Le saké dans tous ses états

« Le terroir japonais » : quand le saké rencontre le vin naturel français

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Une petite brasserie de saké du sud-ouest du Japon se détourne de la préparation habituelle de cette boisson : elle préfère utiliser les concepts de vinification naturel du terroir français. Tous les ingrédients sont strictement issus d’un approvisionnement local, ce qui permet la fabrication d’une boisson unique sur le marché, avec une philosophie différente de toutes les autres !

La brasserie de saké Nagayama Honke se situe à la périphérie de la ville d’Ube, dans la préfecture de Yamaguchi, au sud-ouest du Japon. Un petit fleuve, le Koto, passe devant la porte d’entrée de son bureau principal, logé dans un bel édifice de style occidental datant de 1919 (et classifié comme un bien culturel national important). Les environs sont constitués d’un paysage de campagne japonaise typique, dominé par les rizières et les collines boisées. C’est dans cet environnement naturel que travaille le tôji (maître brasseur) de la maison de saké.

Un saké différent : le « label Taka »

Nagayama Honke fabrique du saké en ces lieux depuis 1888. Avant que le tôji actuel, Nagayama Takahiro, ne prenne le relais, la marque principale était Otokoyama. Ce  nom est probablement familier à de nombreux buveurs de saké, puisque plus d’une douzaine de fabricants utilisent ce nom sur le marché, le plus célèbre étant une brasserie située à Hokkaidô.

Après avoir pris les rênes de l’entreprise en 2001, Takahiro s’est rendu compte que s’il souhaitait avoir du succès en dehors de Yamaguchi, il lui faudrait adopter un nouveau nom unique. Cela lui donnerait également une chance de se concentrer sur la qualité du saké, sans avoir la pression de devoir maintenir l’héritage de l’ancienne marque.

C’est ainsi qu’en 2002, le nouveau « label Taka » est né. « Ma première pensée a été de faire du saké premium junmai, en n’utilisant aucun additif en plus du riz, de l’eau, de la levure et de la moisissure kôji, mais mon père était contre », explique Nagayama. « Les tôji de sa génération ont largement méprisé le junmai, parce qu’ils pensaient qu’il en résultait un saké plus acide. Cependant, si l’on doit être honnête, ce problème était davantage lié aux limites des fabricants de l’époque. Ces derniers ne savaient pas comment préparer un bon junmai, mais les techniques ont fait beaucoup de chemin depuis. »

Nagayama Takahiro devant sa brasserie. À gauche du rideau noren se trouve un sugitama, une boule de branches de cèdre traditionnellement accrochée à l'entrée d'une brasserie de saké pour marquer la production d'un nouveau lot issu de la récolte de riz de l'année.
Nagayama Takahiro devant sa brasserie. À gauche du rideau noren se trouve un sugitama, une boule de branches de cèdre traditionnellement accrochée à l’entrée d’une brasserie de saké pour marquer la production d’un nouveau lot issu de la récolte de riz de l’année.

Depuis lors, cette marque s’est concentrée sur la fabrication de saké premium, principalement du junmai. Taka a remporté des prix tant au niveau national qu’international, mais surtout, il a acquis une réputation parmi les buveurs de saké pour le travail méticuleux qui se cache derrière son breuvage. Les boissons portant le label Taka sont une véritable ode à l’équilibre des ingrédients, notamment une variété de sakés aromatisés qui évoquent les qualités inhérentes à celui qui tient le rôle principal : le riz.

Découverte de la philosophie du vin naturel en France

Quand on discute avec lui de sa passion pour le saké, Takahiro fait beaucoup référence à la vinification française. Il a voyagé en France avec un ami vendeur de vins en 2007, puis en 2009, où il a pu visiter des vignobles en suivant la philosophie du vin naturel. Cette découverte a profondément changé sa réflexion sur sa propre production. « Quand j’ai vu à quel point ces petits établissements vinicoles, qui parvenaient à avoir un certain succès, appréciaient la nature et établissaient une ligne dure sur ce qui peut et ne peut pas être fait dans la vinification, cela m’a vraiment touché. J’ai réalisé que nous pouvions faire quelque chose de similaire en faisant du saké. »

Un terme en particulier l’a marqué : le mot « terroir ». Une idée qui balaie le monde du saké en ce moment, non sans controverse... Ce mot associé au vin divise quant à sa véritable signification. De toute évidence, il vient de la racine latine terra, ce qui évoque donc des images de la terre et du pays. Dans l’usage, il englobe largement le climat et la topographie spécifiques qui influencent le caractère d’un vin. Il est donc souvent utilisé comme synonyme de « régionalité » pour désigner les similitudes de style et de saveur des vins d’une région donnée.

Mais dans le monde du saké, ce terme n’a pas encore été accepté, tout simplement parce que la connexion entre le monde naturel et le produit fini reste floue. Le riz utilisé dans la fabrication du saké vient souvent de tout le Japon. Il est rarement d’origine locale et le riz pour un seul lot de saké provient souvent d’un mélange issu de différentes régions. L’eau est généralement obtenue sur place, mais elle est souvent filtrée ou ajustée pour la rendre mieux adaptée au saké souhaité par le tôji.

Ensuite, il y a le processus. Le saké est un produit artisanal plutôt que naturel. Le processus est ce qui donne au saké son arôme, sa saveur et son style. L’influence du riz et de l’eau est réelle, mais c’est surtout le contrôle de la température, du timing, du choix de la levure et d’une myriade d’autres points, tous décidés par le tôji, qui sont déterminants.

L’environnement naturel a donc une importance moindre, et Nagayama l’admet volontiers. Le rôle du tôji est-il donc si primordial ? Takahiro sourit. « Bien sûr, le saké est un produit dont la qualité est lié à la compétence. Je n’aime pas en parler, en tant que tôji moi-même, car cela devrait être acquis que le créateur est une personne habile. Donc, ce sont les autres parties sur lesquelles je me concentre. Pour moi, le terroir concerne tout ce qui nous entoure et auquel nous ne pensons pas habituellement : l’air, l’eau, la communauté, la lumière et la température... C’est tout ça. Nous devons montrer notre gratitude pour toutes ces choses qui nous permettent de faire du saké, quand nous le fabriquons. »

Des fûts de saké avec des gerbes de riz récolté localement sont placés devant l'autel de la brasserie.
Des fûts de saké avec des gerbes de riz récolté localement sont placés devant un autel dédié à la brasserie.

Pourquoi utiliser un terme français au lieu du japonais ?

« C’est l’idée d’une perspective extérieure. Comme je l’ai dit, nous ne reconnaissons pas ces choses lorsque nous sommes au milieu d’elles. C’est seulement lorsque nous prenons du recul qu’elles deviennent claires, et donc ce mot français crée cette perspective extérieure. »

Cela conduit à une utilisation idiosyncratique du terme, qui évite la régionalité du style pour se concentrer sur la localité de production.

« J’essaie de développer ma propre philosophie avec ce mot. Et il y a bien sûr des différences par rapport au vin. Dans le vin naturel français, les vignerons imposent des limites très sévères à toutes sortes de choses comme les engrais et autres techniques de culture artificielle, mais je ne suis moi-même pas si strict. Les Européens semblent avoir l’impression que l’action humaine n’est pas naturelle, mais au Japon, nous nous disons que lorsque vous laissez le paysage sauvage intact, il peut se déséquilibrer. Lorsque les humains travaillent dans la nature, à travers des activités comme couper du bois et fabriquer du charbon de bois avec soin et conscience, cela aide à maintenir l’équilibre. »

Je lui fais remarquer que cette idée semble ancrée dans les paysages satoyama du Japon, ces zones mélangeant des champs cultivés et des régions sauvages entretenues, qui fournissent également les ressources nécessaires aux besoins de la vie quotidienne. Il acquiesce : « Je considère l’activité humaine comme faisant partie de la nature, il n’est donc pas nécessaire de la couper du terroir du saké. » Nagayama est également très préoccupé par les questions environnementales. « En vieillissant, mon attitude envers la fabrication du saké a changé. Quand j’avais la trentaine, je voulais faire le meilleur saké possible. Maintenant que j’ai la quarantaine passée, je pense davantage au développement durable et à réduire notre consommation d’aliments. »

Plus qu’une brasserie, un domaine

C’est là que l’autre influence viticole majeure de Nagayama entre en jeu : le système du domaine. « J’ai développé le Domaine Taka en tant que filiale pour cultiver tout notre riz localement. » Il m’emmène dehors et, alors que nous traversons le fleuve Koto qui coule devant le bâtiment de la brasserie, il passe son bras à travers les champs autour de nous.

« Ce sont les nôtres. Nous ne pouvons toujours pas cultiver tout le riz que nous utilisons, mais nous nous rapprochons de cet objectif. »

Il m’emmène dans un tout nouveau bâtiment en acier blanc. « Nous venons de terminer sa construction, en avril 2019. C’est notre usine de transformation du riz. Il ne serait pas logique de se développer localement si les agriculteurs devaient l’expédier à un autre endroit pour le traitement. »

Il m’emmène à l’intérieur, où se trouve une moissonneuse-batteuse garée à côté de l’équipement de nettoyage, de séchage et de triage du riz. « Il se peut que nous soyons la seule brasserie au Japon qui en possède un ! » plaisante-t-il en désignant le trieur de riz. Il est en effet particulièrement rare pour un producteur de saké de posséder ce type de machine, puisque les propriétaires de brasseries ne sont légalement autorisés à cultiver et à transformer leur propre riz que depuis peu de temps, et la plupart des maisons de production de saké se concentrent toujours uniquement sur le brassage.

Le maître brasseur pose devant une machine à peser / emballer le riz, une autre rareté pour un producteur de saké.
Takahiro pose devant une machine à peser et emballer le riz, une autre rareté pour un producteur de saké.

Bénéficiant d’installations capables de traiter le riz du début à la fin, la brasserie Nagayama Honke peut tout suivre : quand et où il a été planté et récolté, les conditions de sa croissance, etc. Ce riz entièrement suivi est utilisé dans des lots particuliers de saké, qui peuvent ensuite être étiquetés avec le « millésime » du riz.

En suivant la trace du riz cultivé, Takahiro peut analyser l’impact des conditions de croissance sur le riz, et aussi comparer le saké d’une saison donnée à une autre. Le système du domaine permet non seulement une consommation alimentaire réduite et une meilleure connexion avec la communauté locale et l’agriculture, mais aussi une meilleure compréhension de l’impact des conditions du riz sur la saveur finale du saké.

L’objectif : le « terroir Taka »

Tous ces éléments sont réunis pour donner sa spécificité et son caractère au label Taka. Takahiro aborde le terroir dans le cadre de la fabrication du saké, et non pas pour le saké en lui-même. C’est la philosophie du brasseur et, en tant que telle, toute influence qu’elle a sur le produit final est autant mentale qu’émotionnelle. Le riz est local et légèrement moulu, car il est l’ingrédient au cœur du saké et représente le travail de précieux membres de la communauté.

Le saké qui en résulte est essentiellement local, non pas à cause d’un style ou d’une saveur typique de la préfecture de Yamaguchi en particulier, mais parce que le tôji valorise ces connexions avec la communauté régionale, et l’utilisation des produits locaux. Le saké qui en résulte est toujours le résultat de son processus de fabrication, mais la fondation est construite sur le sol régional, avec des mains locales.

Brasserie Nagayama Honke

  • Fondé en 1888
  • Tôji  : Takahiro Nagayama
  • Production : 1 200 koku (216 000 litres) par an
  • Marques principales : Taka, Otokoyama (Yamaguchi uniquement)
  • Site Web : https://www.domainetaka.com (en japonais uniquement)

(Photo de titre : Le maître brasseur Nagayama Takahiro présente certaines de ses créations. Photos : © Jim Rion)

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