis pas un instant sans y repenser ». C’est ce qui donne au film toute son ambiance.

Les plus subtils tressaillements au plus profond du cœur de Kanae apparaissent dans les très légers changements d'expression du visage de Maki Yôko. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Les plus subtils tressaillements au plus profond du cœur de Kanae apparaissent dans les très légers changements d’expression du visage de Maki Yôko. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

Iura Arata joue Hori, l’homme mystérieux qui vient trouver Kanae, et Nagayama Eita joue son mari disparu, Satoru. Les acteurs avaient chacun leur propre opinion, et c’est grâce à cela que les interactions sur le plateau ont créé quelque chose qui dépasse toute prévision.

I.R.  Il y a un avantage à ce que l’avis du réalisateur ne soit pas absolu : on peut réfléchir ensemble. Dans ce film, aucun membre de la distribution ne donne l’impression d’être supérieur à son personnage. Je ne suis pas attiré par les acteurs techniques. Plusieurs scènes n’ont pu advenir que dans l’émotion du face à face avec l’autre. Comment font-ils cela, je n’en sais rien, mais ils ont eu ces expressions sans que j’ai eu à les diriger en détail.

Kanae, qui semble calme au début, laisse apparaître ses fêlures après un incident. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Kanae, qui semble calme au début, laisse apparaître ses fêlures après un incident. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

Il en va de même pour le montage, qui ne recherche jamais le convenu.

I.R.  C’est gênant à dire, mais c’est toujours après le montage, quand tout est bout à bout, que je comprends le film. Et comme par hasard, il est beaucoup plus intéressant que ce que je m’imaginais vouloir faire à l’origine. C’est pour cela qu’un film est une œuvre collective.

Plusieurs scènes sont tournées, plusieurs formes, y compris des plans de coupe. C’est au montage que les choix sont faits.

I.R.  Je ne veux pas chercher à impressionner le spectateur par des punchlines en gros plan ou en renforçant l’émotion par une musique expressionniste. S’il fallait que je décide de tout ce qui apparaît à l’écran, je n’aurais même pas envie de faire un film. Comment pourrais-je m’émouvoir ? Il m’arrive d’avoir à respecter les souhaits de la production. Et en fait j’aime ces bagarres que j’ai chaque fois avec le producteur. Même si pour celui-ci, on m’a laissé à peu près libre de faire ce que je voulais.

Le détective Yamazaki s’avère plus malin qu’il n’en avait l’air. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
Le détective Yamazaki s’avère plus malin qu’il n’en avait l’air. (©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

Confiance et satisfaction

Le film dans son ensemble est très fidèle à l’original, y compris dans les dialogues, sauf la scène finale qui est très audacieuse.

I.R.  Le manga original a une fin parfaite, alors j’hésitais : dois-je la laisser telle quelle ou au contraire ajouter quelque chose. Chaque fois que je prépare un film, je revois des films qui me semblent utiles comme références pour la température, le ton. Pour Undercurrent, j’ai regardé les films des frères Dardenne, dont les films sont souvent dérangeants et tendus. J’ai notamment pris exemple sur La promesse (1996) pour la scène finale.

Comme le suggère le titre (Undercurrent, « courant sous la surface »), le motif de l’eau est présent tout au long du film, y compris bien sûr dans le décor des bains publics. C’était aussi la première fois que le réalisateur tournait des scènes sous l’eau.

(©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
(©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

I.R.  Je ne suis pas très doué pour exprimer quelque chose de purement visuel, ou je n’ai pas assez d’expérience, alors j’ai presque entièrement laissé le cameraman s’en charger. S’il s’était agi d’un scénario original sur une tranche de vie, j’aurais tout filmé de manière directe, sans même de flash-backs. Et cette noirceur du ton, je peux dire que c’est la première fois que je fais un film de ce genre... et je ne sais toujours pas de quoi il s’agit.

Imaizumi Rikiya semble être un cinéaste qui, tout en oscillant entre diverses hésitations, apprécie le processus de changement en discutant avec ses acteurs et son équipe. Pour ce film en particulier, de nombreux dilemmes ont été surmontés grâce à la confiance établie avec l’auteur original de l’histoire.

I.R.  Toyoda a dit qu’il me laissait faire à ma guise, ce dont je lui ai été très reconnaissant. Cependant, je pouvais aussi le consulter sur le scénario y compris sur le plateau lorsque j’avais une hésitation. La communication passait directement avec lui, de sorte que je n’hésitais pas à lui dire : « J’ai un problème avec un truc... ». Les commentaires de Toyoda, publiés quand le film est sorti, étaient également sincères, pas désinvolte genre « c’est intéressant ». J’ai ressenti le respect des fans de l’œuvre originale et de son créateur. On comprend pourquoi il n’est pas prolifique. C’est une personne qui crée avec un grand sens de l’engagement.

(Photographies d’interview : Igarashi Kazuharu)

(©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)
(©Tetsuya Toyoda/Kôdansha © Comité de production Undercurrent 2023)

Le film

  • Œuvre originale : Undercurrent, de Toyoda Tetsuya
  • Réalisateur : Imaizumi Rikiya
  • Scénario : Sawai Kaori, Imaizumi Rikiya
  • Casting : Maki Yôko, Iura Arata, Lily Franky, Nagayama Eita
  • Année : 2023
  • Site officiel : https://undercurrent-movie.com/

Bande-annonce

manga film cinéma réalisateur