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« Monster » : Kore-eda Hirokazu et la recherche de la vérité

Cinéma Société

Monster, le dernier film du célèbre réalisateur Kore-eda Hirokazu qui a remporté deux prix au Festival de Cannes est maintenant en salles au Japon. L’histoire se déroule au sein de la petite ville de Suwa, dans la préfecture de Nagano, où un incendie apparemment d’origine criminelle vient d’avoir lieu. Quel « monstre » se cache derrière le quotidien de cette tranquille bourgade ?

Collaboration avec un maître du scénario

Monster, qui était en compétition au festival de Cannes (16-27 mai 2023), a remporté la « Queer Palm », un prix qui depuis 2010 récompense un des films du festival pour son traitement de la question LGBTQ. Les films de toutes les sélections cannoises peuvent être lauréats, mais les cinq juges de 2023 ont apparemment choisi Monster à l’unanimité. De nombreux spectateurs penseront pourtant que ce n’est peut-être pas là la principale thématique du film.

C’était avant qu’il ne soit récompensé, mais le réalisateur lui-même expliquait lors d’une conférence de presse suivant la projection à Cannes : « Je ne pense pas que ce soit la problématique principale de mon film ». Kore-eda préférait visiblement que les spectateurs puissent découvrir son long-métrage sans à priori.

Monster remporte le prix du meilleur scénario au Festival de Cannes. Kore-eda Hirokazu le réalisateur reçoit le prix au nom du scénariste Sakamoto Yûji alors rentré au Japon. (© 2023 Kaibutsu Production Committee)
Monster remporte le prix du meilleur scénario au Festival de Cannes. Kore-eda Hirokazu le réalisateur reçoit le prix au nom du scénariste Sakamoto Yûji alors rentré au Japon. (© 2023 Kaibutsu Production Committee)

Le film a reçu un deuxième prix pour le scénario de Sakamoto Yûji. Comme il a déjà été largement souligné, c’était la première fois depuis 1995 que Kore-eda réalisait un film sur le scénario d’un autre auteur. Pour Maborosi, son premier long-métrage de fiction, il avait en effet choisi d’adapter le roman éponyme de Miyamoto Teru. Cette fois, Sakamoto était à l’initiative du film, c’est lui qui a sollicité Kore-eda.

Le projet lui a été présenté en décembre 2018, sept mois après que son film Une Affaire de famille ne remporte la Palme d’or à Cannes. Le réalisateur venait de mettre à profit les quelques mois qui s’étaient écoulés depuis son prix pour s’atteler à un nouveau défi : tourner son nouveau film en France, avec une équipe et des acteurs majoritairement français comme Catherine Deneuve et Juliette Binoche. Ce sera La Vérité, sorti en 2019.

Kore-eda a immédiatement été séduit par le script de Sakamoto. Il semble en avoir tout de suite vu le potentiel narratif alors que lui-même commençait à sentir les limites de ses propres scénarios. « Il y a beaucoup de personnages que je n’aurais pas pu écrire », aurait-il déclaré à la lecture du script. Après deux films tournés à l’étranger (La Vérité en France et Les Bonnes étoiles, réalisé en Corée en 2022), Monster marque le retour de Kore-eda au Japon, et comme à chaque nouveau projet, on sent dans ce dernier film, la volonté du réalisateur de s’atteler à un challenge.

La chasse aux « monstres » invisibles

(© 2023 Kaibutsu Production Committee)
(© 2023 Kaibutsu Production Committee)

Tourner sur le scénario d’un autre auteur a également permis à Kore-eda de faire évoluer sa mise en scène ainsi que sa direction de comédiens. Célèbre dans le passé pour sa façon de dicter sur le vif les répliques à ses enfants acteurs, il a pour ce film choisi une approche plus conventionnelle en donnant les scénarios à l’avance. Pourtant, tout au long du tournage, il a fréquemment apporté des modifications de dernière minute au scénario.

En décalage avec les orientations originelles du script, ses adaptations ont permis de créer une tension dramatique, le réalisateur a opté pour une composition en boucle basée sur des points de vue narratifs croisés. Dès ses premiers documentaires, Kore-eda a tout au long de sa carrière montré une fascination voire une obsession pour ce que l’on pourrait résumer en ces termes : Qu’est-ce que la vérité ? Un présupposé sous-tend d’ailleurs cette question, il n’existe jamais une version unique de la vérité. Monster est peut-être le film de Kore-eda le plus profondément marqué par cette vision du monde.

L’histoire est celle d’une mère célibataire et de son fils unique. Saori (Andô Sakura) a perdu son mari et vit désormais avec Minato (Kurokawa Sôya), son fils de 11 ans. Depuis cette nuit qui a vu un gigantesque incendie éventrer en grande partie un immeuble voisin, Minato a un comportement étrange. Inquiète, Saori se rend à l’école et mène sa petite enquête car son fils lui a révélé à contrecœur que son instituteur le harcelait verbalement et physiquement. Pourtant le directeur de l’établissement ainsi que les autres professeurs balaient ses inquiétudes avec des réponses vagues et des excuses toutes faites. Comme ils refusent de prendre l’affaire au sérieux, Saori perd son sang-froid. Désabusée, elle pense que l’école se rend complice du comportement inapproprié de l’enseignant.

Des rumeurs circulent sur monsieur Hori (Nagayama Eita), le principal de la classe de Minato. (© 2023 Kaibutsu Production Committee)
Des rumeurs circulent sur monsieur Hori (Nagayama Eita), le principal de la classe de Minato. (© 2023 Kaibutsu Production Committee)

La mystérieuse identité de ce « monstre » dont fait mention le titre tient le public en haleine, tout au long du film, les spectateurs perçoivent en continu le malaise et cherchent les traces de comportements suspects. Conditionnés par le titre, nous commençons à chercher ce « monstre » que nous supposons tapi quelque part dans l’histoire… Nous nous mettons à chercher des indices dans les propos ou dans la gestuelle de chacun des personnages. Mais nos tentatives d’isoler un « méchant » sont limitées par notre vision étroite et simpliste du problème. Constamment dupés par les tours de passe-passe du scénariste et du réalisateur, nous perdons de vue les faits et la vérité nous échappe.

Le film et son récit haletant soulèvent la question très actuelle de la vie en société et nous interpellent sur les obstacles toujours plus nombreux à se trouver sur notre chemin quand nous cherchons à discerner la vérité alors que nous sommes plongés dans un flot incessant d’informations. Nous réagissons avec une rapidité déconcertante à ce qui se passe dans le monde entier et nous consommons une masse grouillante d’informations. Nous avons notre propre version des faits quand nous sommes confrontés à des rumeurs que n’étayent que des preuves sommaires, nous sommes incapables d’aller sous la surface et voir la réalité des personnes et des faits, nous n’avons ni la capacité ni le temps d’examiner correctement les choses et de pénétrer dans le vif du réel. Le film de Kore-eda montre bien combien il est dangereux de créer des monstres sur la base d’opinions superficielles, égocentriques et élaborées à la va-vite, il nous rappelle que cette tendance à réagir ainsi nous habite, tous.

Sur une musique de Sakamoto Ryûichi

Certaines choses ne se révèlent que si nous abandonnons notre chasse au monstre. Contrairement aux thrillers conventionnels qui tiennent le public en haleine tout au long du film et finissent par nous révéler l’identité du coupable, Monster nous montre la face du monde tel qu’on pourrait le voir une fois la vérité révélée, le dynamisme qui sous tend le film et porte cette vision à son paroxysme est saisissant.

Sakamoto et Kore-eda n’emmènent pas les spectateurs dans les sombres recoins du cœur humain, ils ne nous attirent pas dans le sombre labyrinthe des difficiles relations humaines. Au contraire, guides habiles, ils nous accompagnent là où la vision est claire et transcendante pour que l’on puisse découvrir quel monde nous attend au-delà de la vérité. Leur but est de nous montrer un monde pur, plein de la joie innocente de l’enfance, sans la souillure du règne adulte, ils veulent nous ouvrir les yeux sur la lumière qui s’élève au-delà des ombres. C’est là, dans cette vision d’un monde d’innocence et de pureté, que l’univers visuel de Kore-eda se montre le plus puissant et le talent d’un cinéaste au sommet de son art tire le scénario de Sakamoto Yūji au sublime.

L’émouvante musique de Sakamoto Ryûichi rend plus intense encore la lumière qui inonde les scènes finales. Quand Kore-eda lui a demandé de composer la musique, Sakamoto, malade, n’était plus en mesure d’assumer une partition complète, mais il a accepté d’écrire deux nouveaux morceaux. Pour le reste de la bande son, le réalisateur a utilisé deux pièces du dernier album de Sakamoto intitulé 12, sorti au début de 2023 et a également intégré des œuvres antérieures du musicien. Avant de mourir, le compositeur écrivait au sujet du thème musical créé spécialement pour le film : « Notre salut réside dans la joie de vivre qu’éprouvent naturellement les enfants. C’est cette joie qui a guidé mes mains quand elles se déplaçaient sur le piano. » (Voir notre article : Hommage à Sakamoto Ryûichi : les confessions d’un artiste éclectique sur sa musique)

Minato (à droite, Kurokawa Sōya) et son camarade de classe Yori (Hiiragi Hinata) (© 2023 Kaibutsu Production Committee)
Minato (à droite, Kurokawa Sōya) et son camarade de classe Yori (Hiiragi Hinata) (© 2023 Kaibutsu Production Committee)

Bande-annonce

(Photo de titre : les rôles principaux de Monster. Saori [Andô Sakura], la mère célibataire, et son fils unique Minato [Kurokawa Sôya]. © 2023 Kaibutsu Production Committee)

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