Une nouvelle ère pour le kabuki

Bienvenue au « Kabukiza V » de Tokyo !

Culture Architecture

Le Kabukiza du quartier de Ginza, à Tokyo, haut lieu du théâtre Kabuki, avait fermé ses portes en 2010. Entretemps, il a été entièrement reconstruit et rénové. Le nouvel édifice, qui a été inauguré le 2 avril 2013, a été surnommé « Kabukiza V », à l’instar des acteurs japonais appartenant à une même lignée. C’est une véritable réussite architecturale qui allie magistralement la tradition d’un théâtre de la fin du XIXe siècle à la technologie la plus moderne.

Le Kabukiza du quartier de Ginza, à Tokyo, est considéré comme le « temple » et le « quartier général » du théâtre kabuki. Après une rénovation complète qui a duré trois ans, il a réouvert ses portes le 2 avril 2013. Le Kabukiza a vu le jour en 1889. Au cours de sa longue histoire, de plus de 120 ans, il a su rester fidèle à la tradition tout en se métamorphosant à plusieurs reprises.

Avant de prendre la forme du « Kabukiza V », le théâtre de Ginza a en effet changé plusieurs fois de visage. Le premier Kabukiza (« Kabukiza I »), construit en 1889, était un vaste édifice de deux étages dont l’extérieur était de style occidental et l’intérieur, en cyprès du Japon (hinoki), de style japonais. En 1911, il a fait l’objet de travaux très importants qui lui ont donné l’apparence extérieure d’un palais de style japonais, et c’est ainsi qu’est né le « Kabukiza II ».

Les quatre premières versions du Kabukiza de Ginza : (en haut, à gauche) le « Kabukiza I, 1907-1911 » ; (en haut, à droite) le « Kabukiza II, 1911-1921 » ; (en bas, à gauche) le « Kabukiza III, 1925-1945 » ; (en bas, à droite) « le Kabukiza IV, 1951-2010 ». (Avec l’aimable autorisation de Shôchiku Co. Ltd.)

En 1921, le « Kabukiza II » a disparu dans les flammes à la suite d’un incendie provoqué par un court circuit. Okada Shin-ichirô (1883-1932), qui a été chargé de le reconstruire, s’est inspiré du style architectural de l’époque Azuchi-Momoyama (1568-1603) et en particulier de ses grands toits incurvés à pignon. Le pignon, ou hafu, est un des éléments caractéristiques de l’architecture des toits japonais. On en voit beaucoup dans les châteaux, comme celui de Himeji, et dans les grands temples bouddhiques. Le hafu est souvent triangulaire et il s’inscrit aussi bien dans les toits à deux pans (kirizuma hafu), comme ceux du sanctuaire d’Ise, que dans les toits à quatre arêtes (irimoya hafu), comme celui du pavillon principal (kondô) du temple Hôryû-ji de Nara. Mais il existe aussi d’autres types de hafu, entre autres le « pignon à la chinoise » (kara hafu), dont la forme rappelle celle d’un arc.

Mais il a également décidé d’utiliser du béton armé. Le chantier a été interrompu pendant un temps à cause du grand tremblement de terre qui a dévasté la région du Kantô, en 1923. À ce moment, l’intérieur du bâtiment a été endommagé par un incendie provoqué par le séisme. Il a fallu attendre l’année suivante pour que les travaux prennent fin et que le « Kabukiza III » soit inauguré. Dès lors le théâtre kabuki de Ginza est entré dans son âge d’or.

Mais le « Kabukiza III » n’en a pas moins été à son tour détruit en grande partie par le feu à cause des bombardements aériens qui ont ravagé la capitale japonaise en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a été reconstruit à l’identique, en dépit de la pénurie de matériaux dont a souffert le Japon durant l’immédiat après-guerre. Le « Kabukiza IV », achevé en 1951, est l’œuvre de l’architecte Yoshida Isoya (1894-1974) qui s’est inspiré du style sukiya zukuri, apparu avec l’architecture des pavillons de thé, pour créer un nouveau style « moderne traditionnel ». La quatrième version du Kabukiza a eu plus de chance que les précédentes puisque, durant près de soixante ans, elle a abrité un nombre incalculable de représentations et de spectateurs qui ont fini par s’y attacher. Mais avec le temps, l’édifice a fini par vieillir et se dégrader tant et si bien qu’il a fallu envisager de le rénover.

Un souci du détail hérité de la tradition

Les chevrons (taruki) des avant-toits (hisashi) du « Kabukiza V » ressemblent à s’y méprendre à des chevrons en bois, à ceci près qu’ils sont en aluminium. Les décorations en métal doré qui ornent le pignon « à la chinoise » (karahafu) de l’entrée du théâtre proviennent du « Kabukiza IV ».

Le Kabukiza cinquième du nom a été conçu par l’architecte Kuma Kengo en collaboration avec Mitsubishi Jisho Sekkei Inc. « Il a été édifié au moment où le Japon a vécu une catastrophe majeure, celle du 11 mars 2011 et, à ce titre, il a joué le rôle de symbole du redressement du pays comme, en leur temps, le Kabukiza III et le Kabukiza IV. J’ai été profondément bouleversé par cette étrange coïncidence », précise Kuma Kengo.

Le « Kabukiza V » a des caractéristiques extérieures et intérieures différentes, à l’instar du « Kabukiza IV », mais il s’inspire aussi du style architectural de l’époque Azuchi-Momoyama, comme le « Kabukiza III ». Quand on regarde la façade qui donne sur la rue Harumi dôri de Ginza, et qu’on voit le pignon « à la chinoise » (kara hafu) en forme d’arc surmontant l’entrée, et les deux toits à pignon (hafu yane) qui l’encadrent, on n’a pas l’impression que le Kabukiza a beaucoup changé. « Il nous a fallu trois fois plus de temps pour faire les plans qu’avec un autre édifice », explique Kuma Kengo. L’architecte a pris grand soin de conserver au Kabukiza son apparence d’origine et accordé beaucoup d’attention aux détails et aux matériaux employés. L’édifice a été conçu pour résister aux catastrophes naturelles, à commencer par les tremblements de terre, et pour durer pendant un siècle.

La toiture a fait l’objet d’une attention toute particulière. Contrairement à celle du « Kabukiza IV », qui était en béton armé, la toiture du « Kabukiza V » est en acier, ce qui ne l’a pas empêché de reproduire les lignes audacieuses et complexes du toit du « Kabukiza IV ». Les chevrons (taruki) — les éléments verticaux qui vont de la panne faitière jusqu’aux extrémités du toit —, sont en aluminium, alors que ceux  du « Kabukiza IV » étaient eux aussi en béton. Le recours à ce métal a eu, entre autres avantages, celui d’alléger le poids de la toiture. Les chevrons, dont chacun a une forme légèrement différente, ont été fabriqués par une entreprise de la préfecture de Toyama spécialisée dans le travail du métal depuis l’époque d’Edo (1603-1868). Pour protéger les taruki en aluminium, le fabricant les a enduits avec un revêtement à base de poudre de fluororésine, qui a aussi le mérite de ressembler à du plâtre. Afin d’assurer son étanchéité, le pignon à la chinoise de l’entrée a été recouvert de lamelles de cuivre sur lesquelles ont été posées des tuiles en céramique à la fois élégantes et robustes de la province de Mikawa, dans la préfecture d’Aichi.

L’architecte Kuma Kengo lors d’une conférence sur le « Kabukiza V » donnée en février 2013 au Suntory Museum of Art de Tokyo.

Kuma Kengo et ses collaborateurs se sont rendu compte que les avis divergeaient sur l’apparence que devait avoir le « Kabukiza V ». Quand ils ont décidé de lui redonner fidèlement son ancien aspect, ils se sont demandé à quelle période il fallait se référer. Après avoir étudié l’histoire du Kabukiza, Kuma Kengo a essayé de lui donner « une apparence qui soit cohérente avec la transformation continuelle de l’édifice au fil du temps ».

C’est ainsi, explique-t-il, que « pour choisir la couleur de la peinture extérieure, nous avons construit dans l’usine un mur de même taille que ceux du théâtre et posé des tuiles à son sommet. Nous avons ensuite essayé et comparé plusieurs peintures blanches. La couleur des murs extérieurs du « Kabukiza III » était, semble-t-il, un blanc pur. En revanche, le « Kabukiza IV » a été repeint plusieurs fois si bien qu’il a fini par prendre une teinte légèrement foncée. Revenir au blanc pur nous paraissait donc un peu curieux. C’est pourquoi nous avons opté pour un blanc cassé avec un touche de beige et un soupçon de jaune ».

L’éclairage nocturne du « Kabukiza V » a, quant à lui, été conçu pour changer au fil des saisons, et il a été réalisé par deux spécialistes en la matière, Ishii Motoko et sa fille Ishii Lisa-Akari.

Le nouveau théâtre Kabuki de Ginza s’inscrit dans le cadre d’un projet de développement multifonctionnel intitulé « Ginza Kabukiza » qui comprend une tour de bureaux (Kabukiza Tower) revêtue de verre de 143 mètres de haut comportant vingt-huit étages et quatre niveaux en sous-sol. Quand on regarde cette tour située à l’arrière du théâtre proprement dit depuis l’avenue Harumi-dôri, on constate qu’elle s’harmonise parfaitement avec la façade principale du Kabukiza, d’autant que toute la partie visible de l’édifice est recouverte d’une peinture blanche discrète. Du côté de l’avenue Shôwa, en revanche, la Kabukiza Tower a tout à fait l’allure d’un immeuble de bureaux en verre.

Apparence traditionnelle et innovations techniques

Le « Kabukiza V » communique directement avec à la station de métro Higashi-Ginza, située au deuxième sous-sol de l’édifice. Le passage qui les relie est appelé Kobikichô hiroba (littéralement « rond-point du quartier des scieurs »), en souvenir du nom que portait jadis l’endroit, et il abrite des boutiques et une billetterie. Cet espace a été conçu pour pouvoir, en cas de séisme et d'autres catastrophes naturelles, accueillir et nourrir pendant trois jours jusqu’à trois mille personnes bloquées dans le centre de la capitale sans pouvoir rentrer chez elles.

Au niveau de la rue, une grande galerie couverte permet aux spectateurs d’aller de la station de métro la plus proche jusqu’à l’entrée du théâtre tout en admirant l’édifice et sans risquer de se faire mouiller par la pluie.

Quand on franchit le seuil du « Kabukiza V », on découvre un grand vestibule (ôma) à dominante rouge dont le sol est recouvert d’une moquette épaisse et on est immédiatement saisi par l’atmosphère fébrile caractéristique qui précède un spectacle. Le décor rutilant de ce vaste espace est constitué par une moquette rouge vif et des piliers rouge sombre encadrés par des panneaux de brocard provenant du fameux quartier des tisserands de Nishijin, à Kyoto. Une guirlande de lanternes rouges en papier, placée en hauteur, souligne les contours du ôma. Les bâtisseurs du « Kabukiza V » ont réussi à recréer l’ambiance du « Kabukiza IV », tout en utilisant des matériaux modernes.

« Ôma », le grand vestibule sur lequel donne l’entrée principale du théâtre. Le superbe motif aux brillantes couleurs qui orne la moquette a été emprunté au décor du Pavillon du phénix (Hôôdô) du temple du Byôdôin (XIe siècle), situé à Uji, dans la région de Kyôto.

La salle de spectacle du « Kabukiza V » témoigne, elle aussi, d’une volonté de rester fidèle à l’image du « Kabukiza IV ». Les dimensions de la scène sont exactement les mêmes que celle de la version précédente du théâtre. Le plateau mesure en effet 27,5 mètres de longueur sur 6,4 mètres de hauteur, comme auparavant. La partie circulaire mobile de la scène (mawari butai) a toujours 18,2 mètres de diamètre et le « chemin des fleurs » (hanamichi) — la passerelle perpendiculaire à la scène qui prolonge celle-ci et court entre les sièges jusqu’au fond de la salle — fait 18,2 mètre de long. Toutefois la profondeur des dessous (naraku, littéralement « l’enfer ») de la cage de scène, qui se trouvent sous le plateau et communiquent avec lui par des trappes, a été portée de 4,4 à 16,4 mètres et un emplacement permettant de rentrer et de sortir facilement des éléments volumineux du décor à été aménagé à côté du grand naraku, la partie la plus importante des dessous. Les trois trappes traditionnelles de la scène des théâtres de kabuki, appelées respectivement matsu (pin), take (bambou) et ume (prunier) ont été complétées par une quatrième, plus grande, qui permet d’effectuer des changements de décor plus rapides.

Pour améliorer le confort des spectateurs

En ce qui concerne les sièges, leur nombre a légèrement diminué et ils ont été disposés de façon différente, en formant des rangées rectilignes et non plus courbes, comme auparavant. Les piliers qui se trouvaient entre l’orchestre et les balcons ont été supprimés de manière à gagner de l’espace et à améliorer la visibilité. Quand ils ont conçu l’intérieur du théâtre, Kuma Kengo et ses collaborateurs ont fait en sorte que la scène et le hanamichi soient bien visibles depuis chacun des sièges.

Le « Kabukiza V » contient 1808 sièges répartis sur trois niveaux (orchestre, premier balcon et deuxième balcon). Il comporte aussi un troisième balcon doté de 96 places à prix réduit « pour voir un seul acte » (hitomaku-miseki).

Pour améliorer le confort des spectateurs pendant les spectacles de kabuki, qui durent souvent très longtemps, Kuma Kengo a élargi les sièges de trois centimètres et ajouté six centimètres entre les rangées. Le motif du phénix, symbole du kabuki, qui orne les revêtements de la salle a été magnifiquement rehaussé avec du fil d’or. Le Kabukiza loue des mini écrans individuels qui permettent aux spectateurs de bénéficier de sous-titres et d’informations sur le texte de la pièce ou sur les différentes formes de musique utilisées dans le kabuki, entre autres le naga-uta (chant long descriptif et lyrique), le takemoto (récitation musicale), le tokiwazu bushi (alternance de chants et de récitatifs) ou le kiyomoto bushi (chant accompagné au shamisen). Ceux qui découvrent cette forme de théâtre sont ainsi en mesure de suivre les spectacles dans de meilleures conditions. Ils ont aussi la possibilité d’utiliser les guides vocaux en anglais ou en japonais mis à leur disposition. Les responsables du théâtre envisagent par ailleurs de mettre des mini écrans programmés pour des langues autres que le japonais à la disposition des spectateurs étrangers pour leur faciliter l’accès au monde du kabuki.

L’acoustique de la salle a fait l’objet elle aussi d’une attention toute particulière. Les bâtisseurs du Kabukiza ont utilisé les matériaux les plus modernes pour le plafond et les murs. Des ingénieurs du son ont fait un grand nombre de simulations sur une maquette du théâtre à l’échelle de 1/10 de façon à obtenir une réverbération acoustique identique à celle du « Kabukiza IV ». A première vue, le « Kabukiza V » ressemble à s’y méprendre à son prédécesseur, mais quand on l’examine de plus près, on est surpris de voir le travail énorme effectué, jusque dans les moindres détails, pour résoudre les difficultés techniques et améliorer les installations et le fonctionnement du théâtre.

Une volonté d’ouverture sur l’avenir

Une autre nouveauté du « Kabukiza V », c’est la Galerie Kabukiza située au quatrième étage, qui est ouverte aussi bien au public qu’aux spectateurs. Cet espace a été conçu pour présenter des films historiques et exposer des costumes et autres accessoires du kabuki que le public n’a pas l’occasion de voir de près. A côté de la galerie, il y a un jardin de quatre cent cinquante mètres carrés qui contient des stèles où sont inscrits les noms d’acteurs célèbres du Kabukiza, ainsi que des tuiles du « Kabukiza IV » représentant des démons et une lanterne en pierre ayant jadis appartenu à Kawatake Mokuami (1816-1893), acteur et auteur de pièces de kabuki. Ce jardin devrait devenir une attraction touristique majeure au même titre que le quartier commerçant de Ginza et le marché aux poissons de Tsukiji qui se trouvent non loin du Kabukiza.

Le toit du « Kabukiza V » est en partie occupé par un jardin.

A en juger par tous ces aménagements, Kuma Kengo a fait beaucoup plus que reconstruire le Kabukiza à l’image des versions qui l’ont précédé. La rénovation du théâtre a transformé son environnement. La rue Kobikichô dôri qui longe l’édifice sur la droite quand on est face à l’entrée du Kabukiza est tout à fait emblématique à cet égard. Jusque-là, elle avait l’apparence d’une ruelle sombre et sans issue mais depuis qu’on y a installé des treillis et planté des végétaux elle est devenue beaucoup plus lumineuse. « A l’heure actuelle, la population a tendance à quitter les banlieues pour revenir dans les villes. Nous avons voulu créer un environnement agréable autour du Kabukiza, où les gens aient plaisir à se promener », ajoute Kuma Kengo.

Le « Kabukiza V » a été conçu non seulement comme un théâtre au passé prestigieux qu’il s’agissait de conserver et de restaurer mais aussi comme un environnement doté de tous les équipements modernes qui réponde aux besoins et aux goûts du public. C’est un lieu qui est appelé à s’épanouir pleinement en accueillant de nombreux de visiteurs et qui restera dans la mémoire des futures générations.

Texte : Katô Jun (journaliste spécialisé en architecture)
Photos : Kawamoto Seiya
Photo de titre : Shôchiku Co., Ltd.
Remerciements : Kengo Kuma & Associates, Shôchiku Co., Ltd., Suntory Museum of Art

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