Les Japonais désignés « Trésors nationaux vivants »
Une fusion de techniques traditionnelles sur le kimono : Tsuchiya Yoshinori, Trésor national vivant
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Affiner sa sensibilité en observant
« Je suis en permanence à la recherche de tout ce qui sublime l’apparence des gens. »
Devant cette œuvre baptisée « Le Pavillon aux pivoines » (botantei) de Tsuchiya Yoshinari, c’est comme si tout ce qu’on avait pu imaginer de beauté étant enfant se concrétisait devant nos yeux.
Cette création qui date de 2023 a pris environ six mois à être achevée. L’idée lui est venue d’un style de kimono porté par le légendaire Bandô Tamasaburô V (désigné « Trésor national vivant » depuis 2012 dans les rôles féminins onnagata dans le kabuki), et que Tsuchiya admire depuis longtemps, dans une pièce traditionnelle chinoise du même nom.

« Le Pavillon aux pivoines », un kimono en monsha presenté à la 17e exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon (2023). (Avec l’aimable autorisation de l’Association Kôgei du Japon)
« Les motifs ne sont pas forcément ancrés dans quelque chose de concret. Pour affiner ma sensibilité, il est très important d’observer puis de ressentir. »
« Le Pavillon aux pivoines » est en monsha, une variété de textiles légers employée pendant l’été par les aristocrates de l’époque de Heian (794-1185). Il s’agit plus précisément d’une variante du mojiri-ori où les fils de chaîne contigus sont entrelacés et tissés. Tsuchiya a obtenu un effet en damier en alliant une gaze de soie semi-transparente à un tissage simple du type hira-ori sans transparence.

Le métier à tisser de Tsuchiya Yoshinori (© Baba Keisuke)
Ce qui distingue aussi le travail de Tsuchiya, c’est son utilisation du kasuri, une teinture du type ikat. Les fils de chaîne sont teints partiellement de façon à créer des images lorsqu’ils sont tissés. Tsuchiya a développé sa propre méthode où les fils sont teints en cinq étapes pour réaliser des dégradés de couleur.
« N’importe qui peut obtenir un floutage en bordure d’un kasuri. Mon approche vient de l’idée qu’avec un fil gradué, l’effet conservera sa beauté même si le motif est désordonné. Les paysages autour de la rivière Nagara, là où je suis né, sont brumeux, tout particulièrement en été quand la forte humidité donne un effet voilé. C’est peut-être ces impressions qui m’ont amené à cette façon de faire. »

La rivière Nagara (© Kawagoe Yûsuke)
Avant d’enfiler les fils sur le métier à tisser, on utilise un dispositif particulier appelé zurashiki pour désaligner les fils gradués, ce qui crée un motif kasuri bien plus intense et raffiné.
Une rencontre avec les teintures végétales ouvre le chemin
Tsuchiya n’utilise que des colorants végétaux naturels pour effectuer ses propres teintures. Il procède à des recherches minutieuses. Pour « Le Pavillon aux pivoines », il utilise de l’extrait de garance indienne pour le rouge, des boutons du sophora du Japon pour le jaune, et les fruits d’un lamiacé, le Clerodendron trichotomum, pour le bleu pâle. Et pour son œuvre Unasaka, il se sert d’indigo indien pour le bleu.

Unasaka, kimono en monsha présenté à la 64e exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon (2017). (© Kawagoe Yûsuke)
« Les teintures végétales ont une certaine transparence qui les rend très jolies. On peut s’en servir pour des nuances de coloris allant de l’éclatant au sobre. C’est cette rencontre avec la couleur qui m’a mis sur le chemin de la teinture et du tissage. »
Encore jeune étudiant à l’école d’art de Kyoto, Tsuchiya apprécie tout particulièrement les cours sur la teinture végétale et profite d’une occasion de visiter l’atelier de Shimura Fukumi, désignée Trésor national vivant en tissage tsumugi-ori en 1990.
De la visite, il retient vaguement le fait que l’artiste utilise des teintures végétales, mais plus tard, il est frappé par une découverte inattendue. Il tombe sur une conversation entre Bandô Tamasaburô et Shimura Fukumi dans un recueil de photos du grand acteur de kabuki qu’il achète. Et puis, presque en même temps, il découvre un poème de Shimura dans un numéro du magazine Eureka dédié à Jean Cocteau qu’il admire énormément.

Il découvre une conversation entre Bandô Tamasaburô et Shimura Fukumi dans un recueil de photos de l’acteur de kabuki Bandô Tamasaburô. (© Baba Keisuke)
« La lecture du poème de Shimura dans Eureka m’a beaucoup ému. C’était une invitation à observer les textiles avec bien plus de sensibilité. Je me suis dit que c’était quelqu’un d’exceptionnel, que je souhaitais connaître davantage. »
Un peu plus tard, après avoir visité une exposition des œuvres de Shimura, Tsuchiya prend la décision de se spécialiser en teinture et tissage.
« J’étais fasciné par les nuances de couleur et son style audacieux. J’ai eu envie d’accomplir le même travail et elle a bien voulu m’intégrer dans son atelier. Quand j’y pense, plutôt qu’un élan particulier qui m’a poussé, on peut dire que je me suis retrouvé attiré par la teinture et le tissage. »
Tsuchiya Yoshinori était le seul homme parmi les apprentis de Shimura à Kyoto. Il y a étudié toutes les facettes du métier, comme la teinture, le tissage, et l’assemblage des tissus recto et verso dans la couture des ceintures obi. Il a aussi suivi des cours sur la philosophie de la manufacture comme, par exemple, la pensée de Shimura, selon laquelle il est nécessaire de manipuler avec le plus grand soin les couleurs que la nature nous offre. Tout cela a grandement influencé le parcours de Tsuchiya.
Désigné « Trésor national vivant » pour sa fusion de techniques
Une fois ses trois ans et demi d’études à Kyoto terminées, Tsuchiya rentre s’installer chez lui, dans la ville de Seki, dans la préfecture de Gifu.
« Je suis rentré pour des raisons financières. Joindre les deux bouts en tant qu’artiste était compliqué, et ce n’est que bien plus tard que j’ai pu y arriver. »
Dans sa trentaine, il produit des tissus selon la technique du tsumugi-ori qu’il avait apprise à l’atelier de Shimura. À partir de 40 ans, il se met à utiliser de la soie brute non décreusée pour produire du suzushi (soie grège), en tissage simple et presque transparent.
« J’ai commencé à tisser la soie parce que j’adore tout ce qui est transparent, et c’est ce qui m’a aussi mené au monsha. J’apprécie l’élégance, le chic. Quand j’étais enfant, une ancienne geisha donnait des cours de koto dans mon quartier, et j’admirais la façon dont elle portait le kimono. »
Ayant appris les bases du kasuri chez Shimura, il continue de se perfectionner depuis. Son kimono baptisé Ayu no Se (Banc de poissons ayu) tissé en alliant les techniques du kasuri et de la soie grège remporte le Prix du président de l’exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon en 1996, pour « une technique et une originalité remarquables ». Il avait alors 42 ans.

Le kimono Ayu no Se, en soie grège, a reçu le Prix du président de l’exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon en 1996. (Avec l’aimable autorisation de l’Association Kôgei du Japon)
« La trentaine a été une époque très audacieuse pour moi. J’avais l’impression de pouvoir concrétiser mes envies créatives. Mais tout ça n’était pas très sérieux. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse des études d’une manière ou d’une autre. Au seuil de la quarantaine, je me suis impliqué dans l’Association Kôgei du Japon où beaucoup d’artistes exposent leurs réalisations, et qui œuvre à la promotion et la préservation de l’artisanat traditionnel. »
Pendant deux ans après avoir gagné le Prix du président en 1996, Tsuchiya a participé aux formations proposées par l’Association à ses adhérents, et il a étudié sous Kitamura Takeshi (1935-2022) qui avait été désigné Trésor national vivant pour le tissage de gaze ra en 1995, et de nouveau pour le tissage de brocart tate-nishiki en 2000.
« J’ai étudié une dizaine de techniques de tissage mais c’est le monsha qui m’attirait le plus et je m’y suis consacré pleinement. C’est à ce moment que je me suis rendu compte que le kasuri et le monsha se complémentaient. »
Cette fusion très particulière du kasuri et du monsha reçoit de nombreux éloges et, en 2006, un kimono baptisé Gekka Keiin (Le bruit d’un ruisseau sous la lune) présenté à l’exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon reçoit le Prix du ministère de l’Éducation. En 2010, Tsuchiya est désigné Trésor national vivant pour le monsha.
« Recevoir cet honneur n’a rien changé pour moi. Je continue de créer selon mon inspiration et mes envies. C’est tout à fait possible que je me fasse réprimander parce que les œuvres que je présente à l’exposition annuelle sont un peu trop extravagantes ! »

Gekka Keiin, un kimono en monsha présenté à l’exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon (2006). (Avec l’aimable autorisation de l’Association Kôgei du Japon)
En 2010, l’Agence des affaires culturelles évalue l’œuvre de Tsuchiya en félicitant « le style très particulier né de la fusion des deux techniques traditionnelles du kasuri et du monsha, qui a permis de conférer une élégance et une luminosité uniques à ses créations ».

Tsuchiya Yoshinori au travail (© Kawagoe Yûsuke)
« Je déborde encore de créativité »
Tsuchiya a toujours été animé par ce qu’il aime, le théâtre kabuki, le style vestimentaire des geishas, les couleurs de la nature, et le monsha. Ces éléments lui permettent de s’exprimer en toute liberté et en toute pureté,
Depuis quelques temps, il se sent attiré par les possibilités de tisser deux variétés de fils de chaîne teints de manière aléatoire, et qui offrent des résultats au-delà de ce que l’on pourrait imaginer. « Le Pavillon aux pivoines » est un exemple de ce genre de création. Les œuvres présentées à l’exposition annuelle de l’Association Kôgei du Japon évoquent autant de nouvelles idées.
« Je n’avais qu’une vague image en tête et je n’avais rien planifié. Je prends un immense plaisir à créer les choses qui me font envie en ce moment. Je déborde encore de créativité, et je pense que je suis encore loin de flétrir ! »

L’atelier où Tsuchiya crée ses œuvres. (© Kawagoe Yûsuke)
(Interview et texte de Sugihara Yuka et Power News. Photo de titre : Tsuchiya Yoshinori avec son œuvre Le pavillon aux pivoines, présentée en 2023. © Baba Keisuke)
