Exploration de l’histoire japonaise
Libertinage au temple Enmei-in : quand un moine séduit des femmes du château d’Edo
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Renégat ? Qui est ce moine lié à un temple du shogunat ?
Nous sommes en 1796, Nichidô (ou Nichijun selon les sources) rejoint le Enmei-in, un temple situé à Nippori (dans l’actuel arrondissement d’Arakawa, à Tokyo). Il a une trentaine d’années et il est d’une si grande beauté que les femmes d’Edo se rendent tous les jours au temple pour le voir.
En peu de temps, d’étranges rumeurs commencent à circuler…
Parmi les admiratrices de Nichidô se trouveraient des femmes servant au gynécée du château d’Edo (appelé ôoku, qui désignait le quartier résidentiel du château réservé aux femmes affectées au service des shôguns), et le temple serait le lieu de relations sexuelles. Ce ne sont encore que des rumeurs, mais rapidement, tout Edo est au courant...
Jadis O-Raku-no-kata, favorite d’Iemitsu (3e shôgun), s’était retirée au Enmei-in. Enceinte, elle y avait accouché de Takechiyo, le fils du shôgun, qui allait devenir le 4e shôgun sous le nom d’Ietsuna (1641-80).
Il n’était pas rare que des femmes servant au gynécée doivent se substituer à l’épouse du shôgun ou ses favorites (qui n’avaient pas le droit de sortir du gynécée), elles se rendaient au temple et y passaient parfois une nuit pour prier.
À cette époque, toute relation sexuelle avec une femme était proscrite aux moines (nyobon). Certes il s’agissait d’une interdiction de façade, mais les religieux pris à enfreindre la règle étaient, pendant Edo, sévèrement punis.
Bref, dans un temple connu pour ses liens étroits avec le pouvoir shogunal et fréquenté par des femmes de l’ôoku, un moine aurait transgressé les règles. Le cas était grave.
Les temples étaient surveillés et inspectés par des magistrats, ces quatre ou cinq personnes étaient choisies parmi les seigneurs les plus proches du pouvoir (seigneurs « de longue alliance », fudai-daimyô).
L’un d’eux se nommait Wakisaka Yasutada (1767-1841), il était à la tête du fief de Tatsuno dans la province de Harima (dans l’actuelle préfecture de Hyôgo) et avait pour titre « Awaji no Kami ».
Il avait pour ancêtre le célèbre Wakisaka Yasuharu, l’une des « sept lances » qui s’étaient illustrés lors de la bataille de Shizugatake (1583) où se sont affrontées les troupes de Toyotomi Hideyoshi et de Shibata Katsuie. Mais comme Wakisaka a rejoint le clan des Tokugawa juste avant la bataille de Sekigahara (1600), il fera seulement partie des seigneurs « extérieurs » (tozama-daimyô) qui n’avaient pas la titulature nécessaire pour superviser des temples et sanctuaires.
Pourtant, comme ils adoptent un fils né dans le fief Horita, un clan qui avait donné plusieurs conseillers au shôgun (rôjû), les Wakisaka sont par la suite élevés au rang de seigneur de longue alliance et acquièrent le titre de « seigneur de longue date par bénévolence » (negai fudai). Yasutada, qui était fier d’être affilié aux Horita, était un homme intègre et d’une très grande loyauté envers le shogunat.
Parmi les coupables figurent des femmes servant au gynécée
Yasutada était déterminé à faire toute la lumière sur l’affaire et sur les inquiétantes rumeurs courant autour de l’Enmei-in. Mais il restait un obstacle de taille. Le gynécée était un lieu « sacro-saint » du château et les forces de police des temples ne pouvaient y mener enquête.
Même s’il avait essayé, l’enquête risquait de causer des luttes intestines et de bouleverser l’équilibre politique, comme cela avait pu être le cas dans l’affaire Ejima-Shingorô en 1714.
Yasutada choisit donc d’envoyer une complice à Enmei-in. Il demande à la fille (ou selon certaines sources, à la sœur) d’un de ses vassaux de s’y rendre. Comme prévu, la jeune fille est courtisée et Nichidô passe la nuit avec elle. Elle en profite pour mettre la main sur des lettres d’amour (tsuya-sho) que Nichidô a reçues d’une femme servant au gynécée.
On ne connait ni le nom ni l’origine de celle qui à permis de dénouer l’affaire, mais la pièce de kabuki inspirée du fait divers intitulée « Histoire de lune et d’étoiles à l’époque Kyôwa (1801-04) » (Nichigetsusei kyôwa seidan, 1878) met en scène des femmes servant au gynécée appelées Kumemura et Takekawa. Le 26 mai 1803, une fois les preuves obtenues, Yasutada s’introduit dans le temple et fait arrêter Nichidô.

Sur cette estampe peinte par Toyohara Kunichika en 1878, on peut voir les protagonistes de la pièce de kabuki intitulée « Histoire de lune et d’étoiles à l’époque Kyôwa (1801-04) » (Nichigetsusei kyôwa seidan, 1878). Kikugorô Onoe V (à droite) incarne Nichidô qui dans la pièce est rebaptisé « Nittô ». Le personnage de Kumemura (à gauche) est interprété par Iwai Teuji. (Salle des collections spéciales de la bibliothèque centrale de Tokyo)
Ôta Nanpo (1749-1823), écrivain qui sert aussi le shogunat, a consigné dans son ouvrage « À chaque histoire, sa chronique» (Ichiwa Ichigen) les chefs d’accusation et le verdict prononcés contre Nichidô par Yasutada :
- L’accusé reconnait avoir eu une relation avec une femme servant au gynécée du château et admet l’avoir poussée à avorter après l’avoir mise enceinte.
- L’accusé reconnaît avoir eu des relations avec plusieurs femmes servant dans des résidences de daimyô.
- Pour les faits susmentionnés, l’accusé reconnait avoir commis des actes indignes d’un moine et se sait passible de la peine de mort.
Enfreindre l’interdiction portant sur les relations sexuelles avec des femmes n’était pas un moindre crime.

La « Chronique des troubles au Eimei-ji de Yanaka » (Enmei-in jikki yanaka sôdô) a été publié en 1885. Cet ouvrage décrit comment, aux premières heures du 26 mai 1803, Yasutada (à droite) et 80 de ses hommes font irruption et perquisitionnent au Enmei-in. Sur la gravure, le magistrat est sur le point d’arrêter Nichidô, des moines ainsi qu’une vingtaine de femmes. (Collections de la Bibliothèque nationale du Japon)
Le nom de Koro (alors âgée de 25 ans) est sur la liste des « femmes servant au gynécée » (Ôoku Heya-kata) alors incriminées. Née dans une famille de marchands, elle travaillait dans le gynécée pour Umemura, une femme de haut rang qui à occupé un rôle d’importance auprès de Ienari (11e shogun) mais aussi pour le futur shôgun, Ieyoshi. Comment accuser une de ses subordonnées sans impliquer cette femme relevant du premier cercle du shogunat?
De fait, le nom d’Umemura n’apparaît pas dans l’acte d’accusation. Peut-être n’avait-elle eu aucun lien personnel avec Nichidô. Peut-être était-il impossible d’incriminer une personne de son rang sans craindre de regrettables répercussions. Finalement, seule Koro fut punie et Umemura échappa aux sanctions. On poussa les femmes de l’ôoku à se dénoncer en leur promettant de n’avoir à endurer qu’une mesure disciplinaire sans être poursuivies en justice. On ignore si certaines se sont dénoncées. Cela laisse à penser que d’autres femmes ont pu être concernées sans que leur nom ne soit mentionné.
Les actes du procès mentionnent encore six autres femmes, citons le nom de Hase (32 ans) « servant dans une résidences de daimyô », qui occupait un poste important dans le clan Owari (l’une des trois grandes familles Tokugawa), relevons aussi les cas de Yui (30 ans) et de Hana (19 ans) servant chez les Hitotsubashi, l’une des trois grandes familles de la cour impériale. Hase, Hana et Yui furent condamnées à une peine de « résidence surveillée » (nagano-oshikome) et Yui finit par se suicider.
Le 29 juillet 1803, Nichidô, le principal coupable est condamné à la peine capitale.
Selon la coutume en vigueur, les coupables de crimes sexuels étaient exposés pendant plusieurs jours à Nihonbashi avant l’exécution de leur peine. Nichidô a sans doute eu à subir cette infamie.
Les moeurs du gynécée à l’époque du shôgun Ienari (1773-1841)
L’affaire Enmei-in s’explique en grande partie par la situation et les mœurs ayant alors cours au gynécée.
Ienari (11e shogun) est au pouvoir depuis 17 ans quand l’affaire éclate. Au cours de sa vie, il a eu 16 favorites et plus de 50 enfants. Disons que seuls les noms de 16 favorites étaient mentionnés dans les archives, mais il en aurait eu en réalité plus de 40 tant et si bien qu’il a été surnommé « le shôgun otarie ».
Selon de récentes recherches, ces nombreuses liaisons auraient eu pour but de renforcer le réseau d’alliance avec les seigneurs de différents clans car Ienari avait dans l’idée de faire adopter ses fils et marier ses filles aux daimyô de son entourage.
Mais difficile de contrôler et de superviser un gynécée aussi grand avec autant de favorites et d’enfants. La discipline s’était relâchée, toutes les conditions étaient réunies pour que des scandales éclatent.
D’ailleurs une autre affaire, dite Chisen-in, n’a pas tardé à éclater. En 1813, une favorite aurait eu une liaison avec son père biologique. Nous reviendrons sur ce cas d’inceste dans un prochain article.
Une autre anecdote nous est parvenue. Nichidô n’aurait pas été un simple moine, mais un ancien acteur de kabuki. Les rumeurs qui couraient à l’époque parlaient de Onoe Kikugorô II.
Alors que Kikugorô II a prématurément trouvé la mort juste après avoir hérité de son nom de scène, on disait alors que, ayant commis un homicide involontaire, il aurait pris la fuite et se serait caché au Enmei-in sous le nom de Nichidô, ce qui expliquerait la grande beauté du moine. Mais cette histoire n’a jamais été avérée.
À cette époque on pouvait également entendre dire que Minamoto no Yoshitsune n’était pas mort à Hiraizumi dans la région d’Ôshû, mais qu’après sa fuite sur le continent il serait devenu le célèbre Gengis Khan. Les habitants d’Edo adoraient se raconter ce type de « légendes urbaines ».
Les fake news n’ont pas attendu le XXIe siècle et les réseaux sociaux pour séduire les foules...
Sources utilisées
- « Le Monde du gynécée expliqué en images » (Zusetsu ôoku no sekai) de Yamamoto Hirofumi / Kawade Shobo Shinsha
- « Tokugawa Ienari, le roi du libertinage » (Yûô Tokugawa Ienari ) d’Okazaki Moriyasu / Bunshun Shinsho
- « Les grands magistrats d’Edo » (Edo no Meibugyô) de Tanno Akira / Bunshun Bunko
(Photo de titre : estampe intitulée « Nouvelle collection d’estampes nishiki-e de l’Est : L’affaire Nittô du temple Enmei-in » (Shinsen azuma Nishiki-e Enmei-in Nittôwa) a été peinte par Tsukioka Yoshitoshi en 1885. Nichidô apparaît ici sous le nom de « Nittō ». Collections de la Bibliothèque nationale du Japon)