L’humoriste japonais Shimura Ken, victime du coronavirus : un génie du vulgaire très apprécié à Taïwan

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Pendant toutes les années 1970, l’émission comique japonaise « Il est 20 heures ! Venez tous ! » (Hachi-ji da yo ! Zen’in shûgô) a connu un succès phénoménal. L’émission présentait une succession de sketches menés par cinq comédiens dont Shimura Ken, qui deviendra l’un des humoristes les plus célèbres de l’Archipel. Même pour les Taïwanais, l’évocation de cette émission ne peut se faire sans nostalgie. Elle n’y passait pas à la télévision mais avait pénétré tous les foyers du pays sous la forme de cassettes vidéo pirates. Ainsi à Taïwan, tout le monde connaissait le nom de Shimura Ken, qui a continué une formidable carrière solo par la suite. Son décès soudain après une infection au Covid-19 avait provoqué un énorme choc.

Quand j’ai appris le 25 mars dernier que Shimura Ken avait été hospitalisé pour une infection au coronavirus, je n’ai pas pris la nouvelle au sérieux. Voyons ! C’est Shimura Ken ! Je vérifiais tous les jours l’évolution de la situation au Japon sur le net, et je m’attendais d’un jour à l’autre à trouver une vidéo goguenarde de Shimura Ken pour une conférence de presse de sortie de l’hôpital, déclarant : « Tout baigne ! Surpris de me revoir ? »

Mon attente s’est évaporée cinq jours plus tard, et c’est la mort de Shimura Ken qui nous a été annoncée à la place. La nouvelle a fait les gros titres à Taïwan. Depuis quelques années, à chaque annonce du décès d’un artiste de variété japonais, de nombreux Taïwanais envoient des commentaires de condoléances et de pensées par le biais des réseaux sociaux. Les Japonais sont apparemment surpris de ces réactions : « Comment se fait-il que les Taïwanais connaissent si bien les stars japonaises du petit écran ? »

Des Taïwanais avides des émissions de variétés japonaises

Pour la génération de Taïwanais nés pendant la loi martiale, entre 1949 et 1987, comme moi, le premier contact avec l’industrie japonaise du divertissement s’est opéré par l’intermédiaire d’une cassette vidéo pirate obtenue dans un magasin de location vidéos de l’île. Celles de Shimura Ken ont commencé à circuler entre le milieu des années 70 et le milieu des années 80. À cette époque, ma famille a déménagé du centre-ville de Tainan à la banlieue, où nous pouvions capter les émissions satellites de la télévision nationale japonaise (NHK), mais n’avions accès qu’à trois chaînes de télévision terrestre. À Taïwan, sous la loi martiale, aucun programme ne pouvait être diffusé sans avoir passé la censure. Disons-le carrément : les programmes officiels, émissions de chansons, mini-séries éducatives, étaient ennuyeux. Nous étions affamés de divertissement.

L’arrivée de « Il est 20 heures ! Venez tous ! » (Hachi-ji da yo ! Zen’in shûgô) et le succès immédiat que connut l’émission venait tout naturellement de ce que le courant trouvait enfin une pente pour s’écouler librement. Elle nous donnait exactement ce que nous rêvions de voir à la télé. Après notre repas du soir, tout le monde se retrouvait devant le poste pour visionner ce programme. Ces souvenirs familiaux restent inoubliables pour moi.

Pour la génération née avant la guerre, celle de mes parents, éduqués sous l’occupation japonaise, les récits de leur enfance et de leur jeunesse passent nécessairement par la culture japonaise : ils chantaient des comptines japonaises à l’école dès leur plus jeune âge, et Momotarô était un conte très familier.

En 1958, ma mère adorait le style vestimentaire de la princesse Michiko qui venait d’épouser le futur empereur Akihito. Cela donna lieu à un véritable boom. Mon père possédait des disques de chansons traditionnelles enka et chansons populaires, et chaque année, le 31 décembre, ils chantaient en chœur devant le programme spécial de chansons de la NHK, Kôhaku Uta Gassen (« Concours de chansons blanc contre rouge »).

Ma génération à moi, née après-guerre sous la loi martiale a été éduquée avec des films patriotiques anti-japonais. Pour nous, les Japonais étaient toujours vêtus en uniforme, portaient de petites barbes ridicules, étaient féroces et sournois, et parlaient mandarin avec un accent improbable. La vision du Japon d’une génération à l’autre avait totalement changé. (Voir notre article lié : « Les Japonais sont un peuple cruel » : l’image deformée du Japon par Taïwan)

L’émission de Shimura Ken a comblé le fossé des générations

Or, quand nous regardions « Venez tous ! » en famille, mes parents étaient positivement émerveillés, comme s’ils retrouvaient leur jeunesse. Quant à moi, qui était écolière puis collégienne à cette époque, j’ai vu changer mon image du méchant japonais du cinéma à celle d’un comédien plein d’humour dans des sketchs formidables.

Ce que nous a apporté ce programme, ce n’est pas seulement du divertissement. Pour mes parents, ce fut aussi un déclencheur pour raviver leur souvenir de la langue japonaise qu’ils connaissaient depuis leur enfance et qu’ils gardaient encore dans leur cœur. Pour nous, les enfants, ce fut le point de départ d’une remise en question de l’image du Japon véhiculée par le Kuomintang à l’époque. J’imagine que ni les producteurs de l’émission, ni les comédiens japonais ne se doutaient que leur émission avait une telle influence de l’autre côté de la mer, à Taïwan.

« Venez tous ! » contenait de nombreuses scènes « limites ». Quand nous les regardions en famille, quand les acteurs se battaient à coups de planches en mousse, ou quand Shimura Ken insultaient ses partenaires féminines avec des paroles vulgaires, un silence gêné flottait soudain dans la maison...

Mes parents, de la génération qui croyaient comme à un article de foi en la politesse en toutes circonstances des Japonais, restaient perplexes et essayaient de nous expliquer avec force contorsions le concept de « politesse sans formalisme ». C’est ainsi que nous appelons à Taïwan l’un des traits de caractère typique des Japonais, toujours dans la bienséance, même quand ils se baignent nus en public, ce que nous autres Taïwanais considérons comme indécent.

Certaines voix s’étaient élevées pour dire que ces programmes de comédies en provenance du Japon n’étaient pas un bon exemple pour les enfants à Taïwan. Et pourtant, les adultes riaient à gorge déployée ! Un consensus se dégagea finalement : après le spectacle, c’est le moment de réfléchir sur un point d’éducation !

À l’époque, je passais souvent au magasin de vidéos sur l’avenue, au bout de notre ruelle. Je me souviens qu’on recevait un tote bag au logo du magasin gratuit et un rembobineur de bande en forme de voiture de sport rouge. La qualité de la vidéo était très aléatoire, c’était des copies de copies sur des bandes de récupération dont le contenu précédent avait été (mal) effacé. En début et en fin de bande, il restait quelques minutes de série de samouraïs ou de film porno…

Des sketches à se rouler par terre, un jeu d’acteur très novateur

Je voudrais dire un mot des cinq membres présents dans l’émission. Ce groupe s’appelait les Drifters. Le leader était Ikariya Chôsuke, mais son nom, écrit seulement en syllabaire hiragana, était difficile à lire pour les jeunes Taïwanais, alors nous l’appelions « grand-père ». D’ailleurs, il jouait souvent les rôles de vieux dans les sketches, vêtu d’un caleçon de flanelle très serré et d’un yukata. C’était le portrait craché de mon père, qui se baladait aussi en caleçon de flanelle et longue robe de chambre grise, l’hiver. Mon père était un monsieur très sévère, mais quand il regardait les Drifters, il devenait très gai et jetait des blagues à tous les vents.

Les autres membres étaient Takagi Bû, le gros, Nakamoto Kôji, le sérieux, Katô Cha, le cerveau. Shimura Ken n’est arrivé que plus tard dans le groupe, et eut un peu de mal, au début. Shimura Ken, c’était le type qui ne respectait rien, l’ingérable, dragueur invétéré. Dans les sketches, il n’arrêtait pas de se faire rosser par « grand-père » Ikariya.

Les émissions étaient enregistrées en public, les rires et les applaudissements ponctuaient chaque gag. Les décors étaient nouveaux à chaque fois, c’était formidable. Les sketches étaient toujours une inversion du bon sens et de la morale que nous apprenions depuis que nous étions petits. Par exemple, si un sketch se passait durant les funérailles de quelqu’un, le bonze pétait en lisant le sutra, Shimura Ken bondissait hors du cercueil et se mettait à danser en linceul avec la veuve en grand deuil… J’étais petite et je pensais : quelle audace ! Il ose tout ! Et cela se terminait invariablement par un effondrement généralisé des décors, tous les acteurs par terre, morts, mais surtout morts de rire.

Vu à hauteur d’enfant, « Venez tous ! » était vraiment intéressant. L’émission se terminait quand les cinq Drifters et les chanteurs invités du soir, ensemble sur le plateau, entonnaient la chanson du générique de fin. Et sur le dernier accord, Katô Cha lançait ses formules aux petits téléspectateurs : « N’attrapez pas froid ! », « C’est l’heure du bain, maintenant ! », « Vous avez bien fait vos devoirs ? », « On se brosse bien les dents ! » et « À samedi prochain ! ». Mes parents avaient pris l’habitude de le copier et faisaient des singeries pour nous dire : « Ne vous battez pas à l’école ! », « N’allez pas soulever les jupes des filles comme Shimura Ken, surtout ! »…

Shimura Ken, le génie du vulgaire

« Venez tous ! » a eu une influence considérable sur les émissions de variétés à la télévision Taïwanaise. Disons même que le concept a été allègrement copié. Nous avons même un comédien qui s’est fait appeler « le Shimura Ken taïwanais ».

Tout le monde connait Shimura Ken à Taïwan, mais tout le monde ne l’a pas connu de la même façon. La première génération l’a découvert comme moi par les vidéos pirates de l’émission. Mais ensuite, des chaînes câblées ont diffusé les émissions solos de Shimura Ken qui ont suivi, tout à fait officiellement. C’était « Shimura Ken, tout baigne ! » (Shimura Ken no Daijôbu daa) ou « Shimura Ken, le seigneur timbré » (Shimura Ken no baka dono sama), et pour les plus jeunes, se sera même « Génial ! Le zoo de Shimura Ken » (Tensai ! Shimura Ken Dôbutsuen).

« Le zoo de Shimura Ken » n’était plus tout à fait une émission de sketches, c’est une émission de variétés sur le thème des animaux, dans laquelle Shimura Ken joue le rôle d’animateur. Cela me fait un peu bizarre de le voir traité comme une grande autorité, alors que pour nous, les gens d’âge mûr, il a toujours été un comédien de génie. Son style de jeu n’était sans doute pas un modèle social, mais il possédait un sens du comique improvisé qui non seulement faisait rire les enfants, mais libérait les adultes de toutes les fatigues de la vie comme il faut.

Bien sûr, on a dit que Shimura Ken était exagérément vulgaire. Mais on ne niera pas qu’il faisait rire aux larmes la grande majorité de ses spectateurs, et qu’il donnait la parole et une assurance aux faibles et aux laissés pour compte, c’est-à-dire, à Taïwan, ceux qui n’avaient que les vidéos pirates pour s’amuser.

Pour nous, les Taïwanais, Shimura Ken nous a appris que l’on pouvait rire de tout, quelle que soit notre misère. C’est pourquoi je n’arrivais pas à croire à sa mort, au début. Dans ses sketches, la maison pouvait s’effondrer, il pouvait être dans le cercueil, il se relevait et il rigolait. Quelque part, j’y croyais encore, sans le savoir.

(Ndlr : Shimura Ken est décédé le 29 mars 2020 à 70 ans après avoir été infecté par le coronavirus. Son émission « Le zoo de Shimura Ken » continue d’être diffusée actuellement.)

(Photo de titre : Shimura Ken sous son personnage de Hitomi-bâsan, ou « Mémé Hitomi », lors d’un événement promotionnel, Tokyo, 15 septembre 2016)

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