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« Shima Kôsaku, le salaryman » : le monde de l’entreprise au Japon vu par le manga

Manga/BD Économie

Le personnage de Shima Kôsaku est né en 1983. Depuis plus de 40 ans, le manga éponyme retrace le monde de l’entreprise en nous parlant de l’économie et de la société japonaise.

Un manga pionnier

Le Japon de l’après-guerre, puissance économique montante, va attirer l’attention du monde entier jusqu’à la fin du XXe siècle. L’Archipel est la deuxième économie mondiale depuis les années 1970, quand en 1979, Ezra Vogel signe Japan as Number One : Lessons for America (ouvrage paru en français sous le titre : Le Japon médaille d’or : leçons pour l’Amérique et l’Europe). Pour ce sociologue américain, le Japon doit son succès à sa culture du « faire-communauté » (les entreprises traitent leurs employés comme s’ils faisaient partie d’une grande famille), à sa volonté collective d’apprendre et de s’améliorer et parce que son système éducatif, axé sur la réussite aux examens, est une méritocratie.

Le monde de l’entreprise japonais est loin de n’avoir suscité qu’une admiration sans borne. Son modèle commercial a aussi été moqué car on a reproché à cet « animal économique » de singer seulement les produits occidentaux, de ne penser qu’à l’argent et au profit, de ne pas respecter les travailleurs dans leur individualité et d’attendre d’eux qu’ils se sacrifient totalement à leur employeur. À l’étranger, on parlait ironiquement de « Japan, Inc. » et on entendait souvent les railleurs dire du Japon qu’il était la « nation socialiste la plus prospère du monde » (un terme qui, chose amusante, sera utilisé ensuite pour qualifier la République populaire de Chine).

Qui dit « Japan, Inc. » dit salaryman, stéréotype vivant du col blanc travaillant à vie et à plein temps pour une entreprise à qui il va se consacrer complètement. Certes on croise toujours ce profil de nos jours, mais la réalité du terrain est désormais plus nuancée et le salaryman tel que l’a décrit Vogel se fait plus rare : on le remarque un peu moins le matin dans les transports en commun.

Un système de promotion à l’ancienneté garantissant une mobilité lente mais continue ainsi que l’emploi à vie étaient alors la norme. Il fallait étudier dur, sortir d’une bonne université et on accédait au graal, un poste permanent dans une bonne entreprise. Là, la carrière était sur des rails jusqu’à la retraite. L’emploi stable permettait de construire un foyer, même si l’employeur continuait d’avoir la priorité sur la vie de famille et la vie privée en général.

Même à l’époque, ces cols blancs n’étaient pas unanimement admirés. Certes, on pensait qu’ils faisaient partie d’une forme d’élite, fière de se sacrifier, mais on trouvait également qu’ils étaient à plaindre. Costumes gris impersonnels, prenant tous les jours le train pour se rendre au travail, ils n’avaient guère le temps de réfléchir à leur vie personnelle et finissaient souvent délaissés par leur entourage qui les tenait à l’écart du quotidien de la famille. Or, les générations suivantes ont vu leurs parents se sacrifier ainsi. « Pas de ça ! », beaucoup souhaitent s’écarter de cette voie et aspirent à la liberté plutôt qu’à la stabilité.

Mais, cette vie laborieuse a inspiré au Japon des récits d’un nouveau genre. Certes on y trouve peu de rebondissements, d’action ou de péripéties, mais Hirokane Kenshi a ouvert la voie au « manga de salaryman » avec son Shima Kôsaku.

Le Japon de la bulle

Le premier opus de la série est intitulé « Shima Kôsaku : chef de section », il paraît dans le magazine Morning chez Kodansha dès 1983. L’année suivante, le principal indice de la bourse de Tokyo (nikkei) dépasse pour la première fois les 10 000 points. En 1985 sont signés les accords du Plaza, il s’agit de rééquilibrer la balance commerciale entre le Japon et les États-Unis. Bientôt l’Archipel sera en proie à une inédite folie financière, la bulle économique va marquer les années 1980.

Le protagoniste du manga s’appelle donc Shima Kôsaku, créé par Hirokane Kenshi. Ce col blanc travaille chez Hatsushiba Electric (une entreprise fictive librement inspirée de Matsushita Corporation, devenue Panasonic, où l’auteur a travaillé). Marié, il a une fille, mais son travail intéresse peu sa femme. Dans le premier épisode, Shima n’est qu’assistant manager mais il vient d’être officieusement choisi pour une promotion au poste de chef de section. Au fil des pages on apprend que sa promotion est un temps compromise à cause d’une liaison avec une de ses subordonnées, mais il parvient à devenir chef de section, puis cadre dirigeant et finit par se hisser à la tête de son entreprise. Shima Kôsaku est l’archétype du col blanc ordinaire, pathos en prime.

De nombreux Japonais se sont identifiés à M. Shima, ici en P.D.G. (© Hirokane Kenshi/Kodansha)
De nombreux Japonais se sont identifiés à M. Shima, ici en P.D.G. (© Hirokane Kenshi/Kodansha)

Né en 1947, le personnage de Shima est de la première génération du baby-boom japonais (1947-1949). Comme ailleurs dans le monde, les boomers nippons ont une certaine réputation : pour le meilleur ou pour le pire, on les imagine forts, bourrus et ambitieux. Le Japon de l’époque est chauvin et sur le lieu de travail les abus de pouvoir ou le harcèlement sexuel étaient monnaie courante. En 1985, le gouvernement tente de remédier à la situation en adoptant un projet de loi portant sur l’égalité des chances en matière d’emploi, mais le monde de l’entreprise n’est pas très réactif et ne change pas foncièrement.

Shima n’est pas représentatif de sa génération. Plutôt libéral, il fait montre d’un sens de la justice qui le pousse dès son enfance à braver les discriminations. Doux au premier abord, il sait aussi faire preuve d’un grand courage dans l’adversité, notamment quand il s’agit d’affronter la pègre. Il ne donne ni dans le harcèlement sexuel ni dans l’abus de pouvoir.

Dans le manga, même s’il reste souvent dans leur ombre, Shima est très populaire auprès de la gent féminine. Après sa promotion et pour le plus grand plaisir des tabloïds japonais, il est notamment photographié embrassant une actrice. Mais, à ce moment du récit, comme il est divorcé et célibataire et n’enfreint aucune ligne rouge, cela n’impacte pas sa carrière dans l’entreprise. Surtout que Shima profite beaucoup de ses relations avec les femmes pour faire fructifier ses affaires.

Ce personnage est donc devenu l’archétype du nouveau type d’homme d’affaires japonais ayant émergé avec la bulle économique. Mais cette bulle n’allait pas tarder à éclater et le Japon ne savait pas encore qu’il allait entrer dans ce qui sera d’un point de vue économique des « décennies perdues ». L’emploi à vie et le système de promotion à l’ancienneté, qui semblaient pourtant être acquis, allaient se raréfier.

Shima ne se sentait pas obligé de se sacrifier moralement ou physiquement pour progresser dans l’entreprise. Son poste de cadre moyen lui permettait de s’épanouir, l’entreprise ne bridait, ni conditionnait son identité. Et il se trouvait juste chanceux quand la réussite était au rendez-vous.

Dans le manga, Shima est effectivement très chanceux. Il est pourtant décrit comme étant « né sur la troisième base », on utilise cette métaphore tirée du monde du baseball pour parler de quelqu’un qui dit réussir à la force du poignet alors qu’il est en fait parti avec une longueur d’avance dans le jeu ou dans la vie. Mais il est plus que cela. Le Japon se transformant, les anciennes recettes deviennent obsolètes, pour réussir et remporter des marchés il faut désormais maîtriser de nouveaux codes. Or le personnage de Shima sait s’adapter, il sait faire preuve d’humanité et de largesse d’esprit. Pourtant avec de telles caractéristiques il aurait auparavant été catalogué comme « intelligent mais naïf et surtout il aurait été denigré car on l’aurait jugé incapable de se montrer impitoyable ». Shima réussit au Japon, mais aussi en Chine et en Inde, puis il finit par prendre la tête d’une grande entreprise. Ce manga dresse un portrait unique et positif d’un col blanc sachant évoluer avec son temps.

Incarnation du bon col blanc à la japonaise, le personnage de Shima est apparu dans plusieurs campagnes publicitaires. Dans les images ci-dessus on découvre Shima, une canette de café à la main sur la couverture de l’édition spéciale célébrant les 40 ans de l’anthologie de manga Morning. (© Hirokane Kenshi/Kodansha)
Incarnation du bon col blanc à la japonaise, le personnage de Shima est apparu dans plusieurs campagnes publicitaires. Dans les images ci-dessus on découvre Shima, une canette de café à la main sur la couverture de l’édition spéciale célébrant les 40 ans de l’anthologie de manga Morning. (© Hirokane Kenshi/Kodansha)

Shima Kôsaku ouvre la voie vers un nouveau genre de manga

Ce ne sont pas les péripéties qui manquent pour pimenter les histoires de cols blancs japonais : rivalités entre factions, rachats agressifs et négociations impitoyables avec des entreprises étrangères, confrontation avec la pègre, liaisons... Les aventures de Shima Kôsaku ont ouvert les possibles et régénéré l’image du salaryman. Un nouveau genre était né.

Ainsi, la revue Big Comic lance en 1985 « Yamaguchi Roppeita : bureau des affaires générales ». Plutôt mélodramatique, cette série de mangas écrite par Hayashi Norio et illustrée par Takai Ken’ichirô a longtemps été considérée comme un hymne à la figure de l’homme d’affaires japonais ordinaire.

Contrairement aux personnages de Shima et Yamaguchi qui avaient déjà des postes de cadres moyen au début de leur récit respectif, le protagoniste du manga « Pour toi, signé Miyamoto » (Miyamoto kara Kimi he, d’Arai Hideki 1990) est un salarié débutant qui trouve progressivement ses marques malgré de nombreux faux pas le pénalisant tant au travail que dans sa vie privée.

Mais au début des années 1990, la bulle économique éclate et la société japonaise doit penser à se restructurer. C’est alors qu’apparaît une nouvelle superstar du « manga de salaryman ». La revue Weekly Young Jump chez Shûeisha lance en 1994 une série écrite par Motomiya Hiroshi intitulée Salary Man Kintarô. Le profil du héros est intéressant, avant de devenir col blanc, Yajima Kintarô était en effet le chef d’un gang de motards. Il saisit l’opportunité d’entrer dans une grande entreprise de BTP et commence sa carrière en taillant des crayons, mais il parvient à gravir rapidement les échelons en se serrant les coudes avec ses collègues et en cherchant des appuis auprès de ses relations hors de la sphère entrepreneuriale. Kintarô est dynamique, son ascension est rapide et surprenante, il finit même par trouver un poste dans une banque étrangère.

D’autres mangas voient le jour dans les années 1990, citons « Elle ira loin, Hiromi » (Kono hito ni kakero). Dans son manga adapté du récit de Shû Ryôka, Yumeno Kazuko met en scène la carrière d’une femme gravissant un à un les échelons d’une méga banque. Le récit s’ouvre dans les années 1990, d’employée elle passe vite chef de section puis directrice, directrice générale, directrice générale principal, PDG… pour finir tout au sommet de la hiérarchie et prendre les rênes du groupe. En arrière plan, le manga dépeint la société japonaise et le monde des affaires en pleine ébullition.

Si dans le manga, Shima refuse d’entrer en politique, dans le « monde réel », il a été nommé vice-gouverneur honoraire de la préfecture de Saga en 2023, c’était dans le cadre de la campagne de promotion « Saga crée la surprise » lancée par le gouvernement de la préfecture.  En japonais cette campagne portait le nom de Saga-puraizu, un terme valise basé sur un jeu de mots. En effet, « surprise » est retranscrit sa-puraizu en katakana par emprunt à l’anglais, ne restait qu’à allonger le sa- en Saga.  (© Hirokane Kenshi/Kodansha)
Si dans le manga, Shima refuse d’entrer en politique, dans le « monde réel », il a été nommé vice-gouverneur honoraire de la préfecture de Saga en 2023, c’était dans le cadre de la campagne de promotion « Saga crée la surprise » lancée par le gouvernement de la préfecture. En japonais cette campagne portait le nom de Saga-puraizu, un terme valise basé sur un jeu de mots. En effet, « surprise » est retranscrit sa-puraizu en katakana par emprunt à l’anglais, ne restait qu’à allonger le sa- en Saga. (© Hirokane Kenshi/Kodansha)

À l’aube du XXIe siècle, les politiques néolibérales ont rogné sur les prérogatives de l’État et remodelé les conditions de travail. La population active est plus mobile, les disparités sociales plus creusées. La figure du salaryman, symbole de stabilité, a perdu de son attractivité. Jadis au premier plan, les entreprises aux conditions de travail douteuses lui volent désormais la vedette. Citons l’exemple du manga intitulé « Mr. Tonegawa : le blues du salaryman » (de Hagiwara Tensei, illustré par Hashimoto Tomohiro, Miyoshi Tomoki), inspirés du scenario de « Kaiji » de Fukumoto Nobuyuki. Dans les opus parus dans la revue Monthly Young Magazine chez Kodansha, on peut suivre les aventures de Tonegawa Yukio dans sa lutte acharnée pour éloigner des affaires le président maléfique de sa société.

Les débats sur la « réforme des conditions de travail » font rage au Japon et les entreprises doivent répondre aux attentes des jeunes appelant de leur voeux une nouvelle organisation du travail. Le rapport à l’employeur a changé. Aujourd’hui, les salariés sont plus attachés à leurs jours de congés et la flexibilité des horaires de travail compte plus que les heures sup’ rémunérées.

Dans les mangas aussi, la figure des cols blancs a évolué. Ils sont moins dans le collectif, plus susceptibles d’être des self-made-man. Le manga intitulé « Jeu, rien ne va plus. » (Trillion Game, d’Inagaki Riichirô, illustré par Ikegami Ryôichi) met en scène un homme nommé Haru qui n’hésite pas à se présenter comme « la personne la plus égoïste au monde ». Avec son ami Gaku, un génie de l’ingénierie, ils veulent gagner des milliards de dollars. Haru ayant refusé d’entrer dans une grande banque au motif que son ami n’est pas embauché lui aussi, ils lancent ensemble leur propre PME. Le héros de « Start Up Nation » (Stand Up Start, écrit et illustré par Fukuda Shû) se considère lui comme un « investisseur en ressources humaines ». Comme il souhaite que le Japon ne soit plus considéré comme un pays rétrograde manquant d’esprit d’initiative, il décide d’investir dans le capital humain et aide tous ceux qui autrement n’auraient pas leur chance dans le système actuel.

Ces nouveaux mangas mettent en scène des personnages qui essaient de créer leur propre parcours professionnel, une carrière qui corresponde à leurs ambitions et à leurs valeurs. Ils incarnent à leur manière l’évolution de l’économie et de la société japonaises. Soulignons également l’apparition de mangas parlant du monde des affaires mais destinés aux femmes. « La Buse » (Munô no taka, de Hanzaki Asami), paraît notamment en plusieurs opus dans le magazine féminin KISS chez Kodansha.

Il est loin le monde des premiers Shima Kôsaku. Mais le personnage continue d’évoluer au fil des ans. Aujourd’hui PDG, il joue un rôle actif sur la scène économique japonaise. Il faut donc s’attendre à ce que les « manga de salaryman », à l’instar de la société dont ils sont un reflet, continuent de se diversifier sans rien perdre de leur dynamisme créatif.

(Photo de titre: le personnage de Shima Kôsaku a fait ses débuts en 1983. En haut à gauche, « Shima Kōsaku : Chef de section », le tout premier volume de ce qui allait être une longue série. Les mangas ont vu leur sous-titre changer à mesure que le héros gravissait les échelons - chef de section puis directeur de section, directeur de département, président, président du conseil d’administration et, enfin, PDG. En bas de la photo on peut voir le volume intitulé « Shima Kôsaku : Étudiant », qui revient sur les antécédents de Shima et narre sa vie d’avant, d’avant même le tout premier opus. Le manga s’est vendu à plus de 47 millions d’exemplaires. Photo © Nippon.com.)

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