L’aura de Mishima Yukio dans le monde, un demi-siècle après son suicide

Culture Livre

Mishima Yukio s’est donné la mort le 25 novembre 1970, il y a exactement un demi-siècle. Et c’est l’écrivain de l’Archipel le plus connu dans le monde depuis des décennies, grâce aussi à l’aura unique du personnage. En termes de nombre d’ouvrages traduits, il dépasse de loin Kawabata Yasunar et Ôe Kenzaburô, les deux lauréats du prix Nobel de littérature de nationalité japonaise. Une telle notoriété avec autant de lecteurs constitue un véritable exploit dans l’univers ultra trépidant du XXIe siècle, où d’énormes changements sont à l’œuvre dans les médias, et où la littérature de haute volée n’a plus la portée qui était la sienne jadis. Mais que reste-t-il de l’héritage de Mishima Yukio en tant qu’écrivain ? C’est la question que l’on est en droit de se poser.

Plus de 20 000 précieuses pages

Entre 2000 et 2006, l’éditeur Shinchôsha a publié les œuvres complètes de Mishima Yukio en japonais. Cette édition qui fait à présent autorité se compose de 42 tomes et 2 volumes annexes. Elle contient les romans, les nouvelles, les pièces de théâtre, les poèmes, les essais, le film et les interviews de l’auteur ainsi que d’autres documents relevant de différents médias. Au total plus de 20 000 pages remarquables non seulement par leur nombre extraordinaire mais aussi par leur diversité en termes de style, de genre, de thématique et de public concerné.

Mishima Yukio a donné la pleine mesure de son talent dans toutes sortes de domaines. Il s’est illustré aussi bien dans le roman que dans la science-fiction. Il est passé allègrement du registre de la réflexion philosophique à celui du scandale et de la satire à la tragédie. Et il a exploré un grand nombre de thèmes et de traditions littéraires. Il s’est par ailleurs affirmé comme un critique et un théoricien de la littérature prolifique. Ce faisant, il a réussi à surprendre ses contemporains en les entrainant à sa suite tout autant dans ses incursions dans le monde de la culture populaire et de ses points de vue provocateurs, que dans ses essais et ses romans ultra raffinés de haute volée. Les lecteurs de son temps, c’est-à-dire de l’après-guerre, et ceux qui l’ont découvert plus tard après sa mort, en 1970, n’ont probablement eu accès qu’à une petite partie de son œuvre. Mishima Yukio est un auteur polémique aux multiples visages qui, à la manière d’un caméléon, a incarné beaucoup de choses pour quantité de gens mais sans jamais se départir pour autant de sa marque distinctive.

Un homme à l’avant-garde de son temps

Mishima Yukio a fait preuve par ailleurs d’un esprit d’avant-garde en ayant recours à tous les médias de son temps, y compris la publicité. Et il est passé maître dans la manipulation médiatique de son vivant. Il a écrit des textes pour des revues non seulement prestigieuses mais aussi grand public et il s’est entouré d’un très vaste réseau de relations composé notamment de personnalités prestigieuses et hautes en couleur. Il s’est en outre fait photographier dans des poses suggestives par d’éminents photographes dont les clichés ont été publiés sous la forme de livres et dans des revues érotiques (voir notre article : « Le Supplice des roses », Mishima immortalisé par le photographe Hosoe Eikoh). Mishima Yukio s’est même illustré en tant que chanteur et acteur de cinéma. Sa renommée outre-mer a fini par devenir si grande qu’il a été pressenti à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature et même classé parmi les cent personnes les plus connues du monde par un magazine américain.

L’image de Mishima a été toutefois ternie par son spectaculaire suicide rituel par éventration (seppuku) qui l’a rendu célèbre dans toute la planète. Cet acte provocateur et dont les raisons sont encore floues – même si des théories plausibles ont été établies (voir notre article lié : Le suicide de Mishima, ou l’achèvement de son œuvre) – a détourné de lui pour un temps l’attention du public au Japon et dans le reste du monde. Pendant une dizaine d’années, il a été en grande partie traité comme un scandale politique et rejeté en tant que tel. Le travail de l’écrivain a néanmoins fini par être apprécié par une nouvelle génération de lecteurs, dans son propre pays et à l’extérieur. Et il semble que l’on puisse parler d’une redécouverte récente de Mishima qui a pris la forme d’au moins deux vagues successives, la première en 2010, à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort et la seconde, dix ans plus tard, en 2020, cinquante ans après sa disparition.

À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio, l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW) avait organisé un colloque en collaboration avec l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB). Cette manifestation qui s’est déroulée du 18 au 20 mars 2010 avait pour thème «  Mishima ! Influence au niveau du monde et racines multiculturelles » (Mishima ! Worldwide Impact and Multicultural Roots). (© Hijiya Shûji) Humanities, in cooperation with Freie Universität Berlin and the Japanese-German Center Berlin. . (© Hijiya Shūji)
À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio, l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW) avait organisé un colloque en collaboration avec l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB). Cette manifestation qui s’est déroulée du 18 au 20 mars 2010 avait pour thème «  Mishima ! Influence au niveau du monde et racines multiculturelles ». (© Hijiya Shūji)

Du 21 au 23 novembre 2019, l’Université Paris-Diderot (Paris VII) a abrité un colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? » qui a réuni des spécialistes du monde entier, dont Irmela Hijiya-Kirschnereit, l’auteur du présent article. (© Jérémy Marcellin)
Du 21 au 23 novembre 2019, l’Université Paris-Diderot (Paris VII) a abrité un colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? » qui a réuni des spécialistes du monde entier, dont Irmela Hijiya-Kirschnereit, l’auteur du présent article. (© Jérémy Marcellin)

Des traductions dans de multiples langues...

On peut dire que c’est une partie relativement peu importante de l’œuvre littéraire de Mishima Yukio qui a été traduite, compte tenu de la quantité énorme d’ouvrages dont elle se compose. Mais les plus grands chefs-d’œuvre sont d’ores et déjà disponibles dans de multiples langues et ils ont même fait souvent l’objet de plusieurs éditions.

Ces traductions couvrent l’ensemble du travail de l’écrivain à commencer par ses premiers romans. En voici quelques exemples en ce qui concerne le français. Confession d’un masque (Kamen no kokuhaku, 1949, paru chez Gallimard en 1971 et 2019) ; Le Tumulte des flots (Shiosai, 1954, Gallimard 1969); Le Pavillon d’or (Kinkakuji, 1956, Gallimard 1961). À cela il faut ajouter les Cinq Nô modernes (Kindai nôgakushû, 1951-1960, qui ont fait l’objet de deux traductions chez Gallimard, en 1970 et 1984). Sans oublier la pièce de théâtre Madame de Sade (Sado kôshaku fujin, 1965, Gallimard 1976), et la tétralogie romanesque La Mer de la fertilité (Hôjô no umi, 1965-1970, Gallimard 1989). Une grande partie de ces publications ont été rééditées, y compris dans le format du livre de poche, et parfois même refaites sous une forme plus adaptée aux lecteurs du XXIe siècle.

Ce faisant, l’image de Mishima Yukio en tant qu’écrivain s’est peu à peu enrichie. Elle inclut à présent des œuvres moins littéraires et plus expérimentales comme La Belle étoile (Utsukushii hoshi, 1962), un roman de science-fiction porté à l’écran en 2017 par le réalisateur Daihachi Yoshida (né en 1963), et Vie à vendre (Inochi urimasu, 1968, Gallimard 2020), ainsi qu’en anglais, en allemand et en italien. Le nombre d’ouvrages traduits varie grandement avec la langue d’arrivée et il serait d’ailleurs intéressant de savoir pourquoi et comment Mishima Yukio a reçu un accueil à ce point différent en fonction des pays, y compris quand ils sont aussi proches que l’Allemagne et la France.

Trois des traducteurs du roman de Mishima Yukio Inochi urimasu, paru en 1968 au Japon, lors du  colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? », organisé en novembre 2019 par  l’Université Paris-Diderot (Paris VII).  (De gauche à droite) Dominique Palmé, qui a traduit l’ouvrage en français sous le titre de “Vie à vendre” (éditions Gallimard, 2020). Stephen Dodd, traducteur de l’œuvre en anglais (“Life for Sale”, Penguin Classics UK,  2019). Giorgio Amitrano à qui l’on doit la version en italien ,“Vita in vendita”, publiée par les éditions Feltrinelli en 2020. (© Thomas Garcin)
Trois des traducteurs du roman de Mishima Yukio Inochi urimasu, paru en 1968 au Japon, lors du colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? », organisé en novembre 2019 par l’Université Paris-Diderot (Paris VII). (De gauche à droite) Dominique Palmé, qui a traduit l’ouvrage en français sous le titre de Vie à vendre (éditions Gallimard, 2020). Stephen Dodd, traducteur de l’œuvre en anglais (Life for Sale, Penguin Classics UK, 2019). Giorgio Amitrano à qui l’on doit la version en italien Vita in vendita, publiée par les éditions Feltrinelli en 2020. (© Thomas Garcin)

...Et des adaptations en films, pièces de théâtre et spectacles de danses

À en juger par l’influence qu’il a exercé sur quantité d’artistes et d’intellectuels du monde entier, Mishima Yukio a joué et continue de jouer un rôle considérable. Son œuvre a en particulier inspiré les réalisateurs de cinéma Paul Schrader (né en 1946), Benoît Jacquot (né en 1947) et Lewis John Carlino (1932-2020). Le célèbre danseur et chorégraphe franco-suisse Maurice Béjart (1927-2007) en a quant à lui tiré un ballet intitulé « M » [comme Mishima] et une adaptation des Cinq Nô modernes. Plusieurs compositeurs ont écrit des morceaux de musique et des opéras à partir de ses œuvres, notamment l’Allemand Hans Werner Henze (1926-2012), et les Japonais Mayuzumi Toshirô (1929-1997) et Hosokawa Toshio (né en 1955).

Des danseurs et des artistes d’avant-garde ont eux aussi interprété son travail de façon mémorable. Dans le domaine du théâtre, Mishima Yukio a donné lieu à quantité de spectacles montés par des metteurs en scène aussi prestigieux qu’Ingmar Bergman (1918-2007), Andrzej Wajda (1926-2016) et Ferdinando Bruni (né en 1952). Il est ainsi devenu l’auteur dramatique japonais le plus joué dans le monde. Il a par ailleurs attiré l’attention de grands écrivains – dont Marguerite Yourcenar (1903-1987), José Luis Ontiveros (1954-2015) et Henry Miller (1891-1980) – ainsi que de psychanalystes et critiques littéraires comme Hélène Piralian et Catherine Millot, qui ont tous publié des livres à son sujet.

Et la liste serait incomplète si elle ne mentionnait pas les nombreux auteurs qui ont emprunté directement ou indirectement à Mishima des thèmes, des séquences de récit ou d’autres éléments caractéristiques de ses écrits. A commencer par les écrivains japonais de premier plan Shimada Masahiko (né en 1961), Hirano Keiichirô (né en 1975), Itô Hiromi (née en 1955) et le prix Nobel Ôe Kenzaburô (né en 1935). L’influence du romancier japonais et de ce que certains ont appelé le « mythe de Mishima » est également perceptible dans des œuvres littéraires russes, anglaises, américaines, belges, coréennes, taïwanaises et allemandes.

(De gauche à droite) Donald Keene (1922-2019), Hirano Keiichirô (né en 1975) et l’écrivain russe Boris Akounine (né en 1956) en 2010, lors de la table ronde qui a clôturé la première session du colloque organisé à Berlin par l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW), l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB), à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio. (© Hijiya Shûji)
(De gauche à droite) Donald Keene (1922-2019), Hirano Keiichirô (né en 1975) et l’écrivain russe Boris Akounine (né en 1956) en 2010, lors de la table ronde qui a clôturé la première session du colloque organisé à Berlin par l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW), l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB), à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio. (© Hijiya Shûji)

Du « mythe Mishima » au « problème Mishima »

Toutefois quand on s’intéresse à Mishima Yukio, on se trouve forcément confronté un jour ou l’autre au même dilemme. Au fait, de quoi est-on en train de parler ? De l’œuvre littéraire de l’auteur ? Ou bien du mythe entourant sa personne qu’il a sciemment élaboré avec tant d’habileté au fil du temps et qui a culminé en 1970, avec l’acte performatif de son suicide rituel ?  Avec le recul, la version cinématographique de « Patriotisme » (Yûkoku, 1961, publié en français par la NRF en 1971) intitulée Yûkoku ou les Rites d’amour et de mort donne l’impression d’avoir constitué une sorte de répétition de cette horrible mise en scène.

Ce n’est pas par hasard que Mishima a donné à ce court métrage, dont il est à la fois l’acteur principal et le réalisateur, le sous-titre de « les Rites de l’amour et de la mort » et qu’il a choisi pour musique de fond « Mort d’amour » (Liebestod), le thème final de l’opéra « Tristan et Isolde » de Richard Wagner. Le film, tourné en noir et blanc, ne contient aucun dialogue et il fait de multiples références au théâtre Nô.

On peut le considérer comme une sorte de condensé des principes esthétiques de Mishima qui a contribué à amalgamer son personnage et son œuvre aux yeux du public, au même titre que ses autres comportements et déclarations excentriques. C’est ainsi que le romancier japonais est devenu un mythe qui a débouché sur ce qu’on a appelé le « problème Mishima », c’est-à-dire la quasi impossibilité de dissocier l’individu de son œuvre. Les spécialistes de la littérature répètent à qui mieux mieux qu’il ne faut pas confondre les personnages de fiction avec leur créateur. Pourtant c’est peut-être en cela que réside l’un des secrets de l’influence mondiale durable de Mishima Yukio. En se créant un personnage, le romancier japonais a donné lieu à un amalgame complexe et envoûtant autour de sa personne et ce faisant, forgé un véritable mythe toujours vivant qui continue à susciter de l’intérêt pour son œuvre.

Une œuvre avec des racines multiculturelles

À vrai dire, on pourrait aussi expliquer l’impact international de Mishima par les racines multiculturelles de son œuvre. Il a d’ailleurs lui-même insisté sur son attachement à toutes sortes de traditons culturelles et littéraires. De la Grèce antique au symbolisme. Du bouddhisme et des formes théâtrales du Japon prémoderne (1573-1868) à la littérature allemande et française du XXe siècle. De Yamamoto Jôchô (1659-1719), l’un des plus éminents théoriciens de la « voie du guerrier » (bushidô) auteur du fameux traité « À l’ombre des feuilles » (Hagakure), jusqu’à l’école romantique japonaise en passant par Friedrich Nietzsche (1844-1900) et les écrivains de l’Europe de l’Est des années 1960.

Mais il suffit de regarder les peintures et les installations récentes d’artistes internationaux se réclamant de Mishima ou de sa mouvance pour se rendre compte que les jeunes générations ne sont pas forcément attirées par son œuvre littéraire en premier lieu, mais plus par le personnage.  À preuve la manifestation organisée en 2009 par le Benesse Art Site sur l’île de Naoshima, dans la préfecture de Kagawa, où un jeune artiste habillé comme Mishima a mimé le dernier discours de l’écrivain juste avant son suicide. Ou bien les nombreuses vidéos à prétention artistique mises en ligne sur You Tube qui puisent dans l’immense collection de photographies de l’auteur à toutes les phases de sa vie et mettent l’accent sur sa passion pour le culturisme et les arts martiaux, avec en toile de fond de la musique punk ou heavy metal. Elles sont toutes révalatrices d’une fascination persistante pour Mishima Yukio alimentée par le mythe que l’écrivain a commencé lui-même à créer autour de sa personne de son vivant.

En mars 2010, Hayashi Michio (né en 1959), professeur à la Faculté des sciences humaines de l’Université Sophia de Tokyo, a fait un exposé sur le thème « Mishima dans l’art », le deuxième jour du colloque organisé à Berlin par l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW) l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB). (© Hijiya Shûji)
En mars 2010, Hayashi Michio (né en 1959), professeur à la Faculté des sciences humaines de l’Université Sophia de Tokyo, a fait un exposé sur le thème « Mishima dans l’art », le deuxième jour du colloque organisé à Berlin par l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW) l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB). (© Hijiya Shûji)

Une icône utilisée dans tous les domaines

Mishima Yukio est devenu une icône d’envergure mondiale revendiquée en tant que figure de proue et que héros par quantité de groupes différents relevant aussi bien du néo-conservatisme que du nationalisme, de la musique néofolk, du culturisme ou des LGBT. Il n’en reste pas moins avant tout une source d’inspiration constante, bien que controversée, dans le domaine de la littérature, comme le prouvent les deux exemples suivants.

Le premier est celui de Christian Kracht (né en 1966), un écrivain suisse de langue allemande dont toutes les œuvres ont un léger parfum de scandale. Considéré comme un représentant de sa génération, ce romancier et journaliste mondialement reconnu s’inscrit dans le cadre de la littérature pop mais il s’attaque aussi à des problématiques historiques, entre autres le post-colonialisme. Le tout dans un style à la fois poétique et mordant souvent proche du pastiche où fiction et réalité se mêlent d’une façon hautement improbable. Christian Kracht se signale aussi par un goût immodéré pour les idées morbides et l’autodestruction.

Son roman Les Morts (Die Toten, 2016, publié en français en 2018 par les éditions Phébus), se déroule au début des années 1930 au Japon, principalement à Tokyo, et à Berlin, à l’exception du dernier chapitre qui a lieu à Hollywood. Il relate l’histoire d’un officier japonais de haut rang chargé d’une délicate mission diplomatique consistant à construire “un axe celluloïdique Tokyo-Berlin” pour contrer l’hégémonie grandissante du cinéma américain. Tout au long de son livre, l’auteur fait savamment allusion à des passages de romans de Mishima et il les intègre si habilement dans la trame de son récit qu’ils risquent fort d’échapper aux lecteurs occidentaux.

En particulier si ceux-ci n’ont pas une connaissance approfondie d’œuvres comme Confession d’un masque, Le Pavillon d’or ou Le Marin rejeté par la mer (Gogo no eikô, 1963, Gallimard 1968. Les Morts commence par une scène épique rappelant étrangement la nouvelle Patriotisme et le suicide rituel par éventration de son auteur. Un peu plus tard, le héros rencontre d’ailleurs dans des circonstances rocambolesques un écrivain ressemblant à s’y méprendre à Mishima Yukio. En fait même s’il n’est jamais nommé, le sulfureux romancier ultranationaliste japonais est toujours présent en filigrane dans Les Morts, un roman où le réalisme, l’artifice, le surréalisme, et les documents d’archives passés au peigne fin se mêlent avec humour dans un style à la fois recherché, éloquent et quelque peu désuet.

Un autre exemple convaincant est celui de l’écrivain canadien-haïtien Dany Laferrière. Né en 1953 à Port-au-Prince, cet auteur de renommée mondiale fait partie des très rares membres non-français de l’Académie française où il est entré en 2015. En 2008, il a écrit Je suis un écrivain japonais, un roman au titre pour le moins surprenant émaillé, comme Les Morts de Christian Kracht, d’allusions à la littérature classique et contemporaine de l’Archipel. À commencer par un haiku de Bashô (1644-1694) que l’on retrouve dans pratiquement chaque chapitre. Le narrateur évoque ensuite un grand nombre d’écrivains japonais dont les incontournables Mishima Yukio, Tanizaki Junichirô (1886-1965) et Murakami Haruki (né en 1949). Dans Je suis un écrivain japonais, le livre Le Pavillon d’or  apparaît dans le récit comme une source d’imbroglios à de multiples niveaux. Et Le Marin rejeté par la mer y fait aussi son apparition tout comme Mishima Yukio en personne, dans le chapitre intitulé « La mort du manga ».

Les références à Mishima Yukio qui parsèment Les Morts et Je suis un écrivain japonais ne sont pas forcément positives. Bien au contraire. Le curieux mélange d’exagération et de déconstruction qui en résulte a pour effet de promouvoir les thèmes empruntés à Mishima Yukio tout en les ridiculisant. Et même dans le roman de Dany Laferrière où les allusions à Mishima sont à la fois plus caustiques, plus importantes et moins profondes, l’écrivain japonais ne perd jamais son statut de modèle.

Les deux ouvrages sont des créations brillantes et provocantes typiques de la littérature postmoderne. Mais elles n’en mettent pas moins en évidence un net regain d’intérêt pour l’œuvre littéraire de Mishima Yukio ainsi qu’un attrait et une fascination tout nouveaux pour sa production artistique. Le recours aux écrits de l’écrivain japonais a le mérite de transcender l’image que l’on se faisait généralement de lui jusque-là. Celle-ci incitait certains de ses lecteurs à éplucher ses œuvres à la recherche de preuves de son ultranationalisme et de son militarisme et à les considérer uniquement du point de vue d’une analyse critique idéologique. Et elle en poussait d’autres à en faire une icône de certaines sous-cultures ayant tendance à privilégier tout ce qui est bizarre et à vouer un culte au sang, à la virilité et aux histoires d’amour juvéniles kitsch des mangas et des films d’animation.

Mishima ou l’art total

On peut aussi considérer l’œuvre de Mishima Yukio comme une forme d’art total impliquant non seulement son travail de créateur mais aussi sa façon de vivre. Il est d’ailleurs fort possible que c’est ce qu’il avait l’intention de faire en effaçant les frontières entre sa vie et ses épanchements romanesques. Que Mishima Yukio ait servi de modèle en tant qu’homme à un nombre relativement important d’œuvres d’art contemporaines consitue indéniablement une de ses plus grandes réussites. Et c’est sans nul doute le résultat d’une volonté de sa part de laisser une marque derrière lui, quelle que soit l’ambiguité de ses contours. Il faut aussi admettre qu’en utilisant d’une façon stratégique très personnelle différentes sortes de médias et de supports pour diffuser son image dans le public, il a mis en place les bases du “génie du temps” ou “des grandes lignes de la pensée” (zeitgeist) de notre époque hautement narcissique.

Les affiches que l’on voit ci-dessus sur la place du marché aux gendarmes (Gendarmenmarkt), en plein cœur de Berlin, sont celles du colloque sur le thème de « Mishima ! influence au niveau du monde et racines multiculturelles » (Mishima ! Worldwide Impact and Multicultural Roots) qui s’est déroulé du 18 au 20 mars 2010 dans la capitale allemande. (© Hijiya Shûji)
Les affiches que l’on voit ci-dessus sur la place du marché aux gendarmes (Gendarmenmarkt), en plein cœur de Berlin, sont celles du colloque sur le thème de « Mishima ! influence au niveau du monde et racines multiculturelles » (Mishima ! Worldwide Impact and Multicultural Roots) qui s’est déroulé du 18 au 20 mars 2010 dans la capitale allemande. (© Hijiya Shûji)

Curieusement, ce qui fait le lien entre Les Morts de Christian Kracht, Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière et quantité d’autres œuvres, c’est leur façon « postmoderne » de prendre Mishima Yukio au sérieux par le biais de l’ironie et du ridicule. L’écrivain japonais est devenu une formidable icône dont la signification va bien au-delà d’un simple texte. Qui plus est, en raison de l’abondance de ses œuvres qu’il reste encore à redécouvrir, on peut s’attendre à ce que d’autres traductions et de nouvelles créations littéraires et artistiques voient le jour dans tous les domaines et les médias contemporains. Mishima Yukio n’est donc pas prêt de quitter le devant de la scène. Et au bout du compte, ce qui continuera à assurer son avenir dans le monde, c’est la présence constante de son image controversée.

(Photo de titre : couvertures des traductions en anglais de six œuvres de Mishima Yukio; de gauche à droite dans le sens des aiguilles d’une montre; ces textes ont été traduits en français sous les titres de Les Amours interdites, Cinq Nô modernes, Le Marin rejeté par la mer, Le Soleil et l’Acier, Confession d’un masque et Le Pavillon d’or. Aflo)

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