Le renouveau régional au Japon

Le fromage artisanal de Mirasaka : un aliment remarquable signé Hiroshima

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Au Japon, quand nous pensons à un fromage de qualité, ce sont les pâturages de Hokkaidô qui nous viennent à l’esprit plutôt que les collines de la préfecture de Hiroshima. Un homme s’est pourtant donné pour mission de changer la donne. Son approche particulière de la fabrication naturelle après un long apprentissage, dont une expérience en France, lui a permis de fabriquer un produit artisanal de haute qualité, acclamé par les concours. Visite à Mirasaka Fromage.

Un environnement naturel pour des animaux sains

Matsubara Masanori, producteur de lait et de fromages, est propriétaire de Mirasaka Fromage, près de Miyoshi, dans la préfecture de Hiroshima. À mon arrivée, il venait de finir la traite dans sa fromagerie.

« Voulez-vous voir les bêtes retourner aux herbages ? »

Au lieu de les mener, il laisse les vaches remonter aux herbages tranquillement.
Au lieu de les mener, il laisse les vaches remonter aux herbages tranquillement.

Nous suivons les vaches le long du chemin pour arriver à une pâture sur la colline, riche en graminées et bambous nains, et parsemée d’arbres à feuillage caduque. La pente opposée est envahie par la forêt. Les chèvres, déjà là, s’arrêtent de brouter et soulèvent la tête pour observer l’intru (moi). L’une d’entre elles esquisse un sourire — ça m’en a tout l’air en tout cas – et vient à ma rencontre. Tout est calme autour de nous.

Matsubara a défriché la pâture lui-même.
Matsubara a défriché la pâture lui-même.

Une chèvre saisit des châtaignes de la main de Matsubara. La pâture est également riche en champignons, renouées, et bambous nains.
Une chèvre saisit des châtaignes de la main de Matsubara. La pâture est également riche en champignons, renouées, et bambous nains.

Matsubara pratique le yamachi rakunô, un type d’élevage laitier en liberté en montagne propre au Japon. Il possède 20 vaches et 60 chèvres à la traite et utilise son lait pour fabriquer du fromage et d’autres produits laitiers.

Yamachi rakunô est une méthode d’agriculture développée dans les années 1960 par Narahara Kyôji, un ingénieur agricole. Elle préconise de défricher des parcelles pentues pour y laisser vaches et chèvres en liberté. Elle est adaptée à la topographie montagneuse du Japon où il est difficile de trouver de vastes herbages sur le plat. Cette approche permet d’entretenir les forêts de montagne par le biais de l’éco-pâturage, et d’enrichir le terrain grâce aux crottins. Les animaux restent sains et la qualité de leur lait reflète le fourrage du moment et les saisons.

Matsubara explique que « le rendement en lait est plus important si on garde les bêtes à l’intérieur et les nourrit de grains, mais ça les stresse énormément, ce qui stresse aussi les éleveurs ».

Donut est candidat taureau reproducteur. Tous les animaux ont des noms de pâtisseries.
Donut est candidat taureau reproducteur. Tous les animaux ont des noms de pâtisseries.

Matsubara a pris la décision de privilégier le bien-être animal dans son élevage et sa laiterie après une expérience inhabituelle vécue quand il était en stage dans une ferme à l’étranger, après avoir terminé ses études en agriculture.

La colère d’un troupeau de vaches : une expérience traumatisante

« J’étais dans une exploitation en Australie. C’était immense, avec mille vaches à la traite deux fois par jour. Pour eux, le rendement était la première priorité, et j’avais l’impression que les bêtes et les personnes étaient comme des machines. Quand on possède mille bêtes, vous en voyez qui meurent presque tous les jours. Une fois, l’agriculteur m’a dit de récupérer la carcasse d’une vache et m’en débarrasser dans une vallée. J’ai obéi et attaché le cadavre au tracteur avec une chaîne pour la sortir jusqu’à un coin éloigné. Quand je suis arrivé au portail, une vache s’est levée et m’a foudroyé du regard. Elle a commencé à meugler, un son plein de colère. Les autres vaches se sont levées et toutes se sont mises à meugler de la même façon. J’ai soudain cru comprendre ce qu’elles me disaient. »

On subit cette vie de misère pour les humains, on fait tout pour produire du bon lait, mais pour vous, notre bonheur ne vaut absolument rien.

Ce qu’il a compris, c’était que ces vaches, des bêtes placides qui montraient rarement aucune émotion, étaient en colère. Il s’est dit :« Mais attendez ! Ce n’est pas moi qui l’ai tuée. Si vous voulez vous plaindre, adressez-vous à l’agriculteur, aux grossistes, à ceux qui achètent le lait. » Puis il s’est mis à pleurer.

Cet incident lui a presque enlevé toute envie de se lancer dans la production laitière.

Au départ, c’était son amour des animaux et sa conviction que ce genre d’exploitation avait du potentiel qui l’avaient poussé à se lancer. Mais si c’était pour finir par exploiter des animaux lui aussi, alors mieux valait tout arrêter.

Cette expérience traumatisante avec les vaches l’a fait réfléchir :

« Peut-être que ces bêtes s’adressaient directement à moi ? Est-ce que je pourrais moi-même faire quelque chose pour elles ? Je vais commencer par acheter une seule vache et l’élever comme je le sens. »

Ayant pris sa décision, il est rentré au Japon.

Un voyage en Franche-Comté

Matsubara s’est mis à étudier des approches de l’agriculture qui favorisent le bien-être animal et sont adaptées à la topographie du Japon. C’est là où il a découvert le yamachi rakunô.

Il est allé effectué un stage à Saitô Farms, l’exploitation de Saitô Yôichi, dans la préfecture de Kôchi. Saitô pratique l’élevage en liberté depuis 1968.

« Si tu veux t’essayer au yamachi rakunô, commence par connaitre la forêt », était la première chose qu’il a dite à Matsubara.

Celui-ci est donc rentré chez lui à Miyoshi et a rejoint un groupe de gardes forestiers qui lui ont appris tout sur les arbres ; leurs noms et leurs particularités, comment les couper, et comment se servir de leurs équipements. C’est un monde dur et dangereux, et beaucoup de personnes abandonnent après le premier jour, si ce n’est après les premières heures.

Au bout de deux ans d’apprentissage en forêt, Matsubara est parti en France, apprendre à fabriquer des fromages dans le Franche-Comté, près de la frontière suisse.

Même s’il arrivait à défricher une colline pour créer des pâtures, et obtenir du bon lait, il fallait aussi trouver un circuit de distribution pour le vendre. S’il vendait son lait cru à la coopérative agricole de Hiroshima, le prix serait très bas et on mélangerait son lait avec celui d’autres producteurs, et dans ce cas qui reconnaîtrait donc le bon goût de son lait à lui ? Et puis, des bêtes qui pâturent en liberté produisent moins de lait. Le seul moyen de rentrer dans ses frais et faire des bénéfices serait de transformer son lait. Les candidats principaux étaient les yaourts, la glace, et le fromage.

Une fois rentré au Japon en 2004, il s’est d’abord mis au fromage, en utilisant du lait acheté à la coopérative laitière. En 2006, il a repéré un terrain de neuf hectares, et l’a acheté sur deux ans au prix d’une voiture haut de gamme. Il a défriché sa pâture tout seul, avec une pelleteuse et une tronçonneuse. Il a laissé en place les arbres qui produiraient des châtaignes et des glands qui serviraient d’aliment, et il y a planté des variétés japonaises de graminées. Le premier troupeau qu’il y a lâché consistait en trois veaux et six chevrettes.

Entre temps, la mozzarella de Matsubara avait remporté en 2007 le grand prix du concours japonais de fromages naturels, l’un des seuls concours de fromage au Japon. Depuis, il figure toujours parmi les premières places dans ce genre d’événements. C’est en 2011 qu’il a enfin pu commencer à fabriquer du fromage avec son propre lait. En 2013, il a obtenu une médaille d’argent au Concours mondial du fromage, l’un des concours de fromage les plus réputés de France, avec un fromage de lait de vache enrobé de feuilles de chêne. Le fromage artisanal japonais s’était fait sa place dans le monde du fromage.

Le Mirasaka Fromage Café et sa boutique sont devenus une destination incontournable pour les touristes qui sont à la recherche de fromages et de glaces à l’italienne à base de lait de chèvre.
Le Mirasaka Fromage Café et sa boutique sont devenus une destination incontournable pour les touristes qui sont à la recherche de fromages et de glaces à l’italienne à base de lait de chèvre.

L’avantage de Hiroshima par rapport au Hokkaidô ?

« Ma mère préparait des produits fermentés et des conserves, comme le miso, la confiture, et les umeboshi. Je la regardais faire et lui donnais un coup de main quand j’étais enfant. Quand je fabrique mon fromage, j’ai l’impression de replonger dans tout ça. Par exemple, le travail de rouler la mozzarella en boule est similaire à la fabrication de mochi. »

En fabriquant du fromage, Matsubara s’est rendu compte que cette activité convenait parfaitement à son tempérament. Les longues heures ne lui posaient aucun problème.

Les chèvres frais qui sont sa spécialité changent de goût de façon subtile selon les saisons. À la montagne, les animaux se nourrissent de bourgeons d’arbre et de pousses de bambou au printemps, de graminées en été, de châtaignes et glands en automne, et de bambous nains en hiver, et le goût de leur lait reflète ce qu’ils mangent. Ceci séduit et rajoute une valeur qui n’existe pas dans le lait standard qui a un goût identique toute l’année.

La plupart des japonais pensent immédiatement à l’île de Hokkaidô pour les produits laitiers, mais Matsubara est convaincu que, pour l’élevage en liberté, le manque de neige à Hiroshima est un avantage par rapport à l’île septentrionale où il faut rentrer les bêtes en hiver. Elles finissent par passer jusqu’à un tiers de l’année dans des étables, là ou celles de Hiroshima restent en liberté à l’extérieur toute l’année. À la base, Hiroshima est depuis toujours une grande terre d’élevage de bétail. La proximité de Miyoshi à la ville de Hiroshima et d’autres grandes agglomérations de consommateurs est aussi un avantage dont Matsubara profite en mettant l’accent sur les fromages frais.

Bien qu’il continue à gagner des prix et a déjà amassé une belle collection, Matsubara souligne que « ces récompenses ne veulent pas dire grand-chose ». Il participe aux concours pour faire connaitre la qualité de ses produits, promouvoir les fromages du Japon, et encourager l’industrie locale. Pour Matsubara toutefois, la priorité est de « fabriquer des fromages qui reflètent l’individualité des animaux, et qui titillent l’imagination aussitôt qu’on y goûte ».

Vérification du vieillissement des chèvres frais.
Vérification du vieillissement des chèvres frais.

L’enrobage du fromage de Mirasaka, l’un des produits phares de la fromagerie, avec des feuilles de chêne.
L’enrobage du fromage de Mirasaka, l’un des produits phares de la fromagerie, avec des feuilles de chêne.

À gauche un Fuji Sumi, fromage de chèvre cendré à la forme du mont Fuji, un clin d’œil de Matsubara à la montagne de légende. À droite, l’affinage du Akashôbin, un fromage nommé pour le martin pêcheur rouge qui orne l’étiquette.
À gauche un Fuji Sumi, fromage de chèvre cendré à la forme du mont Fuji, un clin d’œil de Matsubara à la montagne de légende. À droite, l’affinage du Akashôbin, un fromage nommé pour le martin pêcheur rouge qui orne l’étiquette.

Un fromage à croûte lavée qui a pris 10 ans à perfectionner

Après 20 ans de production de fromages et 15 ans d’élevage, on pourrait penser que les affaires se portent bien pour Matsubara, mais les choses n’ont pas toujours été faciles. La pandémie de coronavirus a provoqué une importante baisse des ventes, et Matsubara risquait de devoir jeter son précieux lait. En désespoir de cause, il s’est tourné vers les réseaux sociaux et a pu écouler ses stocks de fromage.

Matsubara Masanori a épousé sa femme, Kunie, qui gère la boutique, quand il était apprenti forestier. « Nos rencarts, c’était des visites de fromagerie » raconte-t-il.
Matsubara Masanori a épousé sa femme, Kunie, qui gère la boutique, quand il était apprenti forestier. « Nos rencarts, c’était des visites de fromagerie » raconte-t-il.

« Je voudrais ralentir un peu le rythme et vivre un peu plus comme le Pierre (Peter) de Heidi », se confie-t-il. Il voudrait basculer de la traite à la machine à la traite manuelle, et aussi passer hors-réseau pour régler les températures lors de l’affinage. Mais bien au-delà, Matsubara voudrait enrichir sa vie et celle de sa famille et ses animaux, et faire comprendre à ses enfants la joie de travailler en harmonie avec toutes les créatures, pour aider les gens à redécouvrir les joies de la vie rurale.

Au milieu, Matsubara, avec son second fils, Luka, devant lui, et le certificat de médaille d’argent du 14e concours japonais des fromages naturels.
Au milieu, Matsubara, avec son second fils, Luka, devant lui, et le certificat de médaille d’argent du 14e concours japonais des fromages naturels.

J’ai eu la chance de pouvoir goûter à plusieurs fromages, dont le Akashôbin, un peu dans le genre d’un Mont d’Or. C’est un fromage à croûte lavée fabriqué avec du lait de vache suisse brune, et ceinturé par une sangle en écorce de cyprès japonais que Matsubara a lui-même coupé. Le Mont d’Or est un aliment saisonnier fort élaboré en automne et hiver, mais Matsubara utilise du lait de printemps pour créer un fromage plus léger qui s’accorde mieux au palais japonais. La première fois qu’il a goûté au Mont d’Or lors de son séjour en France, il s’est dit : « Je voudrais bien fabriquer un tel fromage un jour. » Et il explique qu’il a tâtonné pendant dix ans avant de réussir.

Ce même Akashôbin a été désigné « Super gold » aux World Cheese Awards (WCA) en octobre 2023. Son arôme respire la nostalgie, et sa saveur est délicate. Son arrière-goût est discret mais reste longtemps en bouche. C’est un magnifique fromage de montagne.

En haut à droite, le Akashôbin « Super gold » des WCA, en dessous un reblochon, qui est aussi un fromage à croute lavée. Au milieu, de haut en bas, du lait de chèvre, un scarmoza suspendu et fumé, et un Fujisan Sumi. À gauche, un Mirasaka Tatin, fabriqué avec des pommes locales akibae et du yaourt de chèvre. Tous ces produits sont en vente chez Mirasaka Fromage.
En haut à droite, le Akashôbin « Super gold » des WCA, en dessous un reblochon, qui est aussi un fromage à croute lavée. Au milieu, de haut en bas, du lait de chèvre, un scarmoza suspendu et fumé, et un Fujisan Sumi. À gauche, un Mirasaka Tatin, fabriqué avec des pommes locales akibae et du yaourt de chèvre. Tous ces produits sont en vente chez Mirasaka Fromage.

(Photo de titre : Matsubara Norimasa, affineur chez Mirasaki Fromage. L’environnement et les animaux respirent la tranquillité. Toutes les photos : © Ukita Yasuyuki)

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