Le manga et l'anime deviennent des marques

Itoso Kenji, le fer de lance de l’animation japonaise croit en un avenir prometteur

Anime

Reconnu par Miyazaki Hayao ou Kon Satoshi, le talent d’Itoso Kenji est au service d’un nouvel ordre dans le monde de l’animation japonaise, notamment dans la façon de former et d’intéresser les jeunes générations. « Aujourd’hui, on peut réunir en même temps 1 000 personnes sur Zoom et évoquer tous ensemble le dessin, la production et le doublage des anime japonais », explique ce réalisateur aux idées ambitieuses, que nous avons eu la chance de rencontrer.

Itoso Kenji ITOSO Kenji

Réalisateur de films d’animation et d’autres films, et chef d’entreprise. Né en 1978. Professeur à l’université Seikei d’Osaka. Il y est également le président du département d’art et de design. À l’adolescence, il a fait ses premières armes au studio Ghibli auprès de Miyazaki Hayao. Fort de cette expérience, il a travaillé à la réalisation de manga et anime, tels que Yu-Gi-Oh!, L’Attaque des Titans, Fruits Basket, Fire Force ou encore Macross Delta. En 2019, il casse complètement les codes du modèle économique standard du monde de l’animation. Il écrit l’histoire et le scénario puis réalise le film d’animation Santa Company, en mettant en place une structure lui donnant la totalité des droits d’auteur de l'œuvre. Cherchant sans cesse de nouveaux projets, il travaille au développement d’une nouvelle activité consistant à mettre à disposition des données sur le processus de réalisation des films d’animation. Son objectif : les utiliser comme matériel didactique pour les étudiants en animation. Il a eu recours au crowdfunding pour mener à bien ses projets de réalisation de films d’animation.

Un apprentissage auprès du maître Miyazaki Hayao

Après avoir fait ses premières armes au studio Ghibli auprès du maître de l’animation Miyazaki Hayao alors qu’il n’est encore qu’un jeune adulte, Itoso Kenji voit que son travail paie. Il est en effet repéré et choisi par plusieurs réalisateurs et producteurs célèbres pour produire leurs œuvres. Rivalisant d’ingéniosité, pour les longs métrages d’animation Coluboccoro et Santa Company : The Secret of Christmas, tous deux sur les écrans en 2019, il n’hésite pas à sortir des sentiers battus et à créer une structure lui donnant la propriété de la totalité des droits d’auteur de l'œuvre.

Itoso Kenji n’est pas seulement un créateur doué, c’est aussi un businessman hors pair, dont le sens des affaires a fait souffler un vent nouveau dans le monde de l’animation japonaise. Fin stratège, il est parvenu à rassembler 850 millions de yens (6,4 millions d’euros) grâce à un crowdfunding, un exploit qui figure même dans le livre Guinness des records.

Itoso Kenji porte plus d’une casquette : réalisateur de films, professeur d'université et chef d'entreprise.
Itoso Kenji porte plus d’une casquette : réalisateur de films, professeur d’université et chef d’entreprise.

Itoso n’est encore qu’un enfant quand le magazine de pré-publication de manga Shônen Jump est au sommet de sa gloire. Tous ses amis en sont de grands fans. Si lui aussi aurait pu l’être, ses parents n’y voient pas un support éducatif convenable pour leur progéniture et s’interdisent d’en acheter. Quand un enfant se voit refuser un magazine de manga, on peut s’attendre à ce qu’il fasse la grimace ou le réclame de plus belle, mais pas Itoso Kenji. Il n’est pas du genre à faire des histoires. Non, il choisit plutôt choisi d’en inventer : c’est ainsi que son premier manga voit le jour, inspiré du célébrissime Dragon Ball, son œuvre préférée.

Dans les premières années de son adolescence, Itoso adore jouer au football, comprenant toutefois qu’il n’a pas suffisamment de talent pour devenir un joueur professionnel. Alors dès 17 ans, sa décision est prise : il deviendrait mangaka. Il quitte son Hiroshima natal pour Tokyo, et s’inscrit dans la prestigieuse école université d’art Tokyo Zôkei.

À ce moment-là, certains de ses professeurs sont ou ont déjà été impliqués dans la création d’anime. En les écoutant parler, il n’en faut pas plus à Itoso pour se persuader lui-même de continuer dans cette voie. C’est à peu près à cette époque que Miyazaki annonce sa retraite, qui ne sera qu’en fait une courte pause, après la sortie de Princesse Mononoke en 1997. Itoso Kenji apprend alors que le studio Ghibli recherche des candidats pour ses séminaires : la société est ni plus ni moins à la recherche de la prochaine génération d’artistes d’anime.

Mon voisin Totoro, de Miyazaki Hayao, a laissé une profonde impression à Itoso Kenji dans sa jeunesse. (© 1988 Studio Ghibli)
Mon voisin Totoro, de Miyazaki Hayao, a laissé une profonde impression à Itoso Kenji dans sa jeunesse. (© 1988 Studio Ghibli)

Itoso entend bien faire partie de cette nouvelle génération. Mettant toutes les chances de son côté, il regarde avec attention plusieurs films d’animation du studio Ghibli. Il découvre que, même si le nom de Miyazaki n’apparaît pas nécessairement dans le générique de fin en tant que créateur de personnages, il n’y a aucun doute : une touche unique, indéniablement propre au maître, imprègne chacune des œuvres.

Itoso en arrive à la conclusion suivante : soit les dessins de l’équipe avaient été retouchés pour leur donner la touche propre à Miyazaki, soit les membres de l’équipe eux-mêmes lui sont si dévoués que les dessins reflètent inconsciemment, et sans le vouloir, son style. Quoi qu’il en soit, Itoso en est sûr : la seule façon pour lui de mettre un pied dans le studio Ghibli est de présenter des dessins rappelant d’une manière ou d’une autre l’esprit de Miyazaki. Mais ce n’est pas tout. Son analyse lui permet également de comprendre que les scènes cruciales des films de Miyazaki présentaient souvent des personnages féminins de profil et en gros plan. Forts de ces découvertes, il soumet, non sans y ajouter sa petite touche personnelle, des aquarelles de femmes de profil. Et ça marche puisqu’il intègre l’équipe du légendaire studio.

L’une des aquarelles soumises par Itoso Kenji dans son dossier de candidature pour le studio Ghibli
L’une des aquarelles soumises par Itoso Kenji dans son dossier de candidature pour le studio Ghibli.

Après avoir enrôlé l’équipe, Itoso Kenji passe le plus clair de son temps avec le maître de l’animation. Alors à la retraite, Miyazaki consacre de nombreuses heures à conseiller et à accompagner les étudiants du séminaire. À cette époque, le studio Ghibli planche sur le projet d’un musée du même nom. Itoso a l’occasion de montrer ses talents et se voit alors inviter à créer des storyboards pour des courts métrages qui seraient présentés exclusivement dans ce musée. Après maintes discussions sur la visualisation dans les films, il parvient à se faire une vision de la nature, telle qu’elle est dépeinte, de manière symbolique, dans les œuvres de Miyazaki Hayao (voir notre article : La nature selon Miyazaki Hayao).

« Ne jamais remettre au lendemain », une phrase inoubliable

Coluboccoro, une œuvre majeure d’Itoso Kenji, a été créée en 2007, mais n’est sortie en salle qu’en 2019 (voir vidéo ci-dessous). Pourquoi cette attente ? Parce que Itoso sait que son nom, alors inconnu du grand public, ne lui permet encore pas de susciter suffisamment d’intérêt pour son œuvre. Il décida de la laisser de côté, mais seulement pour un temps. Un film d’animation réalisé non seulement dans le style Ghibli, mais aussi et surtout par quelqu’un qui avait fait ses premières armes aux côtés de Miyazaki, est justement ce qu’il lui faut acquérir de la notoriété. L’œuvre, quant à elle, bien ancrée dans l’esprit Ghibli, incorpore des éléments d’autres animes devenus incontournables telles que Kiki la petite sorcière, Mon voisin Totoro ou encore Le Château dans le ciel.

Coluboccoro, sorti en 2019  (avec l'aimable autorisation de KENJI STUDIO)
Coluboccoro, d’Itoso Kenji, sorti en 2019 (© Kenji Studio)

Tout se passe alors comme il l’a prévu. Itoso commence enfin à attirer l’attention de l’industrie de l’animation. Et en 2010, une opportunité de taille se présente à lui : Maruyama Masao, producteur et fondateur de la société de production Madhouse, lui propose d’intégrer l’équipe de la production de Dreaming Machine, un film d’animation réalisé par Kon Satoshi. Une occasion en or de participer à un projet ambitieux, fruit de créateurs de premier plan. Mais le début de la production est marqué par une triste nouvelle. Les médecins sont formels : Kon Satoshi est atteint d’un cancer du pancréas, en phase terminale.

Un jour, Kon demande à Itoso pourquoi il dessinait. Ce dernier lui répond qu’il espère créer un jour sa propre œuvre originale. La réaction de Kon à ce moment-là marque alors Itoso à tout jamais : « Ce jour-là ne viendra peut-être jamais, pis encore tu pourrais mourir avant. Oublie le “un jour”, fais les choses tout de suite. Ne remets pas les choses au lendemain. Mets-toi au travail et fais-moi des propositions. »

Kon rejette la plupart des idées présentées par Itoso. Toutefois, il se dit que Santa Company pourrait donner un film intéressant. L’intrigue du film d’animation — un Père Noël qui peut livrer des cadeaux en une nuit parce que son activité est en fait une entreprise à part entière — était elle-même déjà présente dans un manga écrit par Itoso.

Une version allongée du film est sortie en salles en 2019. De nouvelles scènes ont été ajoutées pour approfondir l’intrigue, avec des acteurs à succès tels que Hanazawa Kana et Kaji Yûki figurent parmi les membres de l’équipe de doublage.

Itoso Kenji revient sur ses impressions au moment de l’enregistrement de Santa Company.

« Kaji Yûki et Hanazawa Kana sont tous les deux des maîtres du doublage, et leur emploi du temps chargé ne leur laissait que peu de temps libre pour enregistrer leurs parties. Il a fallu à Kaji Yûki seulement une heure et demie pour enregistrer une heure de dialogue. Je lui ai donné quelques instructions et on a fait des essais. Mais une fois qu’il a compris ce que je voulais, on a enregistré tous les dialogues en une seule prise. C’est vraiment un maître dans son art. Et même si on a enregistré les deux parties des deux acteurs séparément, les scènes où les deux personnages sont ensemble, rient ou se mettent en colère sont parfaitement synchronisées. J’ai été vraiment impressionné par le professionnalisme de leur travail. »

CG de l'anime L'Attaque des Titans sorti en 2015, sur lequel a participé Itoso Kenji.
Image de l’anime L’Attaque des Titans sorti en 2015, sur lequel a participé Itoso Kenji (© film L’Attaque des Titans © Isayama Hajime/ Kôdansha)

Zoom, YouTube et le crowdfunding au service de l’animation japonaise

Jamais à court d’idées, Itoso ne souhaite pas s’arrêter là. Il envisage d’utiliser les scènes où les acteurs de doublage enregistrent leurs parties pour en faire un matériel didactique pour celles et ceux qui souhaitent devenir acteurs de doublage.

« Prenez Doraemon, par exemple, un véritable succès commercial. Depuis les illustrations et les animations des personnages jusqu’aux images en couleur produites plus tard dans le processus, tout est protégé par des droits d’auteur. Si bien que même les écoles professionnelles et les universités ne peuvent pas utiliser Doraemon comme matériel pédagogique pour leurs étudiants en animation. Mais moi, je me suis arrangé pour que pour Santa Company, mon studio détienne la totalité des droits d’auteur, si bien que si je le voulais, demain, je pourrais même mettre sur Internet un disque dur avec toutes les données. »

Dans les faits, cela veut dire qu’il serait possible de créer des supports pour étudiants, pour qu’ils puissent s’entraîner, à la manière d’un karaoké. Au son des voix des meilleurs acteurs de doublage japonais, il leur suffirait de sélectionner la piste audio de leur choix. Itoso Kenji a, dit-il, déjà obtenu l’accord des acteurs de doublage de ses œuvres pour utiliser leurs scènes.

En tant que directeur du département d’art et de design de l’université Seikei d’Osaka, Itoso se rend plusieurs fois par an dans une école en partenariat avec Taïwan, où il donne des conférences et des conseils aux étudiants en animation. « La première fois que je me suis retrouvé devant une classe, j’ai été surpris de voir certains de mes étudiants sourire lorsque je parlais, avant même que l’interprète n’ait commencé à traduire ce que je disais. Alors je leur ai demandé s’ils comprenaient le japonais et environ la moitié d’entre eux m’ont répondu que oui. En fait, ils avaient appris le japonais en regardant des animes ».

Itoso Kenji se rend à Taïwan plusieurs fois par an pour donner des cours aux étudiants en études d'animation de l'Université de technologie de Tainan, jumelée avec de l'université Seikei d'Osaka.
Itoso Kenji se rend à Taïwan plusieurs fois par an pour donner des cours aux étudiants en études d’animation de l’Université de technologie de Tainan, jumelée avec l’université Seikei d’Osaka.

Pour Itoso, les animes japonais ont eu à n’en pas douter un impact considérable à l’étranger. Et il espère que ce partage de connaissances ne s’arrêtera pas là.

« Aujourd’hui, les technologies utilisées dans l’animation japonaise sont parmi les meilleures au monde et il y a des fans d’animes japonais dans le monde entier. Quand je parle du travail effectué au sein d’un studio d’animation, le public est toujours très intéressé et m’écoute attentivement, et loin de moi l’envie de garder les secrets du monde de l’animation. Aujourd’hui, grâce à YouTube ou encore à Zoom, c’est facile de montrer les méthodes de travail des doubleurs japonais, et des personnes du monde entier peuvent se connecter en même temps pour participer à une réunion en ligne. Ensuite, lorsqu’ils regarderont des animes, les fans pourront se remémorer la façon dont les scènes se retrouvent dans la série ou le film d’animation une fois terminé. »

Et Itoso de poursuivre : « Si possible, j’aimerais travailler avec des personnes en dehors du Japon et pas seulement des créateurs mais aussi des fans. Grâce au crowdfunding, toutes celles et ceux qui ont apporté leur contribution seront heureux de voir leur nom apparaître dans le générique de fin du film parmi les noms des donateurs. Faire sentir aux gens que leur participation a été utile est aussi un excellent moyen de faire passer le message. Et c’est aussi de la publicité gratuite. »

Itoso Kenji ne veut pas seulement faire de Santa Company un succès au Japon, il entend également marquer les esprits au-delà des frontières de l’Archipel.

(Photo de titre : le réalisateur Itoso Kenji posant à côté de l’affiche de l’anime Santa Company. Photo de Nippon.com. Photo de l’affiche © Kenji Studio, 2019. Toutes les autres photos sont avec l’aimable autorisation d’Itoso Kenji, sauf mentions contraires)

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