La culture pop nippone se mondialise
Frederik L. Schodt : un demi-siècle de traduction de manga et les dangers de l’IA
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La pandémie a renforcé l’engouement pour les mangas
Ces dernières années, le boom des mangas et des animes japonais aux États-Unis s’est encore amplifié, et les différents médias ont largement couvert ce phénomène. Cette tendance se ressent également dans les librairies des villes.
Les ventes de mangas aux États-Unis ont quadruplé entre 2019 et 2022, devenant ainsi le quatrième genre de fiction le plus populaire ici, après les romans d’amour, les thrillers et la fantasy. Ce boom est en partie dû à l’apparition de nouvelles applications à bas prix qui permettent d’accéder instantanément à des contenus traduits. De plus, le fait que de nombreuses œuvres aient été reprises par des plateformes de streaming telles que Netflix a également joué un rôle important.
Les ventes de mangas connaissent une forte augmentation, principalement chez les jeunes. Lorsque l’on se rend dans une librairie indépendante fréquentée par les jeunes de la ville, on constate que le rayon mangas est situé au centre du magasin.

Rayon manga d’une librairie à New York (© Kasumi Abe)
Le « Prix international du manga japonais », créé en 2007 par le ministère japonais des Affaires étrangères, est un prix destiné aux mangakas non japonais. Cette année, il a reçu 716 candidatures provenant de 95 pays et régions, un nombre record. Celui-ci a augmenté de manière spectaculaire et toutes les œuvres sont d’un niveau très élevé. La plupart des auteurs sont influencés par les mangas et les animes japonais.
Frederik L. Schodt, qui travaille depuis un demi-siècle à la traduction de mangas du japonais vers l’anglais, déclare :
« Tout le monde connaît le mot manga. Il figure désormais dans les dictionnaires de nombreuses langues. Mais vu du Japon, on ne se rend pas vraiment compte de l’influence globale des mangas et des animes, mais en réalité, leur impact sur le monde est très puissant. »
« Il y a 50 ans, des termes tels que fusuma (cloisons coulissantes) ou tatami étaient totalement inconnus à l’étranger, mais ce sont aujourd’hui des mots qui sonnent familiers auprès des jeunes qui ont grandi en regardant les films d’animation de Miyazaki Hayao. »
J’ai personnellement découvert qui était Frederik L. Schodt en août 2024. Lors de la cérémonie de remise des prix des « American Manga Awards » qui s’est tenue à New York. Schodt, qui a participé à la traduction en anglais de nombreux chefs-d'œuvre tels que Astro le Petit robot et Gen d’Hiroshima a reçu le prix suprême, le « Manga Publishing Hall of Fame Award ». Par ses réalisations, il a été reconnu en tant que celui qui a introduit les mangas sur le marché nord-américain et jeté les bases de leur succès.

Cérémonie de remise des prix du 1er « American Manga Award », en 2024. Tout à gauche : Frederik L. Schodt. (© Kasumi Abe)
Comment Frederik L. Schodt en est venu à traduire des mangas
Schodt est arrivé au Japon en 1965, à l’âge de 15 ans, après avoir vécu en Norvège et en Australie, où son père diplomate était en poste. Il a passé trois ans au lycée au Japon, puis a été admis à l’université de Californie à Santa Barbara (UCSB) en 1970, mais a passé deux ans et demi à Tokyo en tant qu’étudiant en échange à l’Université Chrétienne Internationale (ICU).
Après avoir obtenu son diplôme de l’UCSB en 1972, il a occupé divers emplois, notamment comme plongeur dans un restaurant japonais et guide touristique pour des visiteurs japonais. En 1975, il est retourné à l’ICU en tant que chercheur grâce à une bourse du ministère de l’Éducation, où il a étudié la traduction et l’interprétation. Après avoir obtenu son diplôme de l’ICU en 1977, il a commencé sa carrière de traducteur et d’interprète par l’intermédiaire d’une société de services de traduction à Tokyo.
Qu’est-ce qui l’a poussé à se lancer dans l’industrie du manga en tant que traducteur ?
« Au cours de ma première année à l’ICU, j’ai suivi des cours intensifs et étudié le japonais avec acharnement, et j’ai commencé à lire des mangas à cette époque. Ils étaient très populaires, à tel point que tout le monde avait toujours sur soi des mangas plus épais que les manuels scolaires. Un jour, un ami avec qui je m’étais lié d’amitié dans le dortoir des garçons est venu dans mon appartement de 4,5 tatamis et m’a prêté les cinq premiers volumes de Phénix, l’oiseau de feu, comme s’il s’agissait d’une bible précieuse. Je m’en souviens encore très bien. Il m’a répété plusieurs fois : “Tu me le rendras, promis ? ” (rires) »
« Jusqu’alors, j’avais lu divers magazines de mangas shônen (pour garçons), mais la lecture de Phenix m’a bouleversé. J’ai alors compris que le manga était un moyen d’expression comparable au roman ou au cinéma. »
Ce sont les amis qu’il s’est faits lors d’un deuxième séjour à l’ICU qui l’ont encouragé à poursuivre une carrière de traducteur.
« Avec des amis japonais et américains, nous avons créé un groupe de traduction de mangas, le Dada-kai, afin de faire connaître la merveilleuse culture manga japonaise à l’étranger. À l’époque, j’avais terminé mes études à l’ICU et je travaillais dans une agence de traduction. »
Rencontre avec le géant du manga
Sa rencontre avec Tezuka Osamu remonte à 1977.
Le Dada-kai a décidé de s’attaquer à Phenix parce qu’ils voulaient traduire une œuvre adorée par tout le monde. C’est alors qu’ils ont décidé de se rendre chez Tezuka Productions pour négocier, en s’appuyant sur les relations d’un de leurs membres. À l’époque, Schodt ne pensait pas pouvoir rencontrer ce grand nom en personne.
« Alors que je discutais avec le responsable, M. Tezuka est soudainement apparu et m’a soudain demandé “Que faites-vous ici ?”. Je lui ai expliqué, il s’est montré intéressé par l’idée que ses œuvres soient présentées à l’étranger, et a donné son accord sur le champ ! »
C’est ainsi que l’histoire entre Schodt et Tezuka a débuté.
« Maître Tezuka était une personne absolument unique qui avait déjà une grande expérience de l’étranger. Tetsuwan Atom était diffusé à la télévision américaine sous le titre d’Astro Boy, et il était venu à Los Angeles pour des événements liés à la série. Il avait également participé à l’Exposition universelle de New York en 1964. »

Tezuka Osamu (à gauche) et Frederik Schodt. (© Frederik L. Schodt)
Quelle relation l’auteur et le traducteur ont-ils fini par établir ? Sont-ils devenus des amis proches ou était-il une sorte de mentor ?
« Je n’ai pas besoin de vous dire que M. Tezuka a eu une grande influence sur ma vie. Il était beaucoup plus âgé que moi et semblait inaccessible, mais il m’a toujours traité avec beaucoup d’affection. Nous avons voyagé ensemble à plusieurs reprises aux États-Unis et au Canada où j’étais son interprète. Il était un véritable puits de curiosité, était toujours très bavard et nous avions des conversations très animées. »
Un jour, Schodt a commis une grave erreur.
« En route pour un festival de cinéma au Canada, nous nous sommes retrouvés à l’aéroport de San Francisco pour attendre notre vol vers le Canada. Nous avons tellement discuté que nous avons raté notre avion. En tant que coordinateur, c’était une lourde faute, mais il m’a pardonné en me disant : “Ce n’est pas grave, ne t’en fais pas.” Alors qu’il pouvait être sévère avec ses subordonnés et sa famille, il était étrangement gentil avec moi. »
Quand a-t-il pris conscience du boom mondial des mangas ?
À l’époque où Schodt se lançait sérieusement dans la traduction, il ne s’attendait pas à ce que le manga connaisse un tel engouement international. Ce n’est qu’à la fin des années 90 qu’il a commencé à percevoir l’essor de ce secteur.
« C’est à cette époque que les séries Pokémon et Sailor Moon ont commencé à être diffusées à la télévision américaine. Les enfants ont tous été pris d’une fièvre Pokémon, et c’est là que le vent a tourné. »
L’animation a été le catalyseur de la popularité des mangas, cela ne fait aucun doute. Ces dernières années, on a également assisté à l’essor fulgurant de Crunchyroll, l’un des principaux sites de streaming d’animations. En 2024, le nombre total d’utilisateurs enregistrés à la chaîne s’élevait à environ 120 millions, et le nombre d’abonnés payants dépassait les 15 millions, tandis que les mangas se vendaient aussi comme des petits pains.
« Au départ, les fans copiaient illégalement les vidéos des animes et les diffusaient entre eux. À mesure que le nombre de fans augmentait, des conventions consacrées à l’anime ont commencé à être organisées, puis, avec l’avènement de l’ère Internet, le phénomène de la « scanlation » (mot-valise formé à partir de « scan » et « translation ») s’est répandu, entraînant une explosion du nombre de versions pirates. C’est ainsi que la popularité des mangas s’est accrue. »
« Dans les années 90, l’habitude de découper des livres, puis de les scanner et de les publier sur Internet s’est répandue parmi un grand nombre de personnes. »
Les versions pirates et les scans ont eu un impact considérable sur la popularité des mangas, mais leur diffusion illégale empêche les auteurs et les éditeurs de générer des revenus. Derrière cette pratique se cachent de nombreuses pertes et dilemmes.
L’IA et les perspectives d’avenir du secteur de la traduction
L’IA évolue chaque jour, et la qualité des traductions réalisées par l’IA est désormais si élevée que le métier de traducteur traditionnel est en voie de disparition. Comment Schodt voit-il la situation actuelle et l’avenir ?
« Je ne vis pas uniquement de la traduction de mangas ; je travaille également comme interprète et conseiller pour des événements liés au manga. Avec l’arrivée de l’IA dans le secteur de la traduction, je pense sincèrement que c’est la fin de ma profession. »
Lors de conventions consacrées à l’animation, il lui arrive de rencontrer des jeunes qui aspirent à devenir traducteurs de mangas. « Mais je dois malheureusement leur dire que cette époque est révolue. Des start-ups spécialisées dans la traduction par IA ont déjà vu le jour, et la précision de la traduction par IA s’est considérablement améliorée. On peut dire que nous sommes actuellement à un tournant historique. D’ici peu, 90 % des traductions seront confiées à l’IA, et les humains se contenteront de vérifier et d’ajuster le résultat. »
La traduction de mangas est un service du domaine du divertissement, et le problème, selon Schodt, est que ce type de traduction n’exige pas la perfection.
« Dans le domaine du divertissement, une traduction de qualité moyenne est jugée suffisante, ce qui explique pourquoi de nombreux mangas sont traduits par des amateurs à l’aide de la technique de la scanlation et sont acceptés sans résistance par les fans. Cependant, la circulation d'œuvres piratées réduit considérablement les revenus que les traducteurs professionnels devraient percevoir. Il n’est plus possible de vivre uniquement de la traduction de mangas, à moins d’être prêt à vivre chez ses parents et à se nourrir principalement de nouilles instantanées ! »

Photo de la cérémonie de remise des prix du 1er American Manga Award, en 2024. (© Kasumi Abe)
(Photo de titre : Frederik L. Schodt avec une figurine d’Astro. © Frederik L. Schodt)
