Les coutumes japonaises au fil du calendrier

Le Japon au fil du calendrier : les traditions du mois de février (« kisaragi »)

Culture Histoire Tradition

Mois après mois, de janvier à décembre, de nombreuses anciennes traditions continuent d’imprégner et de rythmer la société japonaise moderne. Accompagné d’illustrations d’époque, penchons-nous en détail sur les coutumes du mois de février (appelé dans l’ancien calendrier kisaragi) et leurs origines.

Hatsu-uma, une pratique très populaire auprès des enfants

Au Japon en février et août, les négoces marchent au ralenti et on avait coutume de désigner ces deux mois d’accalmie sous le terme de nippachi (deux-huit, de deuxième et huitième mois de l’année). Contrairement à l’affairement de décembre et janvier, l’activité commerciale est faible en février et les commerçants ont davantage de temps pour eux. L’époque d’Edo (1603-1867) semble ne pas avoir dérogé à la règle.

On appelait hatsu-uma le premier « jour du cheval » de février. C’était un jour de fête dans les sanctuaires Inari, la coutume voulait qu’on aille y prier pour la prospérité des commerces et conjurer le mauvais sort. Les pratiques de hatsu-uma viendraient d’un rite agraire pour l’abondance et seraient donc liées au culte d’Inari, déité des céréales et protectrice des moissons. Elles semblent être devenues une fête incontournable du paysage culturel populaire pendant Edo.

Vers le 25 janvier, les colporteurs de tambours taiko entraient en scène, suscitant la fébrilité des enfants. On les voyait alors supplier leurs parents de leur acheter un petit tambour ou se rendre au sanctuaire pour aller en jouer. Hatsu-uma était particulièrement populaire auprès des enfants.

Des enfants se ruent vers des vendeurs de tambours. Le son des plus grands taiko servait à attirer les clients potentiels qui affluaient pour acheter de petits tambours à main. (« Les coutumes d’Edo illustrées », Edofu-nai ehon fûzoku ôrai. Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète.)
Des enfants se ruent vers des vendeurs de tambours. Le son des plus grands taiko servait à attirer les clients potentiels qui affluaient pour acheter de petits tambours à main. (« Les coutumes d’Edo illustrées », Edofu-nai ehon fûzoku ôrai. Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Certains colporteurs proposaient aussi à la vente ces bannières verticales appelées nobori. L’enfant la brandissant ouvrait la voie, suivi de ceux qui jouaient du tambour, et tous se rendaient en cortège au sanctuaire Inari. C’était une scène courante dans les rues d’Edo, mais pour les petits, il s’agissait bien plus d’un jeu que d’une pratique religieuse !

Des tablettes votives (ema) étaient vendues dans toute la ville. Les enfants inscrivaient un souhait sur la plaque en bois qu’on leur avait achetée avant d’aller la porter au sanctuaire Inari.

Utagawa Kunisada Ier (1786-1864) a représenté des mères et leur enfant allant porter leur ema au sanctuaire Inari du quartier d’Ôji. C’était non seulement le plus populaire des quelque 5 000 sanctuaires Inari, petits ou grands, que comptait la cité d’Edo mais aussi le plus important des sites dédiés au culte d’Inari dans tout la région du Kantô (aujourd’hui Tokyo et ses préfectures environnantes). Les marchés qui s’installaient aux alentours du sanctuaire attiraient également les foules.

Des mères accompagnées de leur enfant se rendent au sanctuaire Inari, à Ôji. Les femmes au centre et à gauche tiennent des tablettes votives. À côté de celle de gauche, un jeune garçon porte une bannière nobori. (« Planche illustrée représentant la fête de hatsu-uma au sanctuaire Inari à Ôji », Ôji Inari Hatsu-uma Matsuri no zu. Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète.)
Des mères accompagnées de leur enfant se rendent au sanctuaire Inari, à Ôji. Les femmes au centre et à gauche tiennent des tablettes votives. À côté de celle de gauche, un jeune garçon porte une bannière nobori. (« Planche illustrée représentant la fête de hatsu-uma au sanctuaire Inari à Ôji », Ôji Inari Hatsu-uma Matsuri no zu. Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète)

De nos jours encore on célèbre le hatsu-uma à Ôji (aujourd’hui dans l’arrondissement de Kita). En 2024, le très couru « marché aux cerfs-volants porte-bonheur » se déroulera au sanctuaire le 12 février. Edo était souvent touchée par de grands incendies, et comme « les cerfs-volants fendent l’air et les vents sont responsables de la propagation des brasiers, on y voyait un moyen de se prémunir du danger. Les cerf-volants du sanctuaire, ces yakko-dako de forme humaine représentant un gaillard les bras ouverts, étaient pris pour des talismans protégeant des incendies. » (Site Internet de la mairie de l’arrondissement de Kita)

Certains sanctuaires organisent également des fêtes pour les 2e et 3e « jour du cheval ». À Ôji, en 2024 il n’y a pas de 3e jour en février, mais le 2e tombe le 24 février. Comme le deuxième mois lunaire de l’ancien calendrier correspond au mois de mars actuel, certains sanctuaires Inari programment leur hatsu-uma en mars, les dates peuvent varier d’une région à l’autre.

Le « don d’aiguilles » (hari kuyô), une pratique qui a traversé les siècles

Le rite du « don d’aiguilles » est une pratique qui a traversé les siècles. Les aiguilles (hari) ou épingles cassées, tordues ou rouillées sont piquées dans du tofu par exemple puis données en offrande. Ce rite se déroule dans les sanctuaires et les temples de tout le Japon ainsi que dans les écoles de mode (qu’elles soient de tradition japonaise et occidentale). La date la plus fréquente est le 8 février, mais comme pour hatsu-uma, dans de nombreux endroits la cérémonie a lieu en mars pour respecter l’ancien calendrier .

Les aiguilles et épingles données en offrande sont piquées dans du tofu, voire dans du konjac. (Pixta)
Les aiguilles et épingles données en offrande sont piquées dans du tofu, voire dans du konjac. (Pixta)

Cette pratique du don d’aiguilles tirerait son origine du fait que le 8 février marque la « reprise des travaux » (koto-hajime).

En effet, si au 8 décembre s’ouvre la période des préparatifs pour accueillir les divinités de la nouvelle année, le 8 février clôt ce temps du Nouvel An ; nettoyés et rangés, les temples et sanctuaires peuvent renouer avec leur cours habituel. Cette reprise du quotidien est appelée koto-hajime, c’est aussi le moment où reprennent le labeur des champs. On mettait donc de côté les travaux d’aiguille qui étaient plutôt l’apanage des périodes de repos et d’accalmie et on faisait don de ses aiguilles usagées. (« Les Us et coutumes du Japon de tous les jours », Kurashi-ni ikiru nihon-non shikitari, Tanno Akira / Kôdansha).

Dans l’encyclopédie illustrée des métiers Jinrin kinmô-zui, publiée en 1690, on peut lire : « Ces aiguilles cassées, ou que les femmes ont tout simplement utilisées pendant l’année, ayant un grand pouvoir, ne pas les donner en offrande vous condamne à tomber en enfer. Tremblent alors les pauvres jeunes femmes qui ainsi échaudées se font prendre leur argent. »

Il semble qu’il y ait eu des bonimenteurs qui extorquaient de l’argent aux femmes et aux jeunes filles, ils les menaçaient et les vouaient aux enfers si elles ne faisaient pas d’offrandes.

Sur l’image ci-dessous, tirée du Jinrin kinmô-zui, on voit un homme tenant un mannequin dont la tête est piquée d’aiguilles. Cet individu vient sans doute de soutirer de l’argent à une femme, c’est peut-etre un fabricant d’épingle, ou un artisan travaillant dans la confection. Son gagne-pain est de récupérer les aiguilles usagées, de les recycler pour les revendre.

Un homme tend à un moine des aiguilles qui ont probablement été extorquées de force. Il est possible qu’il les ait obtenues de femmes leur disant qu’il allait en faire offrande à leur place et en leur soutirant de l’argent. (« Encyclopédie illustrée des métiers », Jinrin kinmô-zui, vol. 7, Collections de la bibliothèque de la Diète nationale)
Un homme tend à un moine des aiguilles qui ont probablement été extorquées de force. Il est possible qu’il les ait obtenues de femmes leur disant qu’il allait en faire offrande à leur place et en leur soutirant de l’argent. (« Encyclopédie illustrée des métiers », Jinrin kinmô-zui, vol. 7, Collections de la bibliothèque de la Diète nationale)

Citons quelques grands sanctuaires et temples célèbres pour cette coutume. De nos jours encore, ce rite de don d’aiguilles est organisé au pavillon Awashima-dô du temple Sensô-ji à Tokyo, au sanctuaire Wakamiya Hachiman à Nagoya, ainsi qu’au temple Taihei, situé à Osaka.

Mais le plus célèbre et le plus important d’entre tous est le sanctuaire d’Awashima, à Wakayama. On raconte que la pratique de don d’aiguilles trouverait son origine dans le culte de Sukunahiko-no-mikoto, une divinité vénérée au sanctuaire d’Awashima qui est notamment la déité protectrice des travaux d’aiguille. On parle donc à son sujet du « culte d’Awashima ». Mais dans cet édifice, les aiguilles et épingles ne sont pas piquées dans du tofu, elles sont enfouies dans le tumulus dédié après avoir été purifiées, ce qui pourrait être la forme originelle du rite.

Comme son nom l’indique, l’Awashima-dô de Tokyo est lié au sanctuaire d’Awashima. Il semblerait que cette pratique d’enfouissement des aiguilles originaire du sanctuaire d’Awashima à Kishû ait été introduite à Edo par le moine Awashima Gannin, mais il aurait transformé le rite et aurait instauré au temple Sensô-ji la coutume de les piquer dans du tofu. Il s’agit là d’un cas intéressant où la coutume a muté au fil de ses déplacements dans l’espace et dans le temps.

Le pavillon Awashima-dô du temple Sensô-ji (Pixta)
Le pavillon Awashima-dô du temple Sensô-ji (Pixta)

La foule se presse au marché de poupées (hina) de Jikken-dana

Dès le 25 février, à l’approche de la saison des pêchers, des « marchés aux poupées » (hina-ichi) étaient organisés ça et là. Situé dans le quartier de Nihonbashi-Muromachi, à Tokyo, Jikken-dana était l’un des sites les plus populaires. Ceux qui y tenaient des stands vendaient habituellement d’autres produits, les camelots se mettaient temporairement au négoce des poupées et installaient des échoppes le long de la rue de Jikken-dana.

Marché aux poupées de Jikken-dana. Celles-ci se trouvent dans les boîtes empilées sur la gauche. Ces commerçants, qui vendaient habituellement d’autres marchandises, ne faisaient du négoce de poupées qu’à l’occasion de ce marché et louaient alors des emplacements. (« Livre illustré des lieux de plaisance à Edo », Ehon Azuma Asobi, Collections spéciales, Bibliothèque centrale de la métropole de Tokyo)
Marché aux poupées de Jikken-dana. Celles-ci se trouvent dans les boîtes empilées sur la gauche. Ces commerçants, qui vendaient habituellement d’autres marchandises, ne faisaient du négoce de poupées qu’à l’occasion de ce marché et louaient alors des emplacements. (« Livre illustré des lieux de plaisance à Edo », Ehon Azuma Asobi, Collections spéciales, Bibliothèque centrale de la métropole de Tokyo)

Ce marché avait ses revendeurs particuliers, si bien qu’en l’absence de concurrence les prix pratiqués étaient souvent élevés. Pendant la seule période du hina-ichi, « J’ai gagné entre dix et quinze ryô », trouve-t-on mentionné dans « Les fêtes au fil du calendrier, Edo au prisme de l’ukiyo-e, Illustrations légendées » (Ukiyo-e ni miru Edo no saijiiki). Les prix devaient être exorbitants.

D’un autre côté, certains clients essayaient de négocier les prix, « le marché était connu pour ses scènes de marchandage ».

Au mois de kisaragi (l’autre nom de février), les festivités se font plutôt rares. En effet, comme nous le disions en début d’article, c’est une période d’accalmie après l’agitation du Nouvel An. Les commerces marchent au ralenti. Mais les festivités qui entourent hatsu-uma (1er jour du cheval) et hari kuyô (don d’aiguilles) sont très ancrées dans le paysage culturel populaire, et si elles ont perduré jusqu’à nous, c’est beaucoup grâce aux femmes et aux enfants qui ont chéri ces coutumes et qui ont permis qu’elles survivent à l’usure du temps.

Bibliographie

  • « Les Us et coutumes du Japon de tous les jours », Kurashi-ni ikiru nihon-non shikitari, Tanno Akira / Kôdansha
  • « Les Fêtes au fil du calendrier, Edo au prisme de l’ukiyo-e, Illustrations légendées », Ukiyo-e ni miru Edo no saijiiki, sous la dir. de Satô Kanato, revu par Fujiwara Chieko / Kawade Shobô Shinsha.

(Photo de titre : [De gauche à droite] Image tirée des « Sites célèbres de la culture tokyoïte, le sanctuaire Inari de Ôji », Tokyo Kaika Meisho-ki Ôji Inari-jinja, Collections spéciales de la Bibliothèque centrale de la métropole de Tokyo. Les illustrations associées à hatsu-uma usent souvent de la figure du renard qui est un messager de la divinité Inari / [Au milieu] Image tirée de la « Collection de jouets dessinés par Kawasaki Kyosen », Kyosen omocha eshû, Collections spéciales de la bibliothèque centrale de la métropole de Tokyo. [À droite] Image tirée des « Quatre saisons à Tokyo, les fêtes au fil du calendrier et les sites de plaisance de la capitale et de ses environs », Tôkyô no shiki, nenchû gyôji to kinkô no kôrakuchi, Collections de la Bibliothèque nationale de la Diète. On y voit le grand festival hatsu-uma du sanctuaire Inari de Toyokawa à Moto-Akasaka, à Tokyo, tel qu’il était célébré avant la guerre.)

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