« Sham » : le grand Miike Takashi explore la frontière entre vérité et mensonge
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Sous une pluie battante, un professeur se rend en pleine nuit chez le tuteur d’un élève. La mère, d’une beauté discrète, l’accueille poliment et lui sert un café. Le professeur souhaite parler du fils, qui pose des problèmes en classe.
Au fil de la conversation, la mère révèle que l’enfant a des origines étrangères, et le professeur en vient à croire que son comportement découle du fait qu’il n’est pas « purement japonais ». Dès lors, ses propos deviennent discriminatoires, son attitude agressive, jusqu’à la violence physique. L’angoisse de la mère grandit à mesure que la tension monte.

L’instituteur Yabushita, interprété par Ayano Gô, est accusé d’avoir maltraité Takuto, joué par Miura Kira.
C’est ainsi que s’ouvre Sham, le nouveau film de Miike Takashi. Mais la question se pose d’emblée : jusqu’à quel point cette scène est-elle vraie ? La vérité dépend-elle uniquement de celui qui raconte l’histoire ? D’emblée, Miike sème le doute dans l’esprit du spectateur.
Réalisateur japonais parmi les plus connus dans le monde, Miike est réputé pour ses scènes de violence extrême et ses œuvres audacieuses qui bousculent les genres. Beaucoup associent son nom à Audition, Ichi the Killer ou 13 Assassins, mais il a signé plus de cent films d’une grande variété, explorant le registre humoristique, la comédie musicale, l’horreur, l’action... Il est bien difficile de trouver un genre auquel il ne se soit pas essayé.

Ritsuko, jouée par Shibasaki Kô, explique les violences subies par son fils de la part de l’enseignant.
Le fossé entre médias et réalité
Cette fois, Miike s’attaque à un registre rare pour lui : le drame social. Il y croise des thématiques sensibles pour le public japonais : l’école, le harcèlement et le stress post-traumatique, les parents étouffants, le rôle des médias. En toile de fond, une affaire réelle survenue à Fukuoka en 2003, mais que Miike refuse de qualifier d’« histoire vraie ». Pour lui, il est essentiel de distinguer « vérité » et « cinéma ».
« J’ai lu le livre consacré à cette affaire (Detchiage : Fukuoka satsujin kyôshi jiken no shinsô de Fukuda Masumi, 2007). C’était fascinant. Sans ce travail d’enquête, je n’aurais pas pu faire ce film. Tourner une œuvre adaptée d’une histoire vraie prend des années. Il faut interviewer les personnes réelles qui ont inspiré les personnages, recueillir leur accord… Et si elles sont encore vivantes, il faut obtenir leur approbation. Nous n’avions pas ce temps-là. »
Il n’est pas étonnant d’entendre Miike parler du manque de temps : depuis ses débuts sur grand écran en 1995, il tourne à un rythme effréné, parfois trois ou quatre films par an, sans jamais sacrifier la qualité. Rares sont les cinéastes capables d’enchaîner à un rythme aussi soutenu.
Dans Sham, le récit repose sur la version des parents de Takuto : selon eux, son professeur Yabushita a commencé par l’insulter avant de le frapper en classe. L’enfant présente des blessures et des symptômes de stress post-traumatique. Sa mère, Ritsuko, contacte alors le journaliste à scandales Narumi (Kamenashi Kazuya), qui flaire aussitôt le scoop et harcèle Yabushita. Ses articles finissent par influencer l’opinion publique sur ce qui s’est réellement passé et sur les responsabilités.

Le journaliste à scandales Narumi révèle l’identité de Yabushita et l’accuse publiquement de violences.
« Peut-être que le problème ne vient pas seulement des médias, dit Miike. C’est aussi du côté du consommateur, qui absorbe l’information et entretient cette atmosphère. Les tabloïds cherchent à vendre en misant sur le sensationnalisme, et d’un point de vue économique, c’est presque inévitable. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, l’information nous submerge et change d’un instant à l’autre, et nous pouvons finir par blesser quelqu’un sans même s’en rendre compte. Je ne pense donc pas que le problème soit uniquement lié aux médias traditionnels. Voilà ce qui m’a frappé en lisant le livre. »
Des acteurs au sommet
Pour raconter cette pesante histoire, Miike adopte un ton sobre, à l’opposé du rythme haletant et sanglant de ses films les plus célèbres. Mais la peur est bien là : une peur enracinée dans la réalité, celle de la brutalité humaine.

L’enfant et ses parents intentent un procès à la ville de Fukuoka et à l’enseignant, avec le soutien d’une équipe d’avocats forte de 500 membres.
Pas d’effets sensationnels, pas d’humour salvateur : le spectateur est contraint d’affronter de plein fouet l’implacable cruauté de l’humain. Le jeu parfait des acteurs maintient la tension pendant plus de deux heures.
Miike déclare : « J’essaie de filmer sans passion excessive, sans imposer une idée. Je n’utilise pas la musique pour manipuler l’émotion, je ne cherche pas absolument à tirer les larmes du spectateur. Idem pour le jeu : je laisse de l’espace aux acteurs, mais je veux qu’ils restent sobres, sans surjouer. »
Les deux têtes d’affiche livrent une danse de maîtres, parfaitement équilibrée, avec juste ce qu’il faut de distance. Shibasaki Kô, en mère de l’élève victime, parvient à transformer une scène d’un simple regard, et même dans sa retenue, sa richesse de jeu suscite l’admiration. Face à elle, Ayano Gô élève encore le niveau dans le rôle du professeur, déployant une intensité et une humanité qui contrastent puissamment avec sa partenaire.

Il s’agit de la troisième collaboration entre Shibasaki et Miike.
Miike détaille sa méthode de direction : « Les acteurs sont scrutés de toutes parts par les médias. Il est certain qu’ils se sentent isolés plus que quiconque. Et pourtant, ils trouvent la force de se lever chaque matin pour jouer devant le public. Cette expérience de la vie leur a donné, à mon humble avis, une compréhension instinctive de ces rôles. Si je leur avais tout expliqué par les mots, j’aurais pris le risque de les pousser à surjouer, mais chez eux, tout est venu naturellement. »
Le reste de la distribution, notamment Kamenashi Kazuya (le journaliste) et Kobayashi Kaoru (l’avocat), ajoute encore à la qualité de l’ensemble.

L’avocat Yugamidani, interprété par Kobayashi Kaoru, reprend la défense de Yabushita.
L’universel à travers le local
Malgré sa qualité, Sham risque de dérouter les spectateurs étrangers, parce qu’il s’appuie sur des codes sociaux japonais. L’exemple de l’excuse publique, utilisée uniquement afin de se sortir d’un problème (et qui entraîne l’affaire vers une inévitable conclusion dans le film) est typiquement japonais et pourrait sembler incompréhensible ailleurs.
« D’ordinaire, on cherche à rendre une œuvre accessible au plus grand nombre. Mais au cinéma, même les récits très locaux trouvent un écho. Prenons par exemple Une affaire de famille de Kore-eda (2018). Cette histoire de voleurs à l’étalage est parvenue à toucher le public du monde entier malgré les différences de codes. En temps normal, les gens n’ont pourtant aucune idée de la manière dont ces personnes peuvent vivre, ou de leur manière de penser. Mais même sans saisir tous les détails, une réalité s’impose et résonne. C’est peut-être cela, le secret d’une œuvre vraiment universelle : partir d’une cible locale. Alors oui, certains spectateurs hors du Japon seront perdus, mais c’est ainsi. Je ne changerai rien pour ça. »

Yabushita est contraint de s’excuser publiquement devant les parents d’élèves.
La mention du film de Kore-eda évoque une autre œuvre du même réalisateur : Monster (2023). Comme Sham, elle traite des violences scolaires et interroge la vérité selon celui qui la raconte.
Mais cette comparaison évidente me semble un peu simpliste. L’écho le plus fort, selon moi, est à chercher du côté du Hara-kiri : mort d’un samouraï de Miike (2011). Relecture d’un classique de Kobayashi Masaki (1962), sublimée par la musique de Sakamoto Ryûichi, ce film en 3D avait été le premier à être présenté à Cannes.

Le seul salut de Yabushita est le soutien de son épouse, Nozomi, jouée par Kimura Fumino.
Sham partage avec Hara-Kiri sa structure, son ton et l’angoisse qu’il instille. Les deux films dépeignent une violence contenue, sans fantômes ni surnaturel, mais dont l’espace horrifique est occupé par la brutalité nue de l’existence humaine. N’est-ce donc pas ce qui nous terrifie le plus ?
Les cinéphiles devront mettre de côté leur image habituelle des films de Miike. Certes, il n’est pas question ici de provoquer le choc d’Ichi the Killer (2001), projeté avec des sacs à vomi au Festival international du film de Toronto tant il secouait le public. Il s’agit plutôt d’une expérience « à la Miike », inédite et unique en son genre.
Le film
- Réalisation : Miike Takashi
- Casting : Ayano Gô, Shibasaki Kô, Kamenashi Kazuya, Ôkura Kôji, Kobayashi Kaoru
- Année : 2025
- Site officiel https://www.detchiagemovie.jp/
Bande-annonce
(Photos d’interview © Hanai Tomoko. Toutes les images du film © 2007 Fukuda Masumi / Shinchôsha © 2025 Sham Production Committee)




