Un acteur de kabuki qui joue aussi Don Quichotte à Broadway

Culture Cinéma

Le kabuki est entré dans une nouvelle période de son histoire avec l’inauguration du Kabukiza flambant neuf de Tokyo, le 2 avril 2013. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Matsumoto Kôshirô IX, un acteur de tout premier plan qui s’est illustré aussi bien dans le théâtre classique que dans le répertoire contemporain et les comédies musicales occidentales, parle des défis auxquels il a été confronté et de l’avenir du kabuki.

Matsumoto Kôshirô IX MATSUMOTO Kōshirō

Acteur de kabuki. Né à Tokyo, en 1942. Fils aîné de Matsumoto Kôshirô VIII (alias Hakuô, 1910-1982). Il a fait ses débuts sur les planches à l’âge de trois ans. Il a pris le nom de Ichikawa Somegorô VI en 1949, puis celui de Matsumoto Kôshirô IX en 1981. Il a interprété quantité de rôles qui l’ont rendu célèbre, entre autres celui de Benkei dans Kanjinchô (Le registre de souscription) qu’il a incarné pour la première fois à l’âge de seize ans et pour la millième fois en 2008, au grand temple du Tôdaiji de Nara. Matsumoto Kôshirô IX a commencé à jouer dans des pièces contemporaines dès son adolescence, et dans des comédies musicales à partir de l’âge de vingt ans. En 1970, il a fait ses débuts à Broadway, à New York, dans le rôle de Don Quichotte de la comédie musicale L’Homme de la Mancha. En 1990, il a incarné le personnage du roi de Siam de la comédie musicale Le Roi et moi dans un théâtre du West End de Londres. Il a par ailleurs joué dans des pièces de théâtre occidentales telles qu’Amadeus de Peter Schaffer et les quatre grandes tragédies de Shakespeare — Hamlet, Othello, Macbeth et le Roi Lear. Matsumoto Kôshirô IX a aussi interprété des rôles de premier plan dans de nombreuses séries télévisées. Auteur de plusieurs ouvrages dont Kôshirô teki kiseki no hanashi (Histoires de miracles, à la manière de Kôshirô) et Matsumoto Kôshirô : Watashi no rirekisho (Matsumoto Kôshirô : mon CV). Membre de l’Académie des Arts du Japon depuis 2009. Reconnu comme une personne ayant rendu des services méritoires à la culture (bunka kôrôsha) en 2012.

Les débuts inoubliables du nouveau Kabukiza de Tokyo

Le 2 avril 2013, le nouveau Kabukiza a ouvert ses portes dans le quartier de Ginza, à Tokyo. Les représentations données durant les trois mois suivants dans ce haut lieu entièrement reconstruit du théâtre kabuki ont été marquées par la présence de Matsumoto Kôshirô IX. Cette grande star de la scène japonaise a en effet joué dans une série de pièces populaires dont tous les personnages étaient interprétés par des acteurs de renom.

« L’économie japonaise semble reprendre le dessus grâce à la politique de M. Abe », explique Matsumoto Kôshirô IX, « mais j’étais davantage préoccupé par les difficultés auxquelles les Japonais ont dû faire face après le grand séisme qui a frappé le nord-est du Japon en mars 2011. Je me suis donc réjouis de voir autant de gens venir assister à des pièces de kabuki au nouveau Kabukiza ».

Le nouveau Kabukiza inauguré le 2 avril 2013 (photo : Shôchiku Co., Ltd.)

Matsumoto Kôshirô IX rappelle que durant les trois années où le Kabukiza a été fermé pour travaux, les acteurs de kabuki se sont efforcés de donner des spectacles dans tout le pays. Mais le Kabukiza de Tokyo a quelque chose de tout à fait à part. « Les loges du nouveau Kabukiza sont spacieuses et les coulisses, plus vastes qu’auparavant, sont très bien conçues. Les dimensions de la scène, pratiquement identiques à celle de la version précédente du théâtre, sont parfaites. Mais ce qui compte avant tout, ce n’est pas tant l’édifice en tant que tel, que le théâtre qu’on y joue et la qualité des spectacles qui doit rester la même. La mission du Kabukiza c’est de proposer des œuvres qui attirent le public non seulement de tout le Japon mais aussi du monde entier. »

Le kabuki est indéniablement une affaire de famille. Au mois d’avril, le fils de Matsumoto Kôshirô IX — Ichikawa Somegorô VII — a participé au tout premier spectacle donné à l’occasion de l’ouverture du nouveau Kabukiza. Et son petit-fils — Matsumoto Kintarô IV — a interprété un personnage de premier plan de Moritsuna jinya (Le Camp de Sasaki Moritsuna), un épisode guerrier qui voit deux frères opposés l’un à l’autre. Matsumoto Kôshirô IX a pour sa part incarné le rôle de Benkei dans la fameuse pièce Kanjinchô (Le registre de souscription) concluant la journée de kabuki en trois parties qui était au programme.

« J’étais profondément ému de participer au programme inaugural en même temps que mon fils et mon petit-fils. Qui plus est, un coup du sort quasi miraculeux a voulu que j’interprète le rôle de Benkei pour la 1 100e fois le soir du 28 avril. Les trois mois de représentations qui ont marqué la réouverture du Kabukiza resteront à jamais gravés dans ma mémoire. »

Trois générations d’interprètes de Benkei

Matsumoto Kôshirô IX dans le rôle de Benkei de Kanjinchô, en avril 2013, au nouveau Kabukiza de Tokyo. L’acteur est en train de quitter la scène en empruntant la passerelle (hanamichi) qui traverse la salle de spectacle. (Photographie : Watanabe Fumio)

La pièce de Kabuki intitulée Kanjinchô a été jouée pour la première fois en 1840, par Ichikawa Danjûrô VII (1791-1859). Elle fait partie des dix-huit pièces (kabuki jûhachiban) du répertoire de la célèbre famille d’acteurs Ichikawa. L’action se déroule à la barrière d’Ataka, dans la province de Kaga (qui correspond à l’actuelle préfecture d’Ishikawa), au début de l’époque de Kamakura (1185-1333). La barrière est placée sous la garde de Togashi Saemon. Un groupe de moines bouddhistes en quête de fonds pour la reconstruction du temple du Tôdaiji fait son apparition. Il s’agit en fait du célèbre guerrier Minamoto no Yoshitsune (1159-1189) et de sa suite, recherchés par le shôgun Minamoto no Yoritomo (1147-1199) qui n’est autre que le demi-frère de Yoshitsune. Benkei, fidèle serviteur de Yoshitsune et personnage principal de la pièce, réussit à force d’ingéniosité à dissiper les doutes du garde et à franchir la barrière avec la petite troupe de fuyards. Matsumoto Kôshirô VII (1870-1949), le grand-père de Matsumoto Kôshirô IX, a appris à jouer ce personnage auprès de son maître, Ichikawa Danjûrô IX (1838-1903), et il a parcouru le Japon en interprétant le rôle de Benkei plus de mille six cents fois.

« À l’époque, Kanjinchô n’était pas aussi populaire qu’aujourd’hui. C’est mon grand-père qui en a fait une des pièces de kabuki favorites du public. Mon père l’a, pour sa part, jouée cinq à six cents fois. À nous trois, nous avons interprété le rôle de Benkei plus de trois mille fois en l’espace de trois générations », précise Matsumoto Kôshirô IX en riant.

« Ce qui m’a donné le courage de continuer à jouer le personnage de Benkei jusqu’à maintenant, c’est l’accueil chaleureux que m’a réservé le public. Quand j’entends les applaudissements au moment où je sors de scène en empruntant le hanamichi, à la fin de la pièce, j’oublie complètement à quel point ce rôle est épuisant et difficile. Kanjinchô témoigne du zèle et de la passion dont mon grand-père a fait preuve et qu’il a transmis à mon père. J’espère qu’à mon tour je ferai passer ces valeurs à un grand nombre de personnes et que la génération suivante continuera à jouer la pièce. »

Benkei, un homme exemplaire

Les personnages de Kanjinchô sont réalistes et à ce titre, la pièce se distingue du reste des textes du répertoire du kabuki jûhachiban qui sont bien souvent très simples et parfois même dénués de sens.

Matsumoto Kôshirô IX insiste sur un des moments culminants de Kanjinchô. « Quand Togashi, le gardien de la barrière d’Ataka soupçonne le porteur du groupe de moines de n’être autre que Minamoto no Yoshitsune, Benkei réussit à mettre fin à ses doutes en frappant son maître avec un bâton. Puis il s’incline légèrement pour s’excuser d’avoir eu un geste aussi peu respectueux. Voilà un exemple des subtilités d’ordre psychologique que mon grand-père a intégré dans l’interprétation des pièces de kabuki. »

« À la fin de la pièce, Benkei sort de scène en dernier, après Yoshitsune et sa suite. Il a fait tout ce qu’il fallait faire. Mais il a aussi laissé ses compagnons accomplir leur devoir. Pour moi, c’est la façon idéale dont un homme digne de ce nom devrait agir. De nos jours, on ne voit guère de Japonais se comporter de la sorte, mais on en trouve encore des exemples dans le monde du kabuki. »

Des liens étroits avec le théâtre occidental

Matsumoto Kôshirô IX en train d’interpréter le rôle de Don Quichotte et de chanter « La quête de l’impossible rêve » de la comédie musicale L'Homme de la Mancha. Mai 2002, théâtre Hakataza de Fukuoka.

Outre le Kabuki, Matsumoto Kôshirô IX a aussi consacré sa carrière à des comédies musicales occidentales. Il a joué notamment dans L'Homme de la Mancha une œuvre inspirée par le fameux Don Quichotte de Miguel de Cervantes (1547-1616). Cette comédie musicale a obtenu cinq récompenses aux Tony Awards — l’équivalent des oscars pour le théâtre américain — de 1966. Matsumoto Kôshirô IX a joué pour la première fois le rôle titre de L'Homme de la Mancha en 1969 au Théâtre impérial de Tokyo, dans le quartier de Hibiya. L’année suivante, il a été invité à Broadway où il a interprété soixante fois le personnage de Don Quichotte en anglais. Le 19 août 2012, le jour de ses soixante-dix ans, Matsumoto Kôshirô IX a joué L'Homme de la Mancha pour la 1 200e fois. Pendant les rappels, à l’issue de la représentation, l’épouse de Daniel Wasserman (1914-2008), l’auteur du livret de la comédie musicale, a remis à l’acteur japonais le trophée que son défunt mari avait obtenu en 1966.

Ce jour-là, Matsumoto Kôshirô IX était au comble de l’émotion. « D’après ce que j’ai entendu dire, avant de mourir, Daniel Wasserman avait demandé à son épouse de donner son trophée à la personne qui s’est le plus investie dans L'Homme de la Mancha. Cela faisait plus d’un demi-siècle que j’interprétais ce rôle, mais je ne me suis jamais senti aussi heureux de jouer dans une comédie musicale que cette fois-là. Le trophée des Tony Awards de Daniel Wasserman se trouve à présent dans ma salle de séjour à côté de l’éventail de kabuki (chûkei) que j’ai utilisé au temple du Tôdaiji, le jour où j’ai interprété le rôle de Benkei pour la millième fois. »

Matsumoto Kôshirô IX avait vingt-deux ans quand il a joué pour la première fois dans une comédie musicale. Il a incarné le personnage du roi de Siam dans Le Roi et moi aux côtés de Koshiji Fubuki (1924-1980), actrice et chanteuse célèbre de la scène japonaise. Il a alors signé un contrat avec Tôhô, une des grandes maisons de production japonaises de cinéma et de théâtre, rivale de Shôchiku, la société qui produit une grande partie des spectacles de kabuki. Dans le cadre de ce contrat, il a été amené à jouer dans des pièces de théâtre contemporaines, des œuvres de Shakespeare et des comédies musicales.

« Ce n’est pas moi qui ai choisi de jouer dans des comédies musicales, mais Tôhô. Mais à partir du moment où je me suis engagé dans cette voie, je me suis dit que je devais faire de mon mieux pour me hisser jusqu’à Broadway » explique l’acteur. « J’aurais très bien pu décider de ne pas jouer dans L'Homme de la Mancha ou dans des pièces de Shakespeare parce que je suis un acteur de kabuki, mais j’ai préféré relever le défi. »

« L’important dans l’existence, ce n’est pas tant les expériences que l’on fait que de ne pas prendre des décisions que l’on est amené à regretter par la suite. La vie est jalonnée de difficultés et de souffrances et j’ai vécu moi aussi des moments pénibles. Mais rien ne sert de se plaindre. Il faut surmonter les chagrins et reprendre courage et espoir dans la vie. En tout cas, c’est ce que j’ai toujours essayé de faire. »

Le kabuki : un art dramatique à part entière

Au cours de l’histoire du kabuki, la façon de jouer des acteurs a considérablement évolué. Pendant l’ère Meiji (1868-1912), Ichikawa Danjûrô IX (1838-1903) a modernisé le kabuki en intégrant des éléments réalistes dans cette forme de théâtre traditionnelle. Matsumoto Kôshirô VII (1870-1949), Nakamura Kichiemon I (1886–1954), and Onoe Kikugorô (1885–1949) ont contribué à œuvrer dans ce sens en mettant l’accent sur la psychologie des personnages qu’ils interprétaient. Matsumoto Kôshirô IX a continué sur leur lancée en faisant du kabuki une forme d’art dramatique adaptée au public actuel.

« Dans les pièces où l’intrigue est particulièrement dramatique, comme Shunkan (Le Moine Shunkan) et Terakoya (L’École du temple)(*1), je m’efforce d’exprimer les sentiments des personnages. Mais les méthodes employées doivent toutes venir du kabuki. » Matsumoto Kôshirô IX insiste fortement sur ce point.

« Transposé dans le domaine pictural, L'Homme de la Mancha serait une peinture à l’huile et le kabuki une peinture traditionnelle japonaise (nihonga). La technique et les matériaux utilisés sont complètement différents. Ces deux formes de théâtre ont aussi peu de points communs qu’un match de baseball dans le Yankee Stadium de New York et un tournoi de sumô au Kokugikan de Tokyo. Quand je joue dans une pièce de kabuki, je ne suis pas influencé par le théâtre contemporain. De même, je n’utilise jamais de techniques du kabuki quand j’interprète une œuvre contemporaine.

Faire découvrir le kabuki au monde entier

Depuis son inauguration en grande pompe, le nouveau Kabukiza de Tokyo a attiré beaucoup d’étrangers. Comment faut-il procéder pour faire découvrir cette forme de théâtre au monde entier ?

« Le kabuki a été inscrit sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO en 2008, au même titre que d’autres formes de théâtre japonais come le nô, le kyôgen et le théâtre de marionnettes (bunraku) », répond Matsumoto Kôshirô IX. « Ce sont des formes théâtrales difficiles à promouvoir en dehors du Japon à cause de la barrière de la langue et des différences d’ordre culturel.

Mais quand un spectacle est vraiment bon, il peut très bien être accepté comme quelque chose de nouveau, même s’il a des origines très anciennes. De ce point de vue, je crois que le kabuki peut attirer des spectateurs non-japonais tel qu’il est. Le meilleur moyen pour le faire connaître, c’est que des gens du monde entier viennent assister à des spectacles au Kabukiza, le haut lieu du kabuki.

À mon avis, pour que le kabuki trouve une audience internationale, il faut qu’il se présente sous la forme de pièces mettant en scène des drames humains où chacun se reconnaisse. Il ne doit pas se limiter à un art de la scène traditionnel, étrange et exotique. »

(D’après une interview réalisée le 26 juin 2013 par Nakamura Masako, journaliste à Jiji Press. Avec l’aimable autorisation du bureau de Matsumoto Kôshirô IX pour les photographies.)

(*1) ^ Shunkan raconte l’histoire particulièrement tragique d’un moine bouddhiste exilé en 1177 dans une île de la baie de Kagoshima pour avoir tenté de chasser Kiyomori (1118-1181), le chef du clan des Taira (Heike) de Kyoto. Terakoya relate un épisode de la vie de Sugawara no Michizane (845-903), un des plus grands lettrés de l’époque de Heian (794-1185), au cours duquel un certain Matsuômaru sacrifie son fils unique pour sauver le fils de Michizane.

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