Rencontre avec les lauréats japonais du prix Ig Nobel

Distinguer un Monet d’un Picasso ? Les découvertes d’un lauréat du prix Ig Nobel sur l’intelligence animale

Science Société Art

En 1995, le professeur émérite Watanabe Shigeru et son équipe ont remporté le prix Ig Nobel de psychologie pour avoir démontré que les oiseaux sont capables de distinguer différents styles de peinture. Fort de plus d’un demi-siècle d’expérience, le professeur Watanabe continue d’explorer jour après jour les secrets du comportement animal.

L’appréciation de l’art n’est pas exclusivement réservée à l’homme ; les animaux eux aussi peuvent, à leur façon, s’avérer être des critiques hors pair. Le professeur de psychologie Watanabe Shigeru de l’université Keiô et son équipe ont entraîné des pigeons à reconnaître différents styles artistiques, dont ceux de Claude Monet et de Pablo Picasso. Quelles conclusions ont-ils donc pu tirer ? Cette expérience a permis de montrer que nos compagnons à plumes perçoivent leur monde d’une façon qui n’est pas sans rappeler celle des êtres humains.

C’est cette expérience qui leur a valu le prix Ig Nobel de physiologie en 1995. Créé en 1991 par Mark Abrahams, l’éditeur de la revue scientifique humoristique Annals of Improbable Research (AIR), ce prix rend hommage aux côtés quelque peu farfelus des découvertes scientifiques. Les recherches du professeur Watanabe et de son équipe, en revanche, ne sont pas à prendre à la légère et sont tout à fait sérieuses.

Un protocole bien précis

Le professeur Watanabe admet qu’il ne prenait pas vraiment le prix Ig Nobel au sérieux. Pour lui, ce n’était que des étudiants de l’université d’Harvard qui « s’amusaientun peu ». Mais ça, c’était jusqu’en 2018, lorsqu’il a assisté lui-même à un événement à Tokyo, pour présenter le prix, qu’il décrivit de ses propres mots comme une « passionnante exposition de travaux de recherches uniques ».

Mais le professeur Watanabe est différent des nombreux autres lauréats japonais du prix Ig Nobel (plus de 28 !) tant pour le caractère insolite des sujets sur lesquels portent ses recherches que sa carrière en elle-même. En 2020, il a remporté le prestigieux prix japonais d’ornithologie, le prix Yamashina Yoshimaro, qui récompensait dix années de recherches sur le comportement de nos compagnons à deux pattes.

Savoir si oui ou non des pigeons peuvent être entraînés pour distinguer un tableau de Monet d’un tableau de Picasso ne nécessite peut-être pas des travaux de recherches révolutionnaires mais il n’en fallait pas plus pour susciter l’intérêt du professeur Watanabe, qui voulait en apprendre davantage sur le fonctionnement des oiseaux et surtout sur les raisons expliquant leur comportement.

Pour tester son hypothèse, il prit deux groupes de pigeons et leur montra dix peintures de chaque artiste. Il récompensa délibérément le premier groupe avec de la nourriture à chaque fois qu’il picorait une touche lorsqu’un tableur de Monet apparaissait à l’écran, mais ne donna rien dans le cas d’un tableau de Picasso, et vice versa pour l’autre groupe. Au 20e jour de l’expérience, il comprit que les oiseaux avaient appris à distinguer les deux artistes avec un taux de réussite plutôt élevé.

Un pigeon en pleine analyse d’un tableau lors d'une séance d'entraînement.
Un pigeon en pleine analyse d’un tableau lors d’une séance d’entraînement.

Galvanisé par ses découvertes, il réitéra l’expérience avec deux groupes, cette fois-ci non plus avec des tableaux de Monet et de Picasso mais avec des peintures d’autres artistes impressionnistes et cubistes. Les résultats furent les mêmes. Le professeur Watanabe en conclut que les pigeons avaient développé une sensibilité artistique suffisante pour leur permettre de reconnaître les traits dominants de deux courants de peinture. Si l’expérience eut un impact considérable sur la compréhension de l’intelligence animale, le professeur tient tout de même à souligner que cela ne signifie pas que les pigeons appréciaient l’art en lui-même. « Les oiseaux choisissaient des peintures en fonction de la récompense qu’ils recevaient ou non » explique le professeur. « Ils n’avaient aucun sens inné pour les œuvres en elles-mêmes. »

De nombreux points communs avec les humains

Les oiseaux avaient certes été motivés davantage par leur appétit que par les peintures qu’ils observaient, mais le professeur découvrit qu’ils montraient une aptitude remarquable à traiter des informations visuelles complexes, d’une manière qui n’était pas sans rappeler le processus de catégorisation, ce que nous, êtres humains, faisons également. Plaçant la barre un peu plus haut, il disposa les peintures de différentes manières : en noir et blanc, à l’envers ou encore en segments. Et à chaque fois, le pigeon faisait mouche, avec un niveau de précision similaire.

Partant de ce constat, le professeur trouva également des rapprochements avec les idées du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889–1951). Dans son livre Investigations philosophiques, publié à titre posthume, Wittgenstein évoque l’idée de « ressemblance familiale » selon laquelle il est facile de reconnaître un certain nombre de similitudes qui se chevauchent dans un groupe, telles que la courbe du nez ou d’autres ressemblances parmi les membres d’une famille. Mais le professeur voulait aller entre plus loin ; il voulait maintenant mettre à l’épreuve la capacité de discernement de ses sujets. « J’étais vraiment curieux de savoir si les oiseaux étaient capables de faire la différence entre une bonne et une mauvaise peinture. »

Une certaine capacité d’appréciation de l’art

Alors qu’il préparait son expérience, le professeur avait l’embarras du choix pour sélectionner les chefs-d’œuvre… mais cela était beaucoup moins vrai pour les peintures dites « mauvaises ». Il alla solliciter un de ses collègues, spécialiste de l’esthétique, et lui demanda de lui peindre quelque chose d’horrible sur une toile, mais sans toutefois pouvoir atteindre l’objectif escompté. Il s’avéra en réalité que le fait de porter un jugement sur une œuvre revêt un caractère extrêmement subjectif, si bien qu’il en devient même difficile de qualifier de « mauvaise » l’œuvre la plus laide qui soit. Il choisit donc une approche différente et se rendit dans une école primaire non loin de chez lui et prit des dessins réalisés par des enfants. Ensuite, il demanda à quelques personnes de juger les dessins en leur attribuant la mention « beau » ou « laid », entendant utiliser les résultats obtenus pour mener à bien son expérience.

Suivant la même méthode que pour ses expériences précédentes, il montra aux pigeons une série de diapositives des dessins qualifiés de « beau » et « laid ». Comme précédemment, les oiseaux apprirent à faire la différence entre deux groupes de dessins, même lorsque leur taille avait été réduite ou même que de nouvelles œuvres avaient été présentées. Cependant, il observa que le niveau de précision battait de l’aile lorsque les images étaient en noir et blanc ou déformées par une mosaïque.

Pour le professeur Watanabe, le fait que les pigeons aient été capables de distinguer deux catégories de peintures, « bonne » et « mauvaise » laisse fortement à penser que les pigeons sont capables de traiter des informations visuelles, tout comme les êtres humains.

Les rongeurs eux aussi ont des émotions !

Au fil de ses nombreuses expériences, le professeur Watanabe finit par s’occuper d’une centaine de pigeons ! Ayant à cœur de garantir l’intégrité de ses travaux de recherches, il faisait constamment face à des problèmes tels que des oiseaux qui s’enfuyaient alors que l’expérience n’était pas encore terminée ou même l’apparition de maladies parmi ses sujets à plumes. Par exemple, un pigeon qui provenait d’un fournisseur et donnait des résultats excellents, pour le plus grand plaisir du professeur d’ailleurs, dut être écarté de l’expérience lorsqu’il apparut clairement que les performances remarquables du volatile étaient tout simplement dues au fait qu’il avait déjà été utilisé pour d’autres recherches.

Les expérimentations du professeur Watanabe sur l’intelligence animale flirtent avec la psychologie, qui est le sujet dans lequel il est spécialiste. Cependant, il insiste sur le fait que ce domaine, selon lui, nous apprend beaucoup sur le comportement humain. « Je pense officiellement qu’étudier les animaux, c’est comprendre l’évolution de la cognition humaine. Mais à dire vrai, cette activité est quelque chose qui me passionne, c’est tout. »

Amoureux des bêtes par nature, le professeur Watanabe s’est intéressé à la biologie dès l’école. Il a même envisagé d’en faire son métier mais a été découragé par la place croissante donnée aux mécanismes moléculaires des êtres vivants. Il ne pensait alors pas trouver un sujet de recherche qui l’intéresserait. Il a donc intégré l’École des relations humaines de l’université Keiô, dont le département de psychologie disposait d’un laboratoire d’expérimentation animale renommé. « J’étais heureux comme un poisson dans l’eau » confie-t-il.

À cette époque-là, les études sur la psychologie animale utilisaient principalement des souris et des rats. Mais les rongeurs ont une acuité visuelle bien inférieure à celles des humains. À partir des années 1950, les pigeons, qui sont eux réputés pour avoir de bonnes capacités visuelles, ont été de plus en plus utilisés pour les besoins de ces études, ce qui amena le professeur Watanabe à ces recherches sur les oiseaux.

Une souris recevant un entraînement pour les besoins d’une expérience.
Une souris recevant un entraînement pour les besoins d’une expérience.

Si de nombreux pigeons ont été utilisés pour les besoins de ses recherches, le professeur Watanabe n’a pas pour autant complètement délaissé les souris. Dans une expérience, il a montré que les animaux étaient capables de se connecter d’une manière qui n’est pas sans rappeler celle des humains.

Les souris ont des cellules de graisse particulières situées sur leur dos. Elles ont la particularité de s’échauffer lorsque ces rongeurs sont tendus, ce qui permet de comprendre facilement quand ils sont soumis au stress. Le professeur Watanabe a enfermé une souris dans un tube et en a laissé une autre se promener librement à sa guise à proximité, sous les yeux de sa congénère. Sans surprise, la température des cellules de graisse de la souris enfermée a augmenté. Mais lorsqu’il a enfermé plusieurs souris ensemble dans un tube, l’augmentation de la température a été moins prononcée. « Il est évident que le fait d’avoir d’autres personnes à ses côtés atténue le sentiment de stress » explique-t-il. « On pourrait dire que pour les souris aussi, partager un fardeau allège la charge finale. »

Aller au-delà de l’anthropocentrisme

Mais le professeur Watanabe a utilisé d’autres animaux pour les besoins de ses recherches : des anguilles. Il voulut en apprendre davantage sur les capacités de d’évaluation des distances et de l’espace chez ce poisson, dans l’espoir de comprendre comment ces créatures si souples traitent les informations dans le monde aquatique.

Pour les besoins de son expérience, le professeur Watanabe a placé quatre tubes dans un bassin, de façon à ce que les anguilles ne puissent se cacher que dans l’un d’entre eux. Les anguilles étaient capables de trouver le tube ouvert, et ce même lorsque le professeur leur brouillait les pistes, en changeant la position du bassin par exemple. En revanche, le taux de résultats a chuté de façon spectaculaire lorsque le professeur a plongé les animaux dans l’obscurité, les forçant à retrouver leur cachette dans le noir, ou a changé la position du tube.

L’acquisition de la capacité d’évaluation des distances et de l’espace est plutôt aisée pour les animaux. Toutefois, le professeur Watanabe souligne que cette expérience a permis de dissiper l’idée répandue au Japon selon laquelle les anguilles possèdent une mémoire quasi surnaturelle. « Cela n’était clairement pas le cas » explique le professeur. Il espère pouvoir continuer ses recherches et souhaite en particulier savoir si le fait que les anguilles sauvages et les anguilles d’élevage évoluent dans des environnements différents a un impact sur la structure cérébrale des deux types d’animaux.

Le professeur Watanabe en compagnie de l’un de ses partenaires de laboratoire.
Le professeur Watanabe en compagnie de l’un de ses partenaires de laboratoire.

Cela fait plus d’un demi-siècle que le professeur Watanabe étudie les animaux. Mais il tient tout de même à insister sur le fait que ce domaine de recherche reste victime du parti pris d’anthropocentrisme. Si les humains ne sont plus perçus comme occupant le sommet de l’arbre de l’évolution, l’étude de l’intelligence continue d’être dominée par une pensée centrée sur l’homme. « Dès le départ, j’ai voulu inverser cette vue hiérarchique et linéaire, en montrant que les animaux, eux aussi, sont capables de réfléchir. »

Cette ambition, le professeur Watanabe la nourrit dès le plus jeune âge. Elle est née d’un profond respect pour les êtres vivants, animaux comme êtres humains. « L’étude des animaux a été pour moi une longue leçon d’humilité » explique-t-il avec un petit rire gêné. Ses recherches ont permis d’approfondir notre compréhension des animaux sur de nombreux fronts. Et pour sûr, nous ne sommes pas au bout de nos surprises !

(Texte et reportage de Hamada Nami, de Power News. Photo de titre : © Power News. Toutes les autres photos sont avec l’aimable autorisation du professeur Watanabe Shigeru.)

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