11 juillet 1951, le drame du barrage Heiwa : des dangers toujours d’actualité

Catastrophe

Nous sommes en 1951 près de Kyoto, après un épisode de très fortes pluies, le barrage Heiwa cède et cause une inondation. On déplore le décès de 114 personnes. Aujourd’hui au Japon, de nombreux barrages vieillissants constituent une menace pour les populations d’autant que les fortes précipitations sont de plus en plus fréquentes.

Un projet d’envergure nationale qui a fini en tragédie

Près d’un quartier résidentiel, une stèle a été érigée en bord de route à environ quatre kilomètres au sud de la gare JR de Kameoka (préfecture de Kyoto), pour commémorer l’inondation survenue après la rupture du barrage Heiwa. Non loin de là, on aperçoit un embarcadère, d’où il est possible d’embarquer pour un petit circuit en bateau à la découverte des gorges de la rivière Hozu. Le monument commémoratif a été inauguré par la municipalité en septembre 2011. Le maire a déclaré à cette occasion : « L’inondation due au barrage Heiwa est une catastrophe que la commune de Kameoka ne devra jamais oublier. Nous devons tirer les leçons de ce drame et ceux d’entre nous qui vivent encore ici doivent se faire les passeurs et les gardiens de cette mémoire. »

Le monument rend hommage aux 114 victimes ayant trouvé la mort ainsi qu’aux 238 blessés. Le drame a eu lieu le 11 juillet 1951 après que de fortes pluies se sont abattues faisant déborder le plan d’eau du barrage Heiwa situé sur un affluent de la Hozu, en amont de la Toshitani. L’inondation qui a suivi a détruit ou emporté sur son passage 268 maisons, 152 demeures ont vu l’eau s’engouffrer au rez-de chaussée quand 497 autres ont vu leurs caves et fondations noyées. On a deploré 75 morts à Kasebara, dans l’ancien village de Shino (la zone la plus touchée) et 21 victimes dans l’ancienne commune de Kameoka. Personne n’aurait pu imaginer qu’un plan d’eau puisse causer tant de dégâts.

La digue qui a cédé était un « barrage en remblai » situé dans un bras de la Toshitani. L’ancien ministère de l’Agriculture et des Forêts avait prévu cinq barrages de ce type afin de contrôler les crues et permettre l’irrigation. C’est sur l’initiative du gouvernement que la commune de Kameoka avait rejoint le projet. Le remblai faisait 19,6 mètres de haut et 82,5 mètres de long. Il était conçu pour retenir 220 000 tonnes d’eau.

Achevé en septembre 1949, l’ouvrage n’aura tenu que deux ans avant de céder. Nakao Yûzô, membre fondateur de l’association Heiwa Reservoir Flood Memorial, se souvient de la météo des jours précédant la catastrophe. Le 10 juillet, il faisait beau, un beau soleil d’été brillait. Mais, au-dessus de la péninsule sud-coréenne, la dépression est rattrapée par un front pluvieux qui a envoyé des nuages chargés de pluie vers l’ouest du Japon. Au petit matin du 11 juillet, de fortes averses s’abattent et les alentours de Kameoka sont inondés. La station météorologique de Kyoto indique alors 66 millimètres de précipitations par heure. Nakao, qui était alors en deuxième année à l’école primaire d’Anjô, se souvient : « La pluie et le tonnerre étaient terrifiants. »

Les causes exactes du drame restent obscures

La stèle rappelle que le remblai situé sur la rive droite de la Toshitani a cédé le 11 juillet vers 9 h 30 du matin. L’eau a alors commencé à se déverser en direction de Kasebara, 10 minutes plus tard, la pression de l’eau est telle que la digue principale cède à son tour. L’équivalent de 90 piscines olympiques se déversent en une masse noire et en moins de 20 minutes le village de Kasebara est submergé.

Le village de Kasebara englouti par des eaux boueuses. (Avec l’aimable autorisation de l’Association Heiwa Reservoir Flood Memorial)
Le village de Kasebara englouti par des eaux boueuses. (Avec l’aimable autorisation de l’Association Heiwa Reservoir Flood Memorial)

La rupture du barrage Heiwa défraye la chronique, le Japon est sous le choc. Ce projet gouvernemental ne devait-il pas servir de fer de lance ? Les enquêteurs du ministère de l’Agriculture et des Forêts se rendent sur les lieux du sinistre dès le lendemain. Deux semaines plus tard, le comité de construction mandaté par la Diète se joint à eux. Les causes du drame sont débattues à l’Assemblée sans déboucher sur des conclusions claires. Le procès intenté par les survivants s’achève sans que les causes ne soient élucidées. Impossible à ce jour de savoir s’il faut uniquement incriminer d’imprévisibles précipitations sans précédent ou s’il s’agit d’un défaut de conception.

Alors qu’il examine des documents dans le cadre du travail d’enquête de l’association travaillant sur le mémorial de l’incident Heiwa, Nakao Yûzô tombe sur un article intitulé « Ruptures de barrages dans le monde » (Japan Dam Association, 1966), qui attribue la rupture du barrage Heiwa à une « gestion inadéquate ». « Il semble raisonnable de penser qu’il y a eu un problème dans la gestion du projet. Il est possible que les normes encadrant la conception de barrages étaient à l’époque insuffisantes ou qu’il y a eu un problème avec les techniques de génie civil. Mais ce type d’accident est très grave, la rupture de remblais soulève de grands problèmes de sécurité dans un Japon si sujet aux catastrophes naturelles. », souligne-t-il.

Un désastre sans nom

La rupture du remblai de la retenue d’eau Heiwa fut un désastre sans nom. Des stèles et monuments aux morts ont été érigés ça et là dans la région de Kasebara, le long de la Toshitani et dans l’ancien district de Kamiyata, à Kameoka. Mais il a fallu 60 ans à la commune pour qu’un monument commémorant l’ensemble de la catastrophe voie le jour.

La tragédie est restée dans l’ombre car les autorités et les locaux ont eu une lecture différente du sinistre et plus largement du rôle du barrage. Car si l’ancienne commune de Kameoka était favorable au projet de construction initial parce qu’elle avait des besoins en irrigation, les habitants de la commune de Kasebara, située plus en aval, à Shino, y étaient opposés. Ils craignaient que l’ouvrage ne perturbe l’approvisionnement en eau. On imagine combien les habitants de Kasebara ont pu en vouloir à ceux de Kameoka qui avaient fait passer le projet malgré leurs objections. En 1955, Kameoka devient une commune à part entière avec la fusion de 15 municipalités de la région, mais jusqu’en 1959 le village de Shino a toujours refusé de rejoindre cette agglomération.

Ainsi, la catastrophe a longtemps été ignorée à Kameoka. Mais en 2001, un demi-siècle après l’inondation, Nakao Yûzô ressent comme un sentiment d’urgence. « À ce train-là, les victimes de Heiwa finiraient par être oubliés, l’inondation elle-même finirait par disparaître des mémoires. ». Dès 2002, il lance les bases de ce qui allait devenir l’association commémorant la catastrophe et fonde le Comité spécial pour la collecte et la compilation des documents portant sur l’inondation Heiwa du district de Kasebara. Dans une course contre la montre, il commence par collecter petit à petit des témoignages. Beaucoup de survivants du sinistre sont déjà âgés. Les documents rassemblés par le comité sont compilés en 2009 dans un ouvrage publié à compte d’auteur intitulé « Raconter l’inondation du barrage Heiwa : Requiem pour les 75 victimes de Kasebara ». L’ouvrage reçoit le prix du 3e Grand Prix de l’édition à compte d’auteur dans la catégorie « Terres des origines » (furusato).

Nakao Yûzô commente les photos et autres documents exposés dans la salle municipale de Kasebara.
Nakao Yûzô commente les photos et autres documents exposés dans la salle municipale de Kasebara.

Ils étendent ensuite leur mission à des entraînements préventifs en cas de catastrophes prodigués dans les écoles primaires et secondaires, mais organisent aussi des conférences destinées aux responsables politiques et aux collectivités locales, ou proposent des expositions destinées au grand public. Enfin, ils s’attèlent à la création d’un monument commémoratif installé sur le terrain de la commune. Après avoir assisté à une conférence, les enfants scolarisés en 4e année à l’école primaire Shôtoku créent un roman photo racontant l’inondation. Leur production continue d’être exposée dans les locaux de l’école.

Ces barrages qui continuent de céder dans le Japon de l’Ouest

En décembre 2023, l’enquête menée par le Bureau national chargé de la prévention des catastrophes a recensé au Japon 151 191 barrages à retenue d’eau dont la moitié se trouve dans l’ouest de l’Archipel. Ces barrages sont indispensables car ils assurent l’approvisionnement en eau permettant d’irriguer les terres agricoles. Beaucoup sont aussi des attractions touristiques, mais 70 % ont été construits avant la Restauration de Meiji de 1868. L’usure gagne alors que les précipitations augmentent localement. D’autres barrages menacent de rompre.

Nombre de barrages avec retenues d’eau (par région, décembre 2023)

Nombre de barrages avec retenue d’eau (par préfecture, décembre 2023)

Entre 2013 et 2022, le ministère a recensé 7 098 incidents sur des barrages. Si l’on remonte plus loin dans le temps, il faut savoir qu’en 2004, le séisme de Niigata Chûetsu ainsi que les 10 typhons (sachant que suivant la définition japonaise la catégorie « typhon » inclut les tempêtes tropicales) ayant frappé le Japon ont causé plus de 4 500 sinistres et qu’en 2011, le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon est responsable de près de 4 000 catastrophes.

Ainsi, le séisme du 11 mars 2011 est responsable de la rupture du barrage de Fujinuma à Sukagawa (dans la préfecture de Fukushima). Les inondations ayant suivi ont fait sept morts et un disparu. Or le barrage de Fujinuma était du même type que celui de Heiwa et les dégâts ont été similaires. L’association de Kameoka a fait des dons et ponctionné sur ses fonds pour aider les habitants de Fujinuma. Elle a également aidé le comité de Fukushima à préserver la mémoire du sinistre en contribuant à l’érection d’un mémorial à Fujinuma.

Nombres de catastrophes dues à une rupture de barrage

Des sites par milliers ont besoin d’être rénovés

Conscient du problème, le gouvernement adopte en 2019 la loi de protection des barrages. Les maires sont désormais tenus d’informer la population des risques liés aux retenues d’eau de barrage, ils doivent notamment produire des cartes indiquant les zones sensibles. En 2020, une mesure spéciale concernant la construction de barrages est promulguée, elle doit aider les gouverneurs de préfectures à identifier les barrages d’irrigation à haut risque car situés à proximité de zones résidentielles qui, le cas échéant, pourraient causer des dégâts importants. L’objectif est de pousser les autorités compétentes à se concentrer sur la rénovation et la prévention des risques. Fin 2023, 53 399 sites à risque avaient été identifiés.

À l’adoption de ces deux lois, le Bureau d’évaluation des politiques publiques du ministère de l’Intérieur et des Communications a enquêté entre octobre 2022 et juin 2024 en se focalisant sur 66 municipalités de 11 préfectures. Le rapport d’enquête publié le 21 juin 2024 met clairement en évidence l’importance des retards en prévention des risques naturels sur la totalité sur territoire.

Il recense 10 089 barrages à risque qui, conformément à la mesure spéciale promulguée en 2022, nécessitent urgemment une prise en charge alors que 1 024 retenues d’eau seulement (10 % environ) ont commencé d’être rénovées. Cette mesure court jusqu’en 2030, toutes les rénovations devraient être commencées d’ici là. Mais, seuls 2 380 sites (23,6 % du total) seront pris en charge. La production de cartes indiquant les zones à risque a également pris du retard. Seulement la moitié (4 229) des 8 543 sites concernés ont fini de les concevoir.

Sites à risque nécessitant des rénovations (2022)

Évaluation des risques en temps réel

Qu’en pensent les experts ? Môri Yoshiyuki est professeur émérite à l’université d’Ibaraki. Ce spécialiste en génie civil agricole, explique : « C’est bien qu’un système permette aux gouverneurs de préfectures d’organiser la prévention pour les barrages à risques. » Il salue également le rapport d’enquête, qui lui semble « très utile puisqu’il dessine les grandes lignes à suivre et guide les collectivités locales, en leur montrant comment structurer concrètement la gestion et la prévention des catastrophes ». Il ajoute que ce rapport devrait servir de base pour une meilleure coordination des services au niveau national et local.

En 2019, le Japon inaugure l’ère Reiwa. À tous les niveaux, les autorités concernées se concertent pour rattraper le retard pris et garantir une meilleure prévention des risques sur les sites abritant des barrages. L’Institut national de recherche en Agriculture et Alimentation est l’un des organismes les plus actifs en ce domaine. En 2018, il lance un système permettant d’accompagner la prévention des catastrophes liées aux barrages, pleinement opérationnel depuis 2020. Le recours à l’IA permet d’estimer et d’afficher en temps réel le niveau d’eau dans les bassins de rétention ainsi que le risque de rupture d’un barrage, il fournit aux collectivités locales les informations permettant d’organiser la prévention des catastrophes.

Môri Yoshiyuki trouve que ce système est un « moyen révolutionnaire pour éviter les sinistres ». Depuis plus de 15 ans, l’Institut se consacre à la recherche et au développement de technologies et travaille à la prévention des catastrophes liées aux barrages. Il collecte et partage notamment les données recueillies sur les catastrophes. Cette contribution est importante tant au Japon, les attentes sont grandes.

Ainsi, on ne peut que souhaiter que l’association qui s’est donné pour mission de perpétuer la mémoire de la catastrophe de Heiwa poursuive son action. Môri Yoshiyuki de conclure : « Transmettre la mémoire est essentiel, Cela renforce la résilience des communautés en cas de catastrophe naturelle. J’espère sincèrement que ce genre d’initiative populaire saura gagner l’ensemble du territoire. »

Sources des graphiques de l’article

(Photo de titre : monument commémorant les inondations causées par la rupture du barrage Heiwa. © Abe Haruki)

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