La vérité sur le sort des minorités sexuelles au Japon

Politique

En août 2015, un étudiant en droit de troisième cycle de l’Université Hitotsubashi de Tokyo s’est donné la mort après que son homosexualité eut été révélée publiquement par l’un de ses camarades. Sa famille a porté plainte contre l’université et contre l’étudiant qui s’est gaussé de lui sur les réseaux sociaux. Cet événement dramatique a révélé à quel point les préjugés et la discrimination envers les minorités sexuelles sont tenaces au Japon, contrairement à ce que la popularité de certaines vedettes transgenres des médias pourrait laisser croire.

Un secret jeté en pâture sur les réseaux sociaux

En 2015, un étudiant de troisième cycle de la faculté de droit de l’Université Hitotsubashi s’est suicidé quelques mois après la révélation au grand jour de son homosexualité sur l’application de messagerie Line. En août 2016, sa famille a porté l’affaire en justice en demandant réparation pour le préjudice subi à l’université et à la personne ayant dévoilé la nouvelle sur les réseaux sociaux. D’après le journal Asahi Shimbun et d’autres médias, la victime a déclaré sa flamme en avril 2015 à l’un de ses camarades de l’université et celui-ci a réagi en racontant l’affaire à six autres étudiants lors d’un dialogue en ligne sur la messagerie Line. Les parents de la victime réclament un dédommagement au titre de l’angoisse provoquée par la divulgation au grand jour de l’homosexualité de leur fils et ils poursuivent l’université en justice pour la réponse inadéquate que son service d’assistance au harcèlement a donné lorsque le jeune homme l’a consulté, avant de se suicider.

La tolérance des Japonais vis-à-vis des minorités sexuelles : une idée fausse

Le Japon a la réputation d’être traditionnellement tolérant vis-à-vis des minorités sexuelles. En ce qui concerne l’homosexualité, on sait qu’à partir du Moyen Age, les rapports amoureux entre les hommes et les jeunes garçons – danshoku (男色, littéralement « sexe entre hommes ») – ont été monnaie courante dans le monde des guerriers et dans les monastères bouddhistes. Les relations entre le shôgun Ashikaga Yoshimitsu (1358-1408) et Zeami – alias Kanze Motokiyo (1363-1443), le fondateur du théâtre –, et celles qui unissaient le seigneur de la guerre Oda Nobunaga (1534-1582) et son jeune vassal Mori Ranmaru (1565-1582) figurent parmi les plus célèbres. À l’époque d’Edo (1603-1868), l’écrivain et poète de haikai Ihara Saikaku (1642-1693) a quant à lui décrit le danshoku comme une pratique habituelle dans les milieux populaires. L’attitude des Japonais vis-à-vis des travestis semble elle aussi à première vue bienveillante. À preuve, le théâtre kabuki où les rôles de femmes sont exclusivement joués par des hommes (onnagata), et la compagnie Takarazuka spécialisée dans les revues et les spectacles musicaux interprétés uniquement par des actrices. Qui plus est, il n’est pas rare de voir des hommes habillés en femmes et vice-versa à l’occasion des fêtes et des occasions spéciales.

À l’heure actuelle, plusieurs travestis très célèbres font des apparitions fréquentes à la télévision et dans les publicités de l’Archipel. Matsuko Deluxe, un homosexuel travesti en femme, est très présent dans les émissions de variétés et les annonces publicitaires. Et Haruna Ai, une chanteuse transgenre qui a remporté le titre Miss International Queen en 2009, lors d’un concours de beauté transsexuel, se produit souvent sur le petit écran. Il existe par ailleurs un type de romans et de mangas qui, comme son nom (BL « Boys Love ») l’indique, traite d’histoires d’amour entre hommes. Ces ouvrages ont, paraît-il, un succès de plus en plus grand à l’extérieur de l’Archipel, dans le cadre de la vague « Cool Japan ». Enfin, on entend souvent dire qu’au Japon, l’amour entre personnes du même sexe n’a jamais fait l’objet d’un interdit religieux comme dans le christianisme ou l’islam et que les homosexuels ne sont pas poursuivis par la loi ni victimes de violence.

Pour toutes ces raisons, beaucoup considèrent qu’il n’y a pas de discrimination envers les LGBT – lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres – dans l’Archipel et que les Japonais sont en général tolérants vis-à-vis des minorités sexuelles (voir article Le statut des homosexuels au Japon : des signes encourageants). Mais dans la réalité, les choses sont loin d’être aussi simples.

Des minorités sexuelles tournées en dérision, ignorées et ostracisées

En effet au Japon, quand quelqu’un se présente ouvertement comme un homosexuel ou un transsexuel, il est le plus souvent considéré comme anormal et ridicule, mis à l’écart, complètement ignoré et parfois même victime de violences.

Jusqu’en 1991, le Kôjien – l’équivalent du Robert pour la langue japonaise – a défini l’homosexualité comme une « pulsion sexuelle anormale ». Et il a fallu attendre l’année 1995 pour que la très prestigieuse Académie japonaise de psychiatrie et de neurologie déclare que l’homosexualité n’est pas une maladie mentale en s’alignant sur les critères de diagnostic qui ont cours dans le monde entier. Mais le préjugé datant de l’ère Taishô (1912-1926) qui veut que les relations entre personnes du même sexe constituent une forme de perversion est encore tenace dans une partie de la population de l’Archipel.

Dès qu’un individu ou un phénomène est associé d’une façon ou d’une autre à une minorité sexuelle, il déclenche presque automatiquement une réaction qui se traduit par un ricanement ou un rire gêné. En se réfugiant dans la dérision, les gens essaient sans doute de se rassurer et de persuader les autres qu’ils ne sont pas « comme ça ». Ces railleries sont véhiculées par les chaînes de télévision et elles se propagent ensuite dans les établissements scolaires, les entreprises et l’ensemble du pays.

Toutefois lorsque les gens constatent que l’objet de leurs moqueries n’est plus une vedette du petit écran mais un membre bien réel de leur entourage immédiat, ils prennent en général celui-ci en aversion ou le traitent ouvertement avec mépris.

L’hostilité généralisée du monde du travail vis-à-vis des minorités sexuelles

À l’occasion d’une enquête effectuée en novembre 2015 par l’Institut national de recherches sur la population et la sécurité sociale japonais (NIPSSR) – qui dépend du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales – et  par un certain nombre de chercheurs universitaires, les personnes interrogées ont été invitées à dire quelle serait leur réaction si elles découvraient que quelqu’un de leur entourage était homosexuel. Un pourcentage plus ou moins élevé d’entre elles a déclaré qu’elles trouveraient cela « déplaisant » ou « relativement déplaisant ». 39 % s’il s’agissait d’un voisin, 42 % dans le cas d’un collègue de travail et 72 % si c’était leur enfant. Par ailleurs, plus de 70 % des cadres d’entreprise âgés de 40 à 49 ans ont affirmé qu’ils « n’aimeraient pas du tout » avoir un collègue homosexuel. D’après les résultats d’une autre étude réalisée en août 2016 par la Confédération des syndicats de travailleurs japonais (Rengô), près d’une personne sur trois serait « hostile » à l’idée de devoir travailler avec des homosexuels ou des bisexuels.

Le refus d’accepter les homosexuels se traduit parfois par des mauvais traitements et des actes de violence. En l’an 2000, trois jeunes – majeurs et mineurs – ont agressé à plusieurs reprises des homosexuels dans le parc de Shinkiba, à Tokyo, et provoqué la mort de l’un d’entre eux. Lors de leur procès, les accusés ont expliqué en partie leur comportement par le fait que « quand les homosexuels sont victimes d’agressions, ils ne portent pas plainte ».

Le manque de tolérance des Japonais repose sur l’idée sous-jacente très courante qu’appartenir à une minorité sexuelle est une affaire qui relève uniquement des secrets d’alcôve et ne met pas en jeu l’être humain dans sa totalité. Les habitants de l’Archipel sont très discrets sur la question des LGBT et cette catégorie de la population est complètement ignorée par la loi et la société. Au point que l’on a parfois l’impression que les minorités sexuelles ne sont pas représentées dans les établissements scolaires, les entreprises et les familles.

Au Japon, le premier jugement concernant les droits des homosexuels a été prononcé en 1994, à propos de l’affaire de l’auberge de jeunesse de Fuchû à Tokyo, survenue en 1991. Cet établissement géré par le gouvernement métropolitain de Tokyo avait refusé d’accueillir dans ses locaux des membres de l’Association japonaise pour le mouvement des lesbiennes et des gays (OCCUR). Le tribunal de district s’est finalement prononcé en faveur d’OCCUR, mais la leçon de cette histoire c’est surtout que la société japonaise préfère ignorer les minorités sexuelles. En 1997, la Haute Cour de Tokyo a été amenée à déclarer ce qui suit : « Les instances gouvernementales doivent traiter les homosexuels avec la plus grande considération en tant que minorité et ils doivent veiller à ce que leurs droits et leurs intérêts soient respectés. Il est inadmissible que des agents de l’autorité publique fassent preuve d’indifférence ou d’ignorance à leur égard ». Pourtant vingt ans plus tard, le Japon n’a toujours pas adopté de loi sur le mariage homosexuel ou sur la protection des droits des minorités sexuelles (voir article La société japonaise et les LGBT).

Surmonter l’isolement et l’exclusion sociale

À en juger par les exemples de discrimination sous toutes ses formes – depuis les railleries jusqu’aux actes de violence – que je viens de citer, on ne peut pas dire que le Japon est un pays vraiment tolérant à l’égard des minorités sexuelles. La plupart des membres de la communauté LGBT dissimulent leur véritable orientation sexuelle et ils vivent dans la crainte des réactions que susciterait la divulgation de leur secret. Ils bénéficient rarement d’un soutien social, un soutien d’ailleurs pratiquement inexistant. Ils sont souvent confrontés à la solitude et à l’exclusion sociale si bien que les tendances suicidaires sont particulièrement fréquentes parmi eux. On est ainsi en droit de penser que l’étudiant de troisième cycle de l’Université Hitotsubashi dont il a été question au début de cet article a été poussé au suicide par la révélation soudaine au grand jour de son homosexualité et la réaction inappropriée des services universitaires à qui il a demandé conseil.

Les choses sont malgré tout en train de s’améliorer quelque peu. Les autorités de plusieurs localités de l’Archipel ont en effet décidé de reconnaître la relation unissant les couples homosexuels comme l’équivalent d’un mariage et certaines entreprises sont elles aussi en train d’évoluer à cet égard. Ces changements s’inscrivent dans le cadre d’un mouvement social de plus grande envergure qui a l’ambition de faire reconnaître les droits de la communauté LGBT. Lors des élections locales de 2015 et des élections à la Chambre des conseillers de 2016, un nombre croissant de candidats et de partis politiques ont abordé la question de l’amélioration des droits des minorités sexuelles. Par ailleurs, on a tout lieu de penser que la session extraordinaire de la Diète de l’automne 2016 va être l’occasion d’un débat autour d’une loi garantissant les droits de la communauté LGBT. Mais le signe le plus encourageant, c’est que ceux qui sont résolus à se battre contre les préjugés et la discrimination sont de plus en plus nombreux.

Il est bien entendu beaucoup trop tôt pour qu’on puisse se laisser aller à l’optimisme. Mais j’espère que les changements en cours permettront de balayer les malentendus et les préjugés auxquels tant de personnes sont encore attachées et que les Japonais reconnaîtront enfin qu’il y a toujours forcément une proportion de minorités sexuelles dans les entreprises, les établissements scolaires, les communautés locales et les familles. Je souhaite également qu’avec le temps les habitants de l’Archipel finissent par admettre que nous avons tous affaire à des membres de la communauté LGBT dans notre vie quotidienne. Cela contribuera peut-être aussi au repos de l’âme de l’étudiant de troisième cycle qui, l’année dernière, n’a pas trouvé d’autre issue à son désespoir que de se donner la mort.

(D’après un article en japonais du 21 septembre 2016. Photo de titre : la Rainbow Pride de Tokyo, le 8 mai 2016. Ce jour-là, 5 000 personnes appartenant à des minorités sexuelles ou leur apportant leur soutien ont défilé dans les rues du quartier de Shibuya pour demander une plus grande tolérance en ce qui concerne la diversité des modes de vie et de sexualité. Jiji Press.)

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