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Les chats du sanctuaire Gokô-gû : Sôda Kazuhiro observe la coexistence avec la communauté locale

Cinéma

Le réalisateur Sôda Kazuhiro a observé silencieusement la coexistence entre les quelques dizaines de chats vivant autour d’un sanctuaire shintô et les humains à proximité. Ce spécialiste reconnu du documentaire d’observation partage avec nous sa vision du monde.

Sôda Kazuhiro SODA Kazuhiro

Documentariste. Né en 1970 à Ashikaga, dans la préfecture de Tochigi. Il étudie les religions et leur histoire à l’Université de Tokyo, puis il part aux États-Unis où il fait des études de cinéma à la School of Visual Arts de New York. Il a réalisé à ce jour onze documentaires longs métrages, qui lui ont valu une renommée internationale. Parmi ses films primés, Senkyô (Élections), sorti en 2007, qui a obtenu le Peabody Award, Seishin (Mental), sorti en 2008, salué par le Festival international de Busan et par le prix du meilleur documentaire au Festival international du film de Dubai. Il est aussi l’auteur de neuf livres, dont le plus récent est un essai photographique intitulé Neko sama (Sa Majesté le chat).

Après avoir terminé ses études à l’Université de Tokyo, Sôda Kazuhiro part pour New York, où il étudie le cinéma à la célèbre School of Visual Arts. À partir de 2007, il se lance dans la réalisation de documentaires d’observation, c’est-à-dire sans scénario, et sans aucun commentaire sur ce qui est montré. Son travail est surtout reconnu en dehors du Japon.

« Les Chats du sanctuaire Gokô-gû » (Gokô-gû no neko), son premier film en quatre ans, a été projeté avant sa sortie en salle au Japon dans de nombreux festivals, à commencer par celui de Berlin, et il a été très bien accueilli partout. Il s’agit de son dixième documentaire d’observation mais de sa première réalisation depuis son départ en 2021 de New York après 27 ans là-bas, pour s’installer à Ushimado, dans la préfecture d’Okayama, au sud-ouest de l’île principale du Japon.

Le port d'Ushimado sur la mer Intérieure
Le port d’Ushimado sur la mer Intérieure

Pourquoi diriger l’objectif sur des chats ?

Sôda a réalisé deux films à Ushimado, le village natal de la mère de sa femme, Kashiwagi Kiyoko, qui est aussi la productrice de ses films. Le sanctuaire Gokô-gû qui est au cœur de son dernier documentaire se trouve près du port d’Ushimado. Plusieurs dizaines de chats errants s’y sont installés, et Sôda nous dit que ces dernières années, des touristes viennent dans le bourg spécifiquement pour les voir.

Ces chats au beau pelage paraissent tous bien nourris. Outre ce que leur donnent à manger les visiteurs et les habitants, les personnes qui pêchent sur la digue leur offrent les poissons dont elles ne veulent pas. Le sanctuaire leur fournit de nombreux endroits où s’abriter des éléments. Mais quand on regarde attentivement ces chats, on remarque que la plupart ont un « V » découpé au bout d’une oreille. Cela signifie qu’ils ont été castrés dans le cas de mâles, et stérilisés dans le cas des femelles, dans le cadre d’une initiative connue sous son acronyme anglais, TNR (Trap, Neuter, Return), capturer, stériliser, relâcher.

Gokô-gû, un sanctuaire shintô d'Ushimado
Gokô-gû, un sanctuaire shintô d’Ushimado

C’est cette initiative qui a conduit Sôda à tourner dans ce sanctuaire. Kashiwagi Kiyoko, qui est l’une des bénévoles du programme TNR, lui a parlé d’une opération de « capture générale » sur le point d’être menée, et il a décidé de la filmer. Cela a constitué le point de départ du documentaire. Il a procédé suivant le principe du cinéma d’observation, en filmant ce qui se passait, sans avoir fait aucune recherche préliminaire.

« Je découvre toujours le thème de mes films a posteriori. Cette fois-ci encore, j’ai commencé à tourner sans savoir si j’allais en faire quelque chose, uniquement avec l’envie de filmer et de voir ce qui se passerait. »

Lui qui a toujours été familier des chats a sa propre théorie à leur sujet : « Les chats n’appartiennent à personne, et une ville où vivent beaucoup de chats errants est une ville où l’on vit bien ».

Les chats d'Ushimado se laissent caresser par les enfants.
Les chats d’Ushimado se laissent caresser par les enfants.

« Je souhaite que notre société soit assez généreuse, assez accommodante, pour accepter les chats. À mon avis, si c’est le cas, elle sera aussi capable d’accueillir des gens qui se sont écartés d’elle. Une société incapable de le faire exclura probablement les SDF et les éléments hétérogènes. Et pour ma part, je ne suis absolument pas convaincu que cela nous apporte le bonheur. »

Les chats, un sujet tabou à Ushimado

En réalité, Sôda n’est pas partisan à 100 % de l’initiative TNR. Et il a conscience que celle-ci constitue une violence contre les chats à qui on impose le contrôle des naissances car cela arrange les êtres humains qui coexistent avec eux.

« En habitant à Ushimado, on devient l’ami des chats. Si un ami a faim, s’il est dans l’embarras, il n’y a rien de plus humain que de vouloir l’aider. Mais parmi les habitants, il y a des gens qui ne sont pas d’accord pour qu’on nourrisse les chats errants. On est donc contraint de le faire discrètement. L’initiative TNR est une mesure de compromis destinée à convaincre tous ceux qui se plaignent des dommages causés par les chats. Mais si on la met en pratique jusqu’au bout, les chats disparaîtront, et mes sentiments à cet égard son extrêmement complexes. »

Des chats capturés dans le cadre de l'initiative TNR.
Des chats capturés dans le cadre de l’initiative TNR.

Tout en montrant les paysages idylliques de ce petit port sur la mer Intérieure, le film s’approche imperceptiblement du cœur des problèmes qu’affronte cette communauté.

« Parler de chats à Ushimado est bien entendu tabou. Il y a deux groupes : les gens qui en prennent soin, et les gens qui les voient comme un problème. On ne discute jamais ouvertement du sujet. Réaliser un film dans un tel contexte était prendre de très grands risques. »

Les enfants n’ont pas de problème avec les chats.
Les enfants n’ont pas de problème avec les chats.

La méthode Sôda du documentaire consiste à briser les tabous et à se rapprocher de l’objet quels que soient les risques. Elle n’a pas changé depuis Senkyô (Élections), ce film dans lequel il a réussi à pointer le cœur de la démocratie à la japonaise en suivant de très près une campagne électorale au conseil municipal de la ville de Kawasaki. Nous pouvons aussi parler de Seishin (Mental) qui s’approchait de la « condition mentale » des gens d’aujourd’hui, en écoutant ce que disaient les médecins et les patients d’une clinique psychiatrique de province, et les autres soignants.

« Sortir un film de ce genre, c’est prendre des risques prévisibles. Par exemple, que les chats en subissent les conséquences, ou qu’encore plus de chats soient abandonnés... Mais je crois aussi qu’il y existe un sens plus élevé. Même si j’aborde des tabous, je ne fabrique pas mon documentaire autour d’une histoire qui reflète mon thème. Je ne filme que les événements apparus naturellement à la surface. Cette fois-ci aussi, c’est en tournant que s’est dessiné le thème de la communauté. »

Le sanctuaire shintô conçu comme un espace public

Soda a découvert dans la communauté d’Ushimado « la forme que devrait prendre la société » pour résoudre de façon souple les antagonismes.

« Ici, il n’arrive presque pas que des antagonismes apparaissent tout d’un coup, et même lorsque les opinions exprimées divergent, on ne recherche pas de conclusion définitive. J’ai l’impression qu’il existe en ce lieu une sorte de sagesse vivante. On peut maintenir des relations avec des gens qui ont des avis opposés, n’est-ce pas ? C’est très différent de la mentalité et de l’attitude qui semblent être celles vers lesquelles on se dirige aujourd’hui, qui séparent les gens en deux blocs, alliés et ennemis… Des ennemis que l’on attaque de toutes ses forces.

Les habitants rassemblés dans l'espace de détente d'une vielle maison reconstruite n'ont pas tous la même opinion sur les chats.
Les habitants rassemblés dans l’espace de détente d’une vielle maison reconstruite n’ont pas tous la même opinion sur les chats.

Sôda s’est aperçu que le sanctuaire shintô jouait le rôle d’espace au centre de la communauté d’Ushimado. Il nous explique que cette découverte a été la force motrice au début du tournage.

« J’ai passé deux ou trois jours à surveiller le sanctuaire Gokô-gû et je me suis rendu compte que différentes personnes y venaient pour différentes raisons. Un sanctuaire shintô, c’est un espace collectif très étrange car n’importe qui peut y venir à sa guise. Pour les habitants, c’est aussi un lieu où ils trouvent du réconfort spirituel. Des non-résidents s’y rendent aussi, on croise donc ceux d’ici et ceux d’ailleurs. Et peu à peu, je réalise que les chats aussi s’y installent. »

Des chats s'abritent de la pluie sous le toit protégeant le panneau présentant l'histoire du sanctuaire.
Des chats s’abritent de la pluie sous le toit protégeant le panneau présentant l’histoire du sanctuaire.

À travers ses découvertes successives lors du tournage, Sôda s’est mis à aborder des sujets remettant en question la société moderne.

« Peu importe ce qu’on découvre, je veux être le premier étonné. En réalisant un documentaire, je veux vivre une expérience qui brise la vision du monde que j’avais jusqu’alors. C’est inhérent à l’acte d’observer. Parler de ces thèmes n’est que le résultat de cette démarche. »

Il n’empêche que le choix subjectif du réalisateur pénètre nécessairement dans ces thèmes.

« Il arrive que le sens commun rende la vie difficile ou soit à l’origine d’antagonismes. Moi, je cherche inconsciemment quelque chose pour le renverser. J’ai du mal à vivre avec les valeurs de la société contemporaine, cette recherche du toujours plus, plus vite, plus fort, et cela fait longtemps que je suis conscient de ce problème. »

La quintessence du cinéma d’observation

Des découvertes, il s’en produit aussi au moment du montage. Il serait plus juste de dire que c’est en montant que la réflexion se fait, ce qui conduit à la découverte du thème.

« Je ne décide pas du ou des thèmes avant le montage. Parce que cela me ferait utiliser le matériau que j’ai en fonction du thème, et empêcherait la découverte. »

Sôda commence toujours le montage en combinant environ quatre-vingts scènes qu’il a trouvées intéressantes, dans la première version.

« La première version est toujours parfaitement inintéressante. Au point tel qu’en la visionnant, Kashiwagi et moi, on a parfois les yeux qui se ferment (rires). Constater que j’ai filmé toutes ces choses sans intérêt me donne vraiment envie de mourir. Mais hors de question de me laisser envahir par ce genre de sentiments ! Parce que je sais qu’au début, c’est toujours comme ça. C’est en supprimant et ajoutant des passages, en changeant l’ordre encore et encore que les découvertes se font. Le fil conducteur se présente à un moment, tout à coup. »

Les chats adorent les pêcheurs.
Les chats adorent les pêcheurs.

Pour finir, nous avons demandé à ce réalisateur qui travaille pour arriver à de tels instants, ce qu’était la quintessence du cinéma d’observation. Est-il possible de filmer sans avoir de plan, avec une totale franchise ?

« C’est difficile, vous savez ! Et comme répéter ce qui a marché autrefois est assez simple, j’ai la tentation de me réfugier dans un rythme connu. Mais le risque est d’aboutir à une harmonie prévue, aucune découverte ne sera possible. Et l’observation est la méthode pour éviter de le faire. J’observe. Je regarde attentivement, j’écoute attentivement. Si je reviens à ce point de départ, je ferai nécessairement des découvertes, et il me suffira d’en faire un film. D’après ma femme, je suis totalement incapable d’observer la vie de tous les jours, c’est une chance pour moi d’être devenu réalisateur ! », conclut-il en riant.

(Photos d’interview : Hanai Tomoko. Toutes les images du documentaire © 2024 Laboratory X, Inc)

© 2024 Laboratory X, Inc
© 2024 Laboratory X, Inc

Le film

  • Réalisation : Sôda Kazuhiro
  • Production : Kashiwagi Kiyoko
  • Année : 2024
  • Site officiel : https://gokogu-cats.jp/

Bande-annonce

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