Exploration de l’histoire japonaise
Le mythe du kamikaze : les « vents divins » de l’invasion mongole et la propagande en temps de guerre
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La légende des « vents divins » (kamikaze) ayant contrecarré l’invasion mongole du Japon au XIIIe siècle est citée de longue date dans l’histoire japonaise. Au XXe siècle, le culte autour des kamikaze censés préserver la nation a conduit aux tragiques attaques suicides de pilotes japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Mais un typhon a-t-il réellement frappé le Japon alors qu’il combattait les envahisseurs ? Les récits des batailles de Bun’ei en 1274 et de Kôan en 1281 évoquent des tempêtes qui auraient assailli la flotte des Yuan, mais l’impact de ces vents sur l’issue des conflits demeure sujet à débat. Comment ces récits ont-ils donné naissance au mythe selon lequel des vents divins protégeraient la nation en période de crise ?
Fouilles dans le passé
Les historiens ont longtemps cherché des preuves de l’existence de ces fameux typhons dont la légende dit qu’ils sont parvenus à décimer les forces d’invasion des Yuan. De récentes recherches géologiques ont mis en évidence des signes de violentes tempêtes le long de la côte de Kyûshû à l’époque de l’invasion, soulevant de nouvelles interrogations sur la véracité de l’histoire des kamikaze.
En 2016, un groupe de l’université municipale d’Osaka dirigé par le professeur associé Haraguchi Tsuyoshi (aujourd’hui exerçant à l’université du Tôhoku) a étudié les dépôts sédimentaires au fond de l’étang Daija (ou Ikeda), un plan d’eau douce situé à Amakusa, dans la préfecture de Kumamoto, sur la côte ouest de Kyûshû. Cette enquête faisait partie d’un projet plus vaste de recherche sur les signes de tsunami, lancé à la suite du Grand tremblement de terre de l’Est du Japon du 11 mars 2011.

Mesurant 800 mètres de circonférence, l’étang Daija est séparé de la mer par une étroite bande de sable. (Avec l’aimable autorisation du département municipal de la culture d’Amakusa)
Haraguchi et son équipe ont prélevé des carottes de sédiments dans l’étang et identifié plusieurs couches dites d’événement, indiquant que la mer avait franchi à différentes époques la mince bande de sable pour inonder le bassin. Ces couches étaient composées de sable et de coquilles d’organismes unicellulaires appelés diatomées. « Ce type de dépôts, explique Haraguchi, résulte d’événements majeurs comme de puissants typhons, des tsunamis ou des marées de tempête, qui transportent des sédiments du fond marin. »
La datation au carbone 14 a révélé que la plupart de ces couches remontaient à des périodes très anciennes. Cependant, une bande de 63 centimètres située à 1,28 mètre de profondeur daterait du XIIIe siècle. En étudiant cette strate, Haraguchi estime que, bien qu’un tsunami ne puisse être totalement exclu, les caractéristiques du dépôt sont davantage compatibles avec celles d’un typhon intense du type de ceux qui frappaient fréquemment cette région. « Il est tout à fait possible que nous soyons en présence d’une trace de la tempête qui a sévi lors de la bataille de Kôan en 1281. »
Si la théorie de Haraguchi est exacte, il s’agissait d’un ouragan géant. Son hypothèse est appuyée par la découverte en 2010 des vestiges de bateaux de la flotte des Yuan au fond de la baie d’Imari, dans la préfecture de Saga, à environ 120 kilomètres au nord du lac Daija. Ces navires seraient issus de l’armée de la route du Sud des Yuan, partie de Chine continentale (un second groupe, l’armée de la route de l’Est, avait été dépêché depuis l’État vassal de Goryeo, sur la péninsule coréenne), et les éléments disponibles suggèrent fortement que ces embarcations ont sombré dans une tempête alors qu’elles cherchaient refuge dans la baie.
Confier son sort aux dieux
Parmi les historiens, l’idée qu’un typhon ait réellement mis en échec l’invasion mongole lors de la bataille de Bun’ei reste aujourd’hui encore controversée, mais les preuves indiquant que le climat a bien joué un rôle dans la bataille de Kôan, sept ans plus tard, commencent à s’accumuler. L’arrivée d’une tempête à un moment aussi critique aurait sans aucun doute été interprétée comme un signe providentiel par la classe dirigeante, qui, depuis des temps immémoriaux, se tournait vers les divinités autochtones pour protéger le pays des menaces extérieures.
Le sanctuaire Hakozaki, à Fukuoka, illustre parfaitement la croyance en la puissance protectrice des divinités japonaises (kami). Fondé en 923, il est dédié à Hachiman, une divinité particulièrement vénérée et associée à la victoire militaire. Une plaque portant l’inscription Tekikoku kôfuku, que l’on peut traduire librement par « reddition de l’ennemi », est suspendue au rômon, la porte principale du sanctuaire. L’original aurait été rédigé par l’empereur Daigo (897-930), puis, suite à la destruction du sanctuaire lors de la bataille de Bun’ei, l’empereur Kameyama (1259-1274) en grava une nouvelle version afin de solliciter la faveur de Hachiman pour préserver le Japon face à l’armée des Yuan.

Une immense plaque portant l’inscription Tekikoku kôfuku est suspendue au rômon du sanctuaire Hakozaki. (© Nippon.com)
Parallèlement à la mobilisation militaire, le shogunat de Kamakura invoqua les dieux, ordonnant aux temples bouddhiques et aux sanctuaires shintô du pays de pratiquer des rituels afin d’ « exorciser » la menace étrangère. L’apparition d’un typhon en pleine bataille de Kôan aurait été perçue comme une preuve irréfutable que leurs prières avaient été exaucées.
On peut certes dire que le shogunat savait pertinemment que l’arrivée de la flotte mongole à la baie d’Imari en août coïncidait avec la haute saison des typhons, rendant une tempête tout à fait plausible. Toutefois, en l’absence de tout moyen fiable de prédire la météo (et encore moins de pressentir l’arrivée d’un typhon majeur), il est naturel que le shogunat ait interprété la destruction de la flotte ennemie comme un acte céleste. Cette interprétation a posé les bases de la croyance selon laquelle le Japon était une terre invincible et protégée par les dieux.
Temples et sanctuaires japonais ont joué un rôle central dans la diffusion du mythe du kamikaze, prompts à tirer parti de cette issue favorable en soulignant leur propre rôle dans l’intervention divine. Ainsi, Eison, grand prêtre du temple Saidai-ji à Nara, a affirmé que les vents ont commencé à souffler alors qu’il priait ardemment pour le salut de la nation. Les documents historiques de l’époque abondent en affirmations similaires de la part de chefs religieux, soucieux de se voir réattribuer des terres rurales que les guerriers s’appropriaient de plus en plus. Des institutions telles que le sanctuaire Usa Hachiman, dans l’actuelle préfecture d’Ôita (une région traditionnellement liée à Hachiman) ont ainsi réussi à obtenir gain de cause, voyant leurs domaines restaurés par le gouvernement.
Hattori Hideo, professeur émérite à l’Université de Kyûshû et spécialiste de l’invasion mongole, souligne que la classe guerrière n’adhérait pas au mythe du kamikaze. « Ayant combattu farouchement l’ennemi, tué et été tués en masse, explique-t-il, leur perspective sur l’issue du conflit était tout autre. » Les guerriers s’attendaient à être récompensés pour leurs sacrifices, mais après la défaite des Yuan, ils ont reçu bien peu. Cette frustration a semé les germes du mécontentement qui a mené à la chute du shogunat de Kamakura un demi-siècle plus tard.
Manipuler l’histoire
Plus d’un demi-millénaire après l’invasion mongole, le mythe du kamikaze a été ravivé dans le cadre des campagnes impérialistes du Japon du début du XXᵉ siècle. L’incident de Mandchourie en 1931, au cours duquel des officiers de l’armée japonaise du Guandong ont mis en scène un faux prétexte pour envahir la Mandchourie, a déclenché une vague de patriotisme et renforcé l’autoritarisme du pays.
Le gouvernement avait progressivement façonné la conscience nationale autour d’un édit impérial visant à attiser l’esprit patriotique suite au séisme du Kantô de 1923. L’incident de Mandchourie, survenant 650 ans après la bataille de Kôan, a ravivé l’intérêt pour la victoire du Japon sur les Mongols. Des cérémonies commémoratives ont été organisées dans tout le pays. Yanagihara Toshiaki, professeur à l’Université du Tôhoku, cite un article de journal relatant un rassemblement dans la préfecture de Kagoshima, où le général de division Sata Takehiko interpréta Genkô, un chant militaire composé en 1892 et célébrant la victoire japonaise sur l’armée des Yuan, six siècles auparavant.
Les manuels scolaires, baromètre de la réponse gouvernementale face aux enjeux extérieurs, donnèrent eux aussi un tour patriotique à l’invasion mongole. Les autorités modifièrent cinq fois les programmes nationaux entre 1903 et 1945, intégrant pour la première fois le mythe du kamikaze dans les manuels d’histoire du primaire de la quatrième édition, adoptée en 1934 (une année au cours de laquelle le Japon a fait un grand pas vers le totalitarisme). Les écrivains Handô Kazutoshi et Hosaka Masayasu, ainsi que la chercheuse Katô Yôko, expliquent dans leur ouvrage sur la guerre du Pacifique que le ministère de l’Armée a pris le contrôle du processus de révision, changeant radicalement le ton et le contenu des manuels afin d’exploiter l’histoire nationale à des fins nationalistes.
Les livres décrivaient le typhon en termes grandiloquents : « Le vent divin a soufflé, engloutissant des pans entiers de la flotte ennemie. » Ils mettaient aussi en avant l’esprit du chef du shogunat, Hôjô Tokimune, affirmant qu’il « avait fait preuve d’une grande détermination » et que « le peuple japonais s’était levé d’un seul cœur pour repousser l’envahisseur ».
Or, peu de preuves attestent d’un tel soulèvement unanime de la population face à l’invasion mongole. Kondô Shigekazu, professeur d’histoire à l’université à distance « Open University of Japan », insiste sur le fait que, même pour les guerriers, la préservation de la nation était un concept étranger. Leur motivation principale résidait plutôt dans la quête de gloire et de récompenses, souvent au détriment de leurs propres compagnons. En déformant ainsi la réalité dans les manuels officiels, les autorités avaient activement promu le mythe du kamikaze afin de nourrir un nationalisme d’État. L’historien Miike Yoshimasa note que « l’invasion mongole avait servi de métaphore aux ennemis contemporains du Japon, et a été instrumentalisée afin de renforcer l’unité nationale et stimuler le moral du peuple ».
Un mythe sans frein
Suite à la cuisante défaite du Japon à Midway en juin 1942, qui avait inversé le cours de la guerre du Pacifique en faveur des Alliés, les autorités avaient redoublé de propagande dans les manuels scolaires. L’espace consacré à l’invasion mongole avait donc logiquement doublé dans les éditions adoptées à partir de février 1943 par rapport à celles de 1940. Reflet de l’état d’urgence croissant du pays, les chapitres sur l’invasion avaient remplacé les mentions de Hôjô Tokimune par une glorification sans retenue des « vents divins », exaltant le Japon comme « terre des dieux ».

Une page d’un manuel d’histoire d’école primaire de 1943 montre un passage soulignant le sacrifice des guerriers pour la défense du pays, évoquant comment les dieux, émus, ont fait souffler les vents et s’agiter les flots. (Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Un passage adopte un ton ouvertement belliqueux : « Le Japon étant une terre divine, le vent a violemment soufflé contre la horde déferlante de navires. » Il poursuit : « La nature divine de notre pays nous a sauvé de cette grande crise… Les défenseurs ont combattu sans penser à leur vie, repoussant l’ennemi. Touchés par leur vaillance, les dieux ont agité les eaux de la baie de Hakata, apportant vents et vagues. » En pervertissant les faits, ce récit offrait aux jeunes lecteurs une parabole justifiant le sacrifice de soi pour la victoire dans la guerre du Pacifique.
Hattori qualifie ces manuels de pure propagande maquillée en histoire. Les médias (en particulier les journaux et la radio) relayaient également l’idée que les kamikaze se lèveraient à nouveau pour sauver le Japon, construisant ainsi le mythe d’une invincibilité nationale.

Des ouvrières portent des bandeaux avec l’inscription « kamikaze », dans une photo publiée dans le magazine de propagande Shashin Shûhô. (Avec l’aimable autorisation de Hattori Hideo)
Submergée par un flot ininterrompu de propagande, la population japonaise a progressivement adhéré aux idées diffusées. Ceux qui doutaient de la direction prise par le pays n’avaient d’autre choix que de suivre le mouvement, leur voix étouffée par l’ambiance autoritaire de l’époque. « Le mythe de l’invincibilité du Japon », explique Hattori, « a poussé le peuple à soutenir aveuglément une guerre insensée ».
Finalement, les autorités ont invoqué le mythe du kamikaze ;afin de justifier l’envoi répété de jeunes gens à la mort dans des attaques-suicides. Bien que la cause fût de plus en plus désespérée, les officiers ont jusqu’au bout continué à assurer aux pilotes condamnés que leurs sacrifices apporteraient la victoire au Japon.
(Photo de titre : une plaque sur la porte du sanctuaire Hakozaki portant l’inscription Tekikoku kôfuku, « reddition de l’ennemi ». Nippon.com)
