L'histoire du whisky japonais

Qu'est-ce qui rend le whisky japonais « japonais » ?

Culture

Depuis quelques années, le whisky japonais ne cesse de marquer des points, à mesure que sa popularité s’accroît auprès des buveurs du monde entier et qu’il engrange les prix dans les concours internationaux. Brian Ashcraft et Kawasaki Yûji, deux amateurs éclairés, viennent de publier un livre en anglais qui retrace l’histoire de la boisson japonaise et propose un assortiment de choix délicieux et tout à fait abordables.

Brian Ashcraft Brian ASHCRAFT

Écrivain et journaliste. Né en 1978 à Dallas, au Texas. Étudie l’histoire de l’art à l’Université Cornell. S’installe à Osaka en 2001 et se lance dans l’enseignement de l’anglais. Commence à écrire pour « Wired » en 2003, puis se consacre en 2005 à l’écriture à plein temps pour le site d’information sur les jeux vidéo « Kotaku », où il est aujourd’hui rédacteur en chef. Chroniqueur pour le Japan Times, il est l’auteur et le co-auteur de cinq ouvrages, dont Japanese Whisky : The Ultimate Guide to the World’s Most Desirable Spirit (Le whisky japonais : guide suprême vers le spiritueux le plus désirable au monde, 2018) et Japanese Tattoos : History, Culture, Design (Les tatouages japonais : histoire, culture, design, 2016).

Kawasaki Yûji KAWASAKI Yūji

Blogueur sur le whisky. Né dans la préfecture de Hiroshima, terre natale de Taketsuru Masataka, le père du whisky japonais. Crée son blog en langue japonaise « One More Glass of Whisky » (Encore un verre de whisky) en 2013, après s’être dit qu’il n’y avait pas suffisamment de sources indépendantes d’information sur la dégustation du whisky japonais. Vit aujourd’hui à Hokkaidô.
Site web

Une cote qui explose dans le monde entier

Tous les ans, le site Internet dédié aux boissons « TheDrinksReport.com » présente le concours international des whiskies, qui propose un éclairage sur l’excellence en matière de whisky. Il n’est pas surprenant qu’en 2018, les prix du meilleur blended malt et du meilleur single malt aient été attribués à des whiskies japonais – le Hakushû, 25 ans d’âge, et le Taketsuru, 17 ans d’âge. Le Japon a ajouté un autre trophée à son palmarès quand Ichiro's Malt de Venture Whisky, un fabricant mineur et relativement nouveau sur la scène, s’est vu attribuer le Prix du meilleur blended à tirage limité.

Alignement de bouteilles de whisky au bar « Cordon Noir » de Kyoto.

Depuis 2003, année où le single malt 12 ans d’âge Yamazaki de Suntory est devenu le premier whisky japonais à remporter une médaille d’or au prestigieux Concours international des spiritueux, le Japon n’a cessé de progresser dans la confection du whisky. Les concours ont désormais des catégories à part pour le whisky japonais, et les distillateurs nippons sont en position dominante sur la scène internationale.

Un article de l’agence de presse mondiale Associated Press a fait la manchette du journal Independent en 2017, avec un titre qui témoigne bien du grand bon en avant accompli par le Japon : « Le Japon bat l’Écosse à son propre jeu et devient le champion du monde du whisky ». La reconnaissance internationale des grands whiskies japonais, couplée au boom des whiskies highball (combinaison de whisky, glaçons et eau gazeuse) au Japon, a pris les fabricants de court et généré une explosion de la demande et des prix. Une boutique duty-free de l’aéroport de Haneda épuise tous les matins en 10 minutes son stock quotidien de 12 bouteilles de Suntory Hibiki, et si l’on en croit le journal Nikkei Asian Review, les bouteilles de Yamazaki s’arrachent à 50 000 yens (environ 380 euros) dans le quartier de Ginza à Tokyo. Certains acheteurs misent sur le whisky japonais en tant qu’investissement et Suntory a récemment annoncé qu’il va interrompre la vente du Hibiki 17 ans d’âge (qui apparaît dans le film américain Lost in Translation) et du Hakushû 12 ans d’âge pour cause d’épuisement des stocks. Les grands crus de whisky se font désormais de plus en plus rares au Japon, et si vous entrez chez un caviste, vous aurez bien de la chance de trouver la moindre bouteille millésimée de whisky japonais…

Verres à whisky brillamment éclairés à la distillerie Yamazaki de Suntory (préfecture d’Osaka)

Une plongée dans les profondeurs du petit verre japonais

Si le whisky japonais vous intrigue, ou si vous en êtes déjà tombés amoureux, bien des questions se posent sans doute à vous. Quand les vieux whiskies japonais seront-ils de nouveau proposés à des prix accessibles ? Existe-t-il de bons substituts aux crus les plus recherchés ? Et peut-être plus important encore : qu’y a-t-il de spécifiquement « japonais » dans le whisky japonais ? Le procédé de distillation n’est pas autochtone, la plupart des fabricants importent leur orge, et la quasi-totalité des bois utilisés pour le vieillissement du whisky japonais proviennent d’Amérique du Nord ou d’Europe. Et pourtant, on ne peut nier qu’il ait un cachet « japonais ».

Dans leur nouveau livre Japanese Whisky: The Ultimate Guide to the World’s Most Desirable Spirit (Le whisky japonais : guide suprême vers le spiritueux le plus désirable au monde), qui retrace l’histoire du whisky japonais et met en lumière l’unicité de son hérédité et de ses modes de production, Brian Ashcraft et Kawasaki Yûji offrent des conseils sur les meilleurs choix à faire pour boire un verre. Cet ouvrage, somptueusement illustré, aborde le sujet sous tous les angles, depuis l’orge japonaise jusqu’aux bars à whisky en passant par les fûts. Il propose également une série de fiches signalétiques où figurent non seulement les grandes marques mais aussi des distillateurs de la nouvelle génération comme Venture Whisky, fondé en 2004 par Akuto Ichirô, et sa distillerie de Chichibu, dans la préfecture de Saitama.

Akuto Ichirô, de Venture Whisky, se livre à une dégustation à la distillerie de Chichibu.

« Il suffit qu’il soit fabriqué par des Japonais pour être japonais, mais cela va au-delà », dit Ashcraft, âgé de 39 ans. « À l’ère Meiji (1868-1912), il y avait un slogan, wakon-yôsai, qui se traduit par « esprit japonais et technique occidentale ». Même si, en surface, un produit fabriqué au Japon est le même qu’un produit fabriqué à l’étranger, il n’en sera pas moins quelque chose de proprement japonais, en raison des différences liées à la culture, la langue, l’alimentation, le climat... Cela vaut pour tout, des blue-jeans aux appareils-photo, voitures et trains. Il y a des éléments de la culture qui se manifestent dans le produit fini. »

Ce phénomène s’explique en partie par l’importance du shintô. De même qu’il est étroitement lié au saké, le shintô est omniprésent dans le monde du whisky japonais, depuis les petits sanctuaires, cordes sacrées et portiques torii qui ornent les distilleries, jusqu’à la place primordiale faite à la purification et à la propreté. Si la première distillerie japonaise est née à Yamazaki, entre Kyoto et Osaka, c’est en grande partie en raison de la haute estime accordée à l’eau des sources locales, qui est même mentionnée dans le Man’yôshû, le plus ancien recueil de poésie japonaise.

Le whisky japonais est en outre avantagé par l’absence de réglementation stricte de la production, alors qu’en Écosse, par exemple, le whisky doit vieillir en fûts de chêne pendant au moins trois ans avant de pouvoir porter l’appellation « scotch ». Les distillateurs japonais respectent les grandes lignes de cette tradition, mais ils sont libres de procéder à des expérimentations telles que l’utilisation du chêne autochtone mizunara, du cerisier, du châtaigner ou du cèdre pour la fabrication des fûts. Mais le processus de distillation en vigueur au Japon comporte d’autres particularités. Les grands fabricants Suntory et Nikka Whisky ont tendance à tout faire en interne plutôt qu’en coopération, et la distillerie Yoichi de Nikka est la seule installation mondiale de production de whisky qui continue de chauffer ses alambics au charbon, avec pour résultat un supplément de saveur qui donne une autre dimension à la liqueur ambrée.

Le mizunara est l’un des chênes les plus rares au monde, et les arbres doivent être âgés de plus de 150 ans pour que leur tronc atteigne la taille requise pour la fabrication des fûts destinés au whisky. Les distilleries japonaises utilisent les fûts en mizunara depuis les années 1930. Le vieillissement du whisky en fûts de mizunara a la réputation de développer des notes de noix de coco, de bois d’aloès, de cannelle et d’épices asiatiques.

Outre cela, la tradition du saké a exercé une forte influence sur le whisky japonais, dont nombre de distillateurs proviennent de familles de fabricants de saké. On peut citer Akuto Ichirô, le fondateur de Venture Whisky, descendant à la 27e génération d’une famille dont les débuts dans la production de saké remontent à 1625. Mais le plus célèbre est Taketsuru Masataka, fils d’une grande famille de producteurs de saké de Hiroshima et fondateur de Nikka, qui est considéré comme l’un des pères du whisky japonais (voir notre article Le fabuleux destin de Taketsuru Rita, l’épouse de celui qui inventa le whisky japonais).

Dans son livre, Ashcraft demande à Sakuma Tadashi, maître bouilleur chez Nikka, ce qui fait la spécificité du whisky japonais. « Mettre l’accent sur l’amélioration continuelle plutôt que sur le simple respect de la tradition », lui est-il répondu. « Chez Nikka, dit Sakuma, tout le monde est imprégné de la conviction que nous devons faire un whisky meilleur que le scotch. C’est pourquoi nous procédons à certains changements, après quoi nous pouvons fabriquer un whisky encore plus délicieux. C’est peut-être là que le whisky japonais marque sa différence. »

Des cordes shintô appelées shimenawa ornent des alambics de la distillerie Yoichi de Nikka, à Hokkaidô.

Quelques recommandations ?

Le fait qu’Ashcraft vit à Osaka, où Torii Shinjirô a fondé Suntory et ouvert Yamazaki, la première distillerie de whisky du Japon à des fins commerciales, n’est pas étranger à son envie d’écrire Japanese Whisky. Ashcraft ne collectionne pas les bouteilles de whisky car selon lui, il vaut mieux les boire que de les garder en réserve. Ceci étant, il est toujours en quête d’un bon plan et, à l’issue d’une recherche qui l’a amené à visiter plus d’une douzaine de distilleries d’un bout à l’autre du Japon, il est maintenant avide de partager ses meilleures informations sur les whiskies excellents, non millésimés et à prix alléchants. Il recommande ainsi Hibiki Harmony, Yoichi Single Malt, Kirin Fuji Sanroku, White Oak Akashi Single Malt et Malt and Grain World Blended Whisky d'Ichiro.

En hiver, la distillerie Yoichi de Nikka (ville de Yoichi, préfecture de Hokkaidô), est souvent ensevelie sous un épais manteau de neige.

Les amateurs puiseront d’autres informations dans les notes de dégustation du blogueur spécialisé Kawasaki Yûji, dont il en a publié plus de 100. Outre qu’elles signalent les arômes, ses notes sont truffées de tournures de phrases colorées. C’est ainsi que le single malt Miyagikyô 12 ans d’âge de Nikka évoque pour lui « les petites routes pittoresques du Japon et la fraîcheur de la brise dans les tunnels qui se frayent un chemin à travers les montagnes », et que le rare whisky de Honbô Shuzô, le Mars Whisky Malt de Kagoshima H. Bolina, lui fait penser à des « gants tout neuf en cuir de veau ».

« En comparant un whisky à un vieux blue-jean bien confortable, on a des chances de convaincre quelqu’un qui n’a jamais bu de whisky de l’essayer », dit Kawasaki, qui a créé son blog dans l’idée de diffuser le goût du whisky parmi les Japonais ordinaires. « Si on m’interroge sur mes whiskies favoris, Hibiki en est un que je n’hésiterais pas à recommander aux Japonais comme aux étrangers. Il possède un subtil dégradé de parfums, et il en émane une atmosphère de paisible salon de thé baigné de soleil. »

Que promet l’avenir ?

En dépit du rétrécissement de l’offre, les auteurs envisagent avec confiance l’avenir du whisky made in Japan. Suntory est en train d’augmenter les capacités de stockage de sa distillerie de la préfecture de Yamazaki et de construire une cave à whisky dans la préfecture de Shiga. Dans le même temps, des fabricants plus récents et plus petits, comme Venture Whisky et Honbô Shuzô, contribuent à remédier à la pénurie.

« Nous avons rencontré un succès fulgurant avec un produit fabriqué en quantités limitées, après quoi le monde entier s’est soudain intéressé à nous », dit Ashcraft. « Des fabricants comme Suntory investissent dans la capacité, mais le problème avec le whisky, c’est que dès que vous l’avez produit, il a besoin de temps et de bois. Tout devient alors un jeu de patience. Mais je pense que le problème de l’approvisionnement a un bon côté, dans la mesure où il montre à quels points ces types sont doués pour procéder au mélange de leurs stocks limités. Le single malt non millésimé de Yoichi, par exemple, n’a pas cessé de s’améliorer. D’une certaine façon, la pénurie a été bénéfique, car elle a contraint certains de ces fabricants à montrer de quoi ils sont vraiment capables. »

(D'après un original en anglais. Photos : Ueda Idzuhiko. Photo de titre : alignement de fûts de whisky dans un entrepôt de la distillerie Yamazaki de Suntory, à Osaka.)

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