L’homme qui a fait du Japon la superpuissance des pur-sang

Économie

Il y a un quart de siècle, le Japon était considéré comme un sous-développé de la compétition équestre. Aujourd’hui, il est en passe de caracoler en tête de la production mondiale d’étalons pur-sang de très haut niveau. Comment ce miracle a-t-il pu se produire ? Nous avons demandé son secret à Yoshida Katsumi, propriétaire de la Northern Farm, celui par qui la révolution est arrivée.

Yoshida Katsumi YOSHIDA Katsumi

Né en 1948 à Tomisato dans la préfecture de Chiba. Après avoir obtenu un diplôme de la faculté des affaires et du commerce de l’Université Keiô, il se forme au Royaume-Uni à la Ridgewood Farm. À son retour, il prend la direction de la Hayakita Farm du groupe Shadai, géré par son père, Yoshida Zenya. Après plus de 20 ans d'activités, en 1994, son haras devient une entité indépendante, rebaptisée Northern Farm, suite à la mort du patriarche à l'année précédente. Cinq ans plus tard, la Northern Farm obtient un premier titre de meilleur éleveur de la JRA (Association japonaise des courses de chevaux). Il conservera cette place de 2003 à 2008, puis de 2011 à 2015. En 2015 il établit un nouveau record du nombre de victoires JRA avec 547 victoires de chevaux de sa production dans l’année.

Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’industrie japonaise du pur-sang était appelée « le cimetière des meilleurs étalons », aussi bien au Japon même qu’à l’étranger. Le niveau des établissements de dressage et la qualité des juments étaient si bas que les étalons célèbres importés du monde entier y mourraient souvent sans descendance, dans l’oubli général.

Les pâturages de la Northern Farm

Aujourd’hui, cependant, les professionnels de la compétition équestre du monde entier ont les yeux tournés vers les pur-sang japonais. En juillet 2016, de nombreux acheteurs étrangers sont venus assister à la vente aux enchères de chevaux de course « Select Sale »(*1) au Northern Horse Park de Hokkaidô, organisée par le groupe Shadai. En deux jours, les ventes ont atteint un record de 15 milliards de yens, entre autres grâce à 23 chevaux, essentiellement issus de Deep Impact (*2).

Les chevaux de course produits au Japon ont connu d’excellents résultats dans les courses internationales ces dernières années. Après Justaway (issu de Heart’s Cry) qui a dominé le Dubaï Duty Free en 2014 et a été classé n°1 au classement des pur-sang mondiaux, c’est Eishin Hikari (issu de Deep Impact) qui mène d’une encolure le classement pour le premier semestre 2016 après sa magnifique victoire dans le Prix d’Ispahan en France.

Comment ce secteur a-t-il pu connaître une telle montée en gamme en un temps aussi court ? Pour Yoshida Katsumi, président de la Northern Farm, du groupe Shadai, dont le rôle dans ce processus est essentiel, c’est la maturation de la culture des courses équestres au Japon qui a permis cette transformation.

« Le succès de la Select Sale nous confirme que la compétition équestre au Japon a atteint un niveau reconnu par les acteurs de l’industrie équestre du monde entier sous plusieurs aspects. Mais en ce qui nous concerne, dans le groupe Shadai, nous avons fait ce que nous avions à faire, poursuivre notre voie, nous n’avons rien fait de spécial. Les courses de chevaux sont l’un des sports les plus suivis dans le monde. Et comme le football ou le tennis, on veut savoir à quelle place se classent les champions de son pays ou l’équipe nationale dans le monde. Si les chevaux japonais sont d’un niveau faible, ça ne donne pas une grande motivation aux courses de chevaux au Japon. Pour arriver à marcher au même pas que tous les autres, dans ce monde internationalisé, le fait que les fans, les propriétaires de chevaux, tous les professionnels se soient mis ensemble à travailler à une bonne ambiance, pour que le plaisir des courses de chevaux prenne une vraie ampleur, a eu un effet majeur, à mon avis. »

Lors de la cérémonie de remise du Prix Ôka 2012 (hippodrome Hanshin)

Une nouvelle façon d’aimer des courses de chevaux

Le groupe Shadai, aujourd’hui, est la fusion de trois haras gérés par les trois frères Yoshida. Au décès de leur père Yoshida Zenya en 1993, ils ont chacun pris leur indépendance : le fils aîné, Teruya, a pris la gestion de la Shadai Farm ; le second, Katsumi, a pris les rênes de Northern Farm ; le troisième, Haruya, est devenu le directeur de Oiwake Farm. Si la gestion des trois élevages est distincte, ils ont mis en commun diverses activités, à commencer par l’activité de reproduction des étalons, la Select Sale, et les « sociétés-clubs ». C’est ainsi qu’ils ont pris la tête du secteur des pur-sang au Japon.

Il est clair que l’activité de reproduction des étalons, la Select Sale et les autres activités annexes sont en ligne de mire quand on parle d’une réforme de l’industrie de la reproduction équestre. Néanmoins, Yoshida Katsumi met l’accent sur le rôle clé du système des sociétés-clubs, une spécificité japonaise, ainsi que sur la façon de tirer plaisir des compétitions équestres que ce système induit.

Par rapport au système par lequel la propriété d’un cheval de course est partagée en part, les gains de chaque propriétaire étant calculés au prorata des parts du cheval qu’il possède, les sociétés-clubs regroupent des investisseurs dans toute la société civile. Une vingtaine de ses clubs existent au Japon. Ils sont constitués d’investisseurs ou « propriétaire de compte », mais pour une somme minimale, qui ne permet pas d’acquérir une part entière, même les amateurs peuvent se sentir propriétaire de leur cheval favori, ce qui favorise le succès du système.

« Grâce à l’expansion des sociétés-clubs, le cheval devient sujet de communication entre la famille ou les amis. La beauté des pur-sang, un bel hippodrome propre et net, l’atmosphère particulière des haras, participent d’une nouvelle façon de vivre la passion des courses et des chevaux, bien différente de la culture des tickets de pari. À l’heure actuelle, nul autre pays que le Japon n’a vu ce système des sociétés-clubs s’implanter avec autant de succès. Dans les années 80, quand nous avons fondé le Club Shadai Diners pur-sang (aujourd’hui le Club Shadai pur-sang), je me souviens qu’il existait d’autres sociétés qui proposaient également des micro-investissements sur un cheval, bien que moins importantes. La différence, c’était que notre club à nous était consolidé par un partenariat avec une institution financière. C’est ce qui nous a permis de développer la confiance du public vis-à-vis du système des sociétés-clubs. »

Séance de dressage à la Northern Farm

(*1) ^ Créé en 1998, le plus grand marché de chevaux de course du Japon, parrainé par la Japan Racing Horse Association.

(*2) ^ Né en 2002 à Abira-chô, Hokkaidô. 6e cheval de l’histoire à avoir remporté les trois grandes classiques japonaises : le Prix Satsuki, le Tokyo Yûshun (Derby japonais) et le Prix Kikka. Il décède des suites d’une fracture des vertèbres cervicales le 30 juillet 2019

Pourquoi la Select Sale connaît-elle un tel succès ?

La première année, quand le Club Shadai Diners pur-sang avait organisé une visite des haras, à peine une trentaine de participants étaient venus. Aujourd’hui, c’est devenu un événement majeur, avec plus de 2 000 visiteurs en une seule saison. Certains événements annuels comme les « réunions de membres » qui permettent de rencontrer directement des jockeys vedettes sont devenus très courus.

L’apparition de grands champions parmi les chevaux gérés par des sociétés-clubs a également de quoi mettre les membres en joie. Ces dernières années, des chevaux de classe internationale sont apparus parmi les chevaux sélectionnés par le Club Shadai pur-sang, comme Heart’s Cry, vainqueur de la Dubaï Sheema Classic en 2006 et père de Justaway, ou Stay Gold, vainqueur de la Hong Kong Vase en 2001 et père de Orfèvre, deux fois deuxième au Prix de l’Arc de Triomphe.

Cette proposition d’une nouvelle façon de se familialiser avec le monde des courses de chevaux a permis de constituer une « armée de réserve » de futrurs propriétaires de chevaux individuels, et cela a certainement partie liée avec le succès actuel de la Select Sale.

« En dehors de la société-club, le groupe Shadai gère également un système de copropriété pour les détenteurs d’une licence de propriétaire de cheval. Le nombre des membres s’élève à environ 1 000 personnes, dont plus de la moitié sont issus de la société-club, sans doute, mais qui sont devenus des propriétaires à titre individuel. Ils sont de plus en plus nombreux à participer à la Select Sale, cette année ils avaient affrété trois autocars pour venir. »

Yoshida Kutsumi avec une de ses juments devant les écuries de Northern Farm

Les vrais connaisseurs du monde équestre sont de plus en plus nombreux

Pour Yoshida Katsumi, le développement de l’activité de reproduction des étalons a suivi la croissance de la société-club.

« Le club entrait dans sa phase de croissance, et on voyait enfin se constituer une clientèle solide. Et c’est alors, par hasard, que les premiers enfants de Northern Taste(*3) ont commencé à courir. Et là, enfin, j’ai été soulagé. Je me suis dit : « plus besoin de se faire de souci pour le salaire des employés ! » Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que nous avons pu commencer à acheter des étalons.

Auparavant, le groupe Shadai n’avait pas les moyens d’importer des étalons vraiment exceptionnels, et ne pouvait acquérir que des descendants au pedigree un peu faible en Europe et aux États-Unis. Puis…

« Nous avons réussi à acquérir pour un prix relativement raisonnable un yearling (cheval né l’année précédente) avec un excellent pedigree, que nous avons décidé d’élever nous-mêmes comme reproducteur. »

C’est ce cheval qui allait devenir le grand reproducteur japonais Northern Taste. La même méthode a été répétée avec succès pour Real Shadai et pour Jade Robbery.

« Le premier vrai cheval de première classe, sans le moindre défaut, que nous avons pu acheter, a sans doute été Tony Bin(*4). Il a hérité de la place de l’étalon “tête de liste” (le meilleur étalon reproducteur) qu’avaient occupée avant lui Northern Taste et Real Shadai. Ensuite, comme vous le savez, l’arrivée de Sunday Silence(*5) a bouleversé la cartographie des pedigree du monde entier. Il a été un cheval miracle, il n’y a pas d’autre mot pour en parler que de dire qu’il a été un don de Dieu. »

Aujourd’hui, les professionnels des courses hippiques ne quittent pas des yeux les pur-sang du Japon, à la recherche des descendants de Deep Impact, lui-même fils de Sunday Silence. Et pour Yoshida Katsumi, c’est en s’appuyant sur le système des sociétés-clubs que la groupe Shadai a pu s’imposer dans l’activité de reproduction.

« Grâce au système des sociétés-clubs, même des employés de bureau peuvent acquérir une part de leur cheval favori sans aller au-delà de leurs moyens. Et de notre position en tant qu’éleveur, nous avons bénéficié du sponsoring de très nombreux amateurs de courses hippiques. Et l’effet n’est pas seulement financier. Cette passion et cet enthousiasme qu’ils infusent dans les courses de chevaux fait d’eux des connaisseurs du monde hippique. Quand un cheval obtient des résultats en course, le bonheur de ses propriétaires ou des membres de sa société-club se communique et de nouveaux enthousiastes se présenteront pour acheter le cheval suivant. Et cela nous motive encore plus à mettre tous nos efforts dans l’obtention de chevaux encore meilleurs. »

Yoshida Katsumi avec l’étalon Special Week (issu de Sunday Silence) à la ferme d’étalons Shadai.

(Texte réalisé à partir d’une interview faite en japonais, à la Northern Farm, en septembre 2016)

(*3) ^ Northern Taste. Né en 1971 au Canada. Vainqueur du Prix Laforêt (France G1). Fut étalon tête de liste au Japon de 1982 à 1992 années.

(*4) ^ Tony Bin. Né en 1983 en Irlande. Vainqueur du Prix de l’Arc de Triomphe, puis importé au Japon comme étalon reproducteur. Étalon tête de liste au Japon en 1994.

(*5) ^ Sunday Silence. Né en 1986 aux États-Unis. Après avoir remporté un certain nombre de G1, fut importé au Japon comme reproducteur. Fut étalon tête de liste au Japon pendant 13 ans, de 1995 à 2007. Deep Impact est son descendant le plus célèbre.

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