Comment vivre pour soi-même ?

Préserver son individualité face au conformisme de la société japonaise

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Bien que nécessaire au bien-être mental, l'individualité est souvent mal vue au Japon, et c’est justement ce qu’il lui manque pour devenir une véritable société moderne. Le psychiatre Izumiya Kanji nous livre son opinion.

Le Japon n’est pas encore une véritable société moderne

Dans mes chroniques précédentes sur la façon de réactiver le « soi », je me suis concentré sur le traitement de nos attitudes internes. Cette fois-ci, je souhaite aborder des questions liées au monde extérieur. Le Japon étant une nation démocratique avancée, on pourrait supposer que le pays ait une société où les gens sont respectés en tant qu’individus. Mais est-ce vraiment le cas ? Les nouvelles de nos jours sur l’Archipel abondent au sujet des abus de pouvoir, le harcèlement sexuel, ainsi que le sontaku (action préventive des subordonnés en prévision des souhaits tacites des supérieurs) par des bureaucrates harcelés. Pendant ce temps, l’intimidation sévit dans les écoles et les lieux de travail, et malgré tous les discours sur les mesures préventives, le problème ne montre aucun signe de disparition. Ces phénomènes sont tous contraires à ce que l’on pourrait attendre d’une société moderne, dans le respect des individus.

Les mots japonais du quotidien « shakai » (société) et « kojin » (individu) ne sont entrés dans la langue que comme traductions improvisées des termes anglais peu de temps après le début de l’ère Meiji (1868–1912). Jusque-là, la langue japonaise n’avait pas de mots pour ces concepts, car ils n’existaient tout simplement pas dans le pays.

Ce que le Japon avait à la place d’une société moderne était appelé « seken », un terme vague faisant référence à l’opinion publique. Et dans ce seken se trouvaient des mura, ou villages, auxquels tout le monde appartenait. Les membres de chaque village devaient être essentiellement uniformes, et les démonstrations d’individualité n’étaient pas les bienvenues. La coutume et les précédents étaient particulièrement appréciés, et l’ordre était maintenu en vertu d’un ensemble de règles non écrites que les membres devaient respecter fidèlement.

En revanche, le concept de « société » importé de l’occident fait référence à une agrégation d’individus, qui ont tous leurs propres sentiments, pensées et croyances. Chaque personne est reconnue comme une entité distincte, et a des droits et des responsabilités en tant que membre.

Il semble donc que nous, les Japonais, ne vivions pas encore véritablement dans une société moderne. Bien que le pays ait adopté à l’ère Meiji les concepts et les institutions d’un État moderne inspiré par l’Occident dans le cadre du « réveil de la civilisation » (bunmei kaika), le mura continue d’être l’unité fondamentale, et la force de l’opinion publique a plus d’impact que celle de la loi. Ce fait est démontré dans la formulation particulière des excuses publiques des dirigeants d’entreprises et autres, dont on y entend souvent des déclarations comme « nous n’avons rien fait d’illégal, mais nous sommes désolés d’avoir causé un scandale dans le grand public (seken) ».

Hiérarchie dans la langue japonaise

Dans une société moderne, les individus existent indépendamment, mais dans un mura, les membres font partie d’une hiérarchie dans laquelle leurs positions sont définies par rapport aux autres. L’ordre hiérarchique est fortement influencé par les valeurs confucéennes, accordant la priorité à l’ancienneté en fonction de mesures telles que l’âge physique, la durée du service et les années d’expérience. La première étape essentielle des interactions entre les membres d’un mura sont pour eux de déterminer qui est d’un rang supérieur. Ce classement déterminera, entre autres, la forme de langage que chacun utilisera pour parler à l’autre. Le japonais n’a pas de pronom à la deuxième personne équivalent à l’anglais « vous » qui peut être utilisé lorsque vous parlez à n’importe qui. Au lieu de cela, on s’adresse aux personnes considérées comme supérieures avec des mots qui indiquent leur rôle social ou leur rang professionnel, comme sensei (enseignant / médecin) ou buchô (chef de département).

Il n’y a pas non plus un pronom unique à la première personne correspondant à « je » ou « moi », les locuteurs changeant comme des caméléons entre différents termes, tels que ore, boku et watashi, qui veulent tous dire « moi », mais dont leur emploi est choisi selon leur relation avec leur interlocuteur. L’accent est mis sur l’obéissance aux supérieurs, et non sur les droits et les responsabilités de l’individu. Les gens ne sont ainsi pas encouragés à penser ou à prendre des décisions par eux-mêmes. D’autres types de vocabulaire reflètent également le classement relatif. Par exemple, un frère aîné est ani et un frère cadet otôto. Il n’existe pas un mot unique pour « frère ». La langue même que nous parlons est profondément imprégnée de ce type de pensée hiérarchique.

Le courage d’être un individu sans s’inquiéter d’être rejeté par un groupe

À l’école, on inculque aux enfants japonais des valeurs individualistes ; ils sont encouragés à exprimer clairement leurs propres opinions, à reconnaître que tout le monde est égal et à respecter les sentiments des autres. Mais dans la pratique, les groupes se forment au sein des classes, et ils sont souvent hierarchisés, créant ce qui a été décrit comme un système de « caste d’école ».

En réalité, les étudiants vivent toujours dans un mura plutôt que dans une société moderne. Ainsi, dès le plus jeune âge, les Japonais sont déchirés entre l’attente officiellement déclarée de se développer en tant qu’individus et la réalité d’avoir à faire face à la vie en tant que membres d’un mura. Tout en luttant contre cette contradiction, s’ils s’éloignent de la zone de conformité requise par leur « village », ils augmentent leur risque d’être intimidés. L’intimidation peut prendre la forme d’une violence ouverte, mais elle passe aussi souvent par l’ostracisme. Lorsqu’un membre de mura est traité en tant que paria, il devient profondément angoissé. Dans le monde connecté d’aujourd’hui, cet ostracisme se produit souvent sur les réseaux sociaux, le plus souvent au Japon en étant exclu d’un groupe sur le service de messagerie populaire LINE.

Être isolé au sein d’un groupe est certainement difficile. Cependant, s’inquiéter de ne pas être rejeté par un mura au point de sacrifier son individualité est encore plus douloureux, et peut conduire à une perte de sens de sa vie.

Les gens n’appartiennent pas en permanence à un seul « village ». Ils rejoignent une nouvelle école, déménagent dans un autre endroit ou se retrouvent dans un nouveau lieu de travail, ce qui provoque un changement d’environnement. Donc, peu importe à quel point ils peuvent essayer de s’intéresser aux membres de leur mura actuelle, cela n’assurera pas une tranquillité d’esprit permanente.

Le mot mura dérive du verbe mureru, qui signifie « s’assembler ». Il s’agit d’une action entreprise par des personnes n’ayant pas la maturité pour se lever en tant qu’individus. On peut donc dire qu’un mura est un troupeau de personnes sans identité. Le peintre japonais Fujita Tsuguharu (également connu sous le nom de Léonard Foujita) a été actif à Paris pendant près de deux décennies à partir de 1913. Lorsqu’il a été chassé du monde de l’art japonais après la Seconde Guerre mondiale, il est retourné en France et est devenu citoyen français. Dans ses dernières années, il a écrit ce qui suit : « Même si l’opinion publique (seken) est stridente, se propageant d’une bouche à des milliers d’oreilles, je dis que, même si plusieurs dizaines de milliers de zéros se rassemblent, ils ne valent que zéro et seront toujours moins qu’un. »

Les paroles de Fujita devraient nous donner le courage d’établir nos propres identités, même si elles sont entourées d’un mura. Si un plus grand nombre d’entre nous décident de vivre en tant qu’individus à part entière, nous pourrons éventuellement devenir une grande force pour transformer le monde japonais du mura conventionnel en une société moderne.

(Photo de titre : illustration d’Okada Mica)

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