Un psychiatre japonais offre une thérapie post-traumatique dans les zones de guerre

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Kuwayama Norihiko est un psychiatre qui a consacré une grande partie de sa vie professionnelle à exercer la médecine auprès de personnes traumatisées par des catastrophes naturelles et des conflits. Il nous a parlé des sources où il puise son inspiration pour faire son travail ainsi que des liens étroits qu’il entretient avec les enfants palestiniens et les gens affectés par la triple catastrophe de Fukushima, survenue en 2011.

Des liens d’amitié avec la Palestine

Une photo téléchargée au début du mois de janvier de cette année sur le site Internet de l’association à but non lucratif Frontline de Kuwayama Norihiko montre un groupe d’enfants avec des cœurs et des drapeaux japonais peints sur les joues, leurs visages souriants tournés vers la caméra.

Des enfants de Rafah, dans la Bande de Gaza (© Mohamed Mansour et Frontline)
Des enfants de Rafah, dans la Bande de Gaza (© Mohamed Mansour et Frontline)

Ces enfants, photographiés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, ont le visage peint et envoient un message d’encouragement aux victimes du tremblement de terre qui, le 1er janvier 2024, a dévasté la péninsule de Noto, dans la préfecture d’Ishikawa.

Depuis de nombreuses années, Kuwayama procure une aide médicale d’urgence aux pays du monde entier en proie à des conflits ainsi qu’aux zones dévastées. Depuis 2003, il s’est rendu à 45 reprises en Palestine, où il s’efforce d’apporter un traitement aux gens qui vivent dans la peur des missiles et des obus et souffrent de traumatismes et de stress post-traumatique. À chaque voyage, sa mission a consisté à faire revenir le sourire sur les visages de personnes traumatisées par les guerres et les pertes.

« Il y a des gens à Gaza qui me voient comme un membre de leur famille. Mes activités ne sont pas inspirées par une noble aspiration à la paix dans le monde ou à quoi que ce soit de ce genre. Tout ce que je fais obéit à la même conviction : je ne peux pas détourner les yeux de la souffrance de gens qui sont mes amis et ma famille.

« Ils ont envoyé ces messages d’encoragement dès qu’ils ont entendu parler du séisme. Ce sont des gens qui savent ce que veut dire souffrir. Les Palestiniens sont capables de comprendre les autres et d’éprouver de la sympathie pour leurs souffrances, tout en étant eux-mêmes dans une situation désespérée, dénués de toute garantie quant à leur propre sécurité au jour le jour. »

Faire passer la vérité

Aujourd’hui, même les bénévoles médicaux n’ont pas accès à la bande de Gaza, et les fournitures d’urgence ne parviennent pas à ceux qui en ont besoin. Selon Kuwayama, la situation à Gaza ne pourrait guère être pire.

« Depuis ma première visite en Palestine, la guerre a éclaté à cinq reprises. Mais celle d’aujourd’hui est de loin la pire. Avant, les gens avaient surtout peur des bombes. Mais en l’occurrence, il n’y a rien à manger, et pas de médicaments. Les gens font donc face à une triple peur, vivre sous la menace de la famine et de la maladie en plus de toutes les bombes et de tous les obus. »

Kuwayama s’est longtemps consacré à un projet de soins psychosociaux visant à apporter un soutien aux enfants de Rafah, et il a formé du personnel local à se charger de ce travail. Mohamed Mansour, âgé de 27 ans, fait partie de ces gens-là.

Kuwayama a rencontré pour la première fois Mohamed quand celui-ci avait 13 ans. Quand il a demandé aux enfants de faire des dessins, il s’est aperçu que Mohamed n’avait pas recours aux couleurs. Lorsqu’il lui a demandé pourquoi, le garçon a répondu : « Il n’y a pas de couleurs dans notre ville depuis que les bombes sont arrivées. »

Il était en outre tenaillé par la haine et le ressentiment. Après avoir reçu des soins psychosociaux, il a passé un diplôme universitaire en études des médias et décidé que le meilleur chemin vers la justice ne consistait pas à chercher à se venger mais à montrer la vérité aux gens. Depuis lors, il prend des photographies qui témoignent de la situation à Gaza et les expédie pratiquement tous les jours à Kuwayama. C’est Mohamed qui a envoyé l’image des enfants souriants aux visages peints et le message d’encouragement destiné aux victimes du séisme au Japon.

Employés locaux portant des vestes ornées du drapeau japonais et du logo de Frontline. Mohamed Mansour apparaît en seconde position à partir de la gauche. (© Frontline)
Employés locaux portant des vestes ornées du drapeau japonais et du logo de Frontline. Mohamed Mansour apparaît en seconde position à partir de la gauche. (© Frontline)

Aux dires de Kuwayama, il y a aujourd’hui des gens qui, comme Mohamed, sont en mesure de procurer des soins dans tous les endroits ou l’association à but non lucratif est présente.

Préserver la mémoire du tsunami du 11 mars 2011

Nous avons rencontré Kuwayama à la mi-janvier, alors qu’il venait juste de rentrer d’un voyage à Wajima, dans la préfecture d’Ishikawa, la région la plus durement frappée par le séisme du 1er janvier. Après avoir visité des centres d’évacuation et écouter les gens parler des expériences qu’ils avaient vécues, il déclare qu’il a réfléchi à l’approche des soins des troubles du stress post-traumatique (TSPT) qu’il entend adopter lors de ses futures visites.

Kuwayama rencontre les gens ayant souffert du séisme de le péninsule de Noto. (© Frontline)
Kuwayama rencontre les gens ayant souffert du séisme de le péninsule de Noto. (© Frontline)

Kuwayama a prodigué des soins psychosociaux à de nombreuses personnes après le séisme et le tsunami qui ont dévasté de vastes portions de la région du nord-est du Japon en mars 2011 et qui ont provoqué l’accident nucléaire de Fukushima. Ayant ouvert une clinique dans le quartier Yuriage de Natori deux ans avant la catastrophe, il a lui-même subi l’impact direct du séisme. (Voir notre article : Treize ans depuis la catastrophe de Fukushima : le résumé des données)

« Fort heureusement, la clinique elle-même n’a pas éta engloutie par le tsunami, mais toute la zone environnante a été ensevelie sous une boue noire. J’ai perdu plusieurs personnes qui m’étaient chères, y compris des amis proches. »

Kuwayama a commencé à proposer des soins le lendemain de la tragédie. En écoutant les gens parler — souvent des personnes qui avaient perdu l’intégralité de leurs familles et étaient en prise à la culpabilité du rescapé —, il avait souvent les joues ruisselantes de larmes. La vue des larmes du docteur semblait avoir le pouvoir étrange de faire tomber les barrières de l’autoprotection et d’ouvrir les vannes dans les cœurs traumatisés des victimes de catastrophes.

« Dans bien des cas, le visage des gens était dénué d’expression lorsqu’ils commençaient à parler. Je pense que me voir en pleurs changeait la situation. C’est quasiment comme s’ils pensaient : “si le docteur pleure, j’ai le droit de pleurer moi aussi”. Peu à peu, leurs traits prenaient une expression plus naturelle. Pour surmonter un trauma, il est important de ne pas le refouler entièrement. Vous devez avoir la force de vous confronter honnêtement avec ce qui est arrivé et de sublimer ces expériences sous la forme d’un récit que vous êtes capable de mettre en mots et de communiquer à la société. »

Nombre des personnes qui ont consulté Kuwayama à la suite d’un traumatisme en sont venues à raconter à d’autres leurs expériences du désastre. Parmi elles figure Tanno Yûko, à qui le tsunami a enlevé son fils, élève de l’enseignement secondaire, ainsi que tout ce qui aurait pu lui rappeler la vie qu’ils avaient menée ensemble. Tout de suite après, elle a perdu tout espoir et toute volonté de vivre. Inspirée par sa rencontre avec Kuwayama, elle a décidé de partager ses expériences dans l’espoir qu’elles puissent aider d’autres personnes se trouvant dans une situation similaire.

L’année qui a suivi la catastrophe, avec le soutien de Kuwayama, Tanno a participé à la fondation du mémorial « Souvenirs de Yuriage ». Ce petit musée, dédié aux aspirations de la population locale à une reconstruction post-tsunami, s’est ouvert sur le terrain du collège de Yuriage — qui s’est réinstallé en 2015 dans de nouveaux locaux sur un site voisin —, où le fils de Tanno faisait partie des 14 élèves ayant perdu la vie dans le tsunami. Tanno y travaille toujours en tant que bénévole, et elle continue de transmettre les leçons et les souvenirs de la catastrophe et de ses retombées.

Premières rencontres avec le monde extérieur

Kuwayama est né à Takayama, dans la préfecture de Gifu. Dès son plus jeune âge, il a éprouvé des difficultés à se faire des amis et s’est perçu comme un marginal bizarre. À l’âge de 14 ans, il s’est mis à la guitare et au violon, mais il n’a guère progressé. Il s’est replié encore plus dans sa coquille. Au lycée, il a pris la résolution d’entamer un nouveau départ et commencé à jouer dans un orchestre, avec toujours les mêmes difficultés pour s’adapter. Un jour, son frère aîné lui a dit : « Tu n’es pas vraiment là. Tu as un boulon qui se dévisse. » Kuwayama a pleinement acquiescé. « Il a raison : il doit y avoir quelque chose qui cloche chez moi », s’est-il dit. C’est ce sentiment qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas vraiment chez lui qui l’a incité à étudier la psychiatrie, dans l’intention de se « réparer ».

Une fois étudiant en médecine, il s’est mis à parcourir le monde sac au dos et il a rencontré toutes sortes de gens. Peu après avoir obtenu son diplôme de médecin, il a rencontré à Manille une jeune fille dont la grand-mère souffrait d’une conjonctivite aiguë. Quand il lui donna les médicaments pour les yeux qu’il avait sur lui, la fille fut débordante de reconnaissance. Cette expérience lui permit de se rendre compte que des actes de gentillesse, même insignifiants, peuvent parfois faire la différence.

Alors qu’il travaillait comme médecin dans un hôpital de la préfecture de Yamagata, il participa à un programme de soutien médical dans des pays déchirés par des conflits et rencontra de nombeuses personnes souffrant de traumatismes dans les camps de réfugiés cambodgiens, en Iraq pendant la Guerre du Golfe et en Somalie. En 1994, il décida d’acquérir les compétences dont il avait besoin pour améliorer le niveau des soins qu’il prodiguait et se rendit en Norvège pour étudier la thérapie psychosociale à l’Université d’Oslo. L’année suivante il enrichit son expérience sur le terrain à l’occasion du conflit qui sévissait dans l’ex-Yougoslavie.

Un genre différent de soutien

En 2002, il lança Frontline, dans le but de fournir une assistance différente de celle que proposaient les organisations internationales et les organismes d’État.

« Les plaidoyers et les recommandations politiques peuvent être laissés aux grandes organisations du secteur public. Je voulais me rapprocher des gens qui étaient nés et avaient grandi dans le pays, et contribuer à leur donner la force de vivre des vies pleinement satisfaisantes, conformes à leurs rêves et leurs vœux. »

Depuis lors, il offre une aide médicale d’urgence et une thérapie psychosociale dans les régions sinistrées et les zones de guerre un peu partout dans le monde. Outre Gaza et d’autres zones de conflit, il a procuré conseils et thérapies après les grands séismes et tsunami qui ont frappé l’Iran, Ceylan, l’Indonésie et le Pakistan, ainsi qu’aux réfugiés et autres personnes affectées par les conflits régionaux en Jordanie, en Iraq et au Sud-Soudan. Récemment, son organisation a aussi entamé des activités en Ukraine.

Les activités du groupe ne se limitent pas à l’assistance médicale. L’association a but non lucratif a fourni une aide en matière d’éducation à la minorité ethnique minoritaire Pa-O de Birmanie, et elle est aussi impliquée dans un soutien maternel et pédiatrique au Timor-oriental.

« Théoriquement, je suis celui qui offre de l’aide. Mais la réalité est différente. Souvent, je suis celui qu’inspirent et encouragent les gens que je rencontre et la vaillance dont ils font montre dans des situations difficiles — leur appétit de vivre et leur gentillesse envers autrui. Il me font réaliser à quel point il est insensé de m’inquiéter pour de petits détails de ma vie eu Japon. Cela débouche inévitablement sur des sentiments d’affection, et j’en arrive à les voir comme des membres de ma famille. Or si un membre de ma famille est en difficulté, il est tout naturel de vouloir l’aider. C’est ce que tout un chacun ressentirait. Et telle est l’origine de tout ce que je fais. »

Accéder aux enfants via la musique et la vidéo

En tant que « scène terrestre », l’association a but non lucratif organise aussi des événements dans les écoles sur tout le territoire du Japon, au cours desquels elle expose aux enfants la situation qui règne dans les pays où elle intervient, via des vidéos et des chansons. La personne chargée de faire passer le message via sa musique n’est autre que Kuwayama.

Il a d’ores et déjà donné plus de 4 000 représentations, depuis 1996, avant de fonder l’association a but non lucratif. Il y eut un temps où il donnait chaque année plus de 250 représentations, mais ce chiffre a enregistré une chute spectaculaire depuis la pandémie de Covid-19, pour tomber à quelque 50 représentations par an.

À travers un spectacle incluant musique, vidéo et diapositives, Kuwayama fait sentir la détermination des gens qui vivent des situations difficiles. (© Frontline)
À travers un spectacle incluant musique, vidéo et diapositives, Kuwayama fait sentir la détermination des gens qui vivent des situations difficiles. (© Frontline)

« Le monde est en train de se transformer de façon spectaculaire, et je pense que c’est une honte que les écoles du Japon restent réticentes à organiser des événements sous prétexte de l’impact de la crise sanitaire. Je veux montrer aux enfants, à travers le spectacle, la réalité de ce qui se passe à Gaza, en Ukraine ou dans la péninsule de Noto, et les encourager à s’interroger sur la diversité, la paix, la force mentale et psychologique, ainsi que sur leurs liens avec les autres. Il m’arrive d’entendre qu’un enfant qui a vu le spectacle que j’ai donné dans son école est devenu docteur et travaille désormais pour une organistion d’aide internationale. Ce sont des moments où j’ai vraiment le sentiment que tout cela en valait la peine et où je suis heureux d’avoir poursuivi mes activités pendant toutes ces années. »

La nécessité d’affronter les traumatismes

En 2016, il a quitté Natori pour Ebina, dans la préfecture de Kanagawa, où il a ouvert la Ebina Kokoro no Clinic. À l’heure actuelle, la clinique s’attache à prodiguer des soins aux enfants qui ne vont pas à l’école pour des raisons psychologiques. Les autorités locales et la police font souvent appel à la clinique, qui offre des soins psychosociaux aux victimes de crimes et à leurs familles. Kuwayama a aussi fourni une thérapie à des personnes affectées par la terrible attaque au couteau perpétrée en 2016 au Tsukui Yamayurien de Sagamihara, un établissement de soins destiné aux handicapés mentaux dans lequel 19 peronnes ont été tuées.

Le soin psychosocial est une méthode basée sur les normes internationales et très largement utilisée dans le monde pour les premiers soins psychologiques et le traitement des TSPT. C’est une approche relevant de la thérapie de groupe dans laquelle les gens parlent de leurs expériences. Lors des ateliers, les gens affrontent les traumatismes en donnant une expression aux souvenirs difficiles et aux émotions qui leur sont associées, à travers des activités créatives telles que le dessin, le modelage de l’argile, le tournage de films ou la mise en scène de pièces de théâtre, et en partageant ces activités avec leur entourage et la communauté locale. Via ce processus, les gens en viennent à voir que leurs propres expériences douloureuses peuvent s’avérer profitables pour les autres, et ceci les aide à échapper à leur isolement psychologique et à renouer des liens avec la collectivité.

Cette approche est enracinée dans la nature humaine et le pouvoir naturel de guérison. « Lorsqu’une personne traverse une expérience pénible, au bout d’un certain temps elle veut en parler avec quelqu’un. Quand cela devient possible, les gens éprouvent souvent un désir naturel d’utiliser leur expérience de façon à la rendre utile aux autres membres de la communauté. »

Kuwayama admet que cette approche n’est pas encore très répandue au Japon. Cela s’explique en partie, dit-il, par les préjugés sur le traumatisme et la souffrance qui continuent de prévaloir dans la culture japonaise.

« Il y a dans ce pays un fort sentiment qu’on doit laisser les choses comme elles sont. Ne remuez pas le passé et ne vous acharnez pas sur les sujets difficiles et les souvenirs traumatiques. Laissez le temps faire son œuvre et espérez que les gens oublieront. Mais les traumatismes ne sont pas quelque chose qu’on peut effacer, et il importe en fait de comprendre qu’ils ne sont pas quelque chose qu’on doit effacer ou ignorer. En faisant face à ce qui est arrivé, de concert avec les autres, les gens peuvent transformer ces expériences en une source de croissance et d’évolution. J’espère que la société japonaise va devenir une société dans laquelle les gens seront mieux à même d’affronter les traumatismes et de parler ouvertement de leurs expériences. »

Kuwayama s’est aussi lancé dans des activités de formation pour éduquer la prochaine génération de soignants offrant des consultations de thérapie psychosociale au Japon comme à l’étranger, y compris dans les établissements où la clinique de l’association à but non lucratif a jadis prodigué une assistance post-traumatique. Il a eu 60 ans récemment, mais il dit qu’il veut rester connecté avec le monde extérieur et continuer d’apporter sa contribution aussi longtemps qu’il le pourra.

« À chaque fois que je me rends quelque part, je contracte une dette envers les gens en raison de l’aide et des encouragements qu’ils me donnent. Je m’efforce de rembourser cette dette en me rendant à l’endroit suivant dès que survient une autre catstrophe ou un conflit. Là, les gens m’aident à nouveau et le cycle se perpétue. J’ai accumulé une pile de dettes et un monceau de gratitude, que je ne pourrai jamais rembourser même si je consacre le reste de ma vie à tenter de le faire. »

(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com, basé sur un entretien de la journaliste Yoshii Taeko. Photo de titre : Kuwayama Norihiko à la Ebina Kokoro no Clinic. Toutes les photos d’interview : Hanai Tomoko.)

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