Les défis de la réforme du travail au Japon

Société

La réforme du travail est l’une des priorités du gouvernement Abe. Sera-t-il capable d’apporter une solution efficace aux longues heures supplémentaires qui accablent les Japonais depuis des décennies ?

Il est temps de changer la façon de travailler au Japon. Cette idée fait en général l’unanimité dans l’Archipel. Le fait que cette question ait donné lieu à un débat à l’échelle nationale donne l’impression que le Japon y est enfin prêt et, peut-on l’espérer, pour le mieux. Mais je ne peux m’empêcher d’éprouver un certain malaise quant à la façon dont le pays aborde le problème. Voyons un certain nombre de points problématiques, sans perdre l’espoir que le Japon saura s’attaquer efficacement à ses principaux problèmes de main-d’œuvre.

Le débat sur le système de travail : un petit pas en avant

Le troisième gouvernement Abe, formé après les élections sénatoriales de l’été 2016, se veut le « gouvernement des défis d’avenir ». À ce titre, il a fait de la réforme du travail le plus important de ses défis. Des représentants des travailleurs et du patronat, ainsi que des experts, se sont déjà réunis. Neuf points sont au menu des discussions :

  1. Amélioration des conditions offertes aux titulaires d’un contrat précaire (à travail égal, salaire égal)
  2. Revalorisation des salaires
  3. Réduction du nombre d’heures supplémentaires
  4. Soutien aux personnes souhaitant changer d’emploi ou de carrière, formation professionnelle
  5. Flexibilité du travail : télétravail, emploi secondaire et/ou parallèle
  6. Création d’un environnement favorisant le travail des femmes et des jeunes
  7. Promotion de l’emploi des seniors
  8. Conciliation du travail avec le suivi d’un traitement médical, l’éducation d’enfants ou l’assistance à une personne âgée
  9. Problème d’acceptation de la main-d’œuvre étrangère

(Asahi Shimbun, édition du 28 septembre 2016)

La réforme du travail est un vaste sujet abondamment relayé par les médias, qui rapportent notamment diverses initiatives, qu’elles émanent de grandes entreprises – la promotion du télétravail pour tous les employés (CDD compris) chez Recruit Holdings et ses filiales ou l’étude de l’introduction de la semaine de 4 jours chez Yahoo Japan – ou qu’elles soient individuelles, comme le cumul d’un emploi principal et d’un emploi secondaire ou parallèle. C’est l’une des facettes de cette réforme, un sujet aux ramifications nombreuses.

Cela dit, les deux problèmes majeurs sont les trop longues heures de travail et la nécessité d’améliorer les conditions d’emploi du personnel sous contrat précaire, en particulier pour enraciner le principe « à travail égal, salaire égal ». Toute la question est de savoir comment le gouvernement s’attaquera à ces deux problèmes et quelle(s) solution(s) il trouvera.

Identifier la véritable cause du nombre d’heures supplémentaires

Je voudrais m’attacher en particulier à la question de la réduction du nombre d’heures supplémentaires, un thème central de la réforme du travail. J’ai été employé dans une entreprise pendant 15 ans et les longues journées de travail étaient notre lot quotidien. Les premières années, il m’est arrivé de commencer tôt le matin pour ne repartir qu’à l’aube le lendemain. J’ai également fait des heures supplémentaires non rémunérées. Il m’est arrivé de falsifier mes horaires de travail de façon à déclarer moins d’heures, parce que je trouvais mes performances insuffisantes, en quantité comme en qualité, par rapport au nombre d’heures effectuées.

Mais pourquoi ai-je fait tant d’heures supplémentaires ? Les raisons sont diverses : je ne savais pas m’organiser, j’avais trop de travail, les tâches étaient trop difficiles, je voulais rivaliser avec mes collègues, je voulais être fier de mon travail. La culture d’entreprise voulait qu’on travaille comme des fous, dans des « bureaux qui ne dorment jamais ».

Le problème des longs horaires de travail est depuis longtemps un véritable fléau au Japon. L’Archipel est l’un des pays du monde où les journées de travail sont les plus longues. Ces vingt dernières années, les employés en CDI ont effectué environ 2000 heures par an. En comptant les travailleurs précaires, cette moyenne s’établissait à 1734 en 2015, contre 1910 en 1994. La proportion de travailleurs précaires, en constante augmentation depuis le milieu des années 1990, atteint aujourd’hui environ 40% de la population active. Un grand nombre d’entre eux travaillant moins d’heures, cela donne l’impression que le nombre moyen d’heures a diminué.

Dans le débat sur la réforme du travail, le gouvernement propose des mesures plus drastiques pour réduire le nombre d’heures supplémentaires. Des restrictions existent déjà, mais la signature d’un accord entre employés et employeur suffit à déplafonner le nombre d’heures supplémentaires. Cet accord, surnommé « accord de l’article 36 » d’après la Loi sur les normes du travail, stipule que si l’entreprise et les représentants des travailleurs parviennent à un compromis, les employés peuvent effectuer plus de 8 heures par jour et de 40 heures par semaine. L’objectif de la réforme est de répondre aux situations dans lesquelles cet accord ne fonctionne pas.

S’il s’agit de choisir entre imposer ou pas des restrictions sur le nombre d’heures supplémentaires, alors je suis en faveur de l’imposition de restrictions. Cependant, je ne pense pas que cette approche soit adéquate. En fait, cette réforme se contente de mettre en place des restrictions et laisse aux entreprises le soin de trouver comment limiter le nombre d’heures supplémentaires. Au lieu d’apporter de réelles solutions susceptibles de réduire la quantité de travail totale et de mieux en répartir la charge entre les employés, les mesures proposées ne font que suivre le modèle dépassé selon lequel tout est possible avec un peu de persévérance et de bonne volonté.

Venir à bout des causes réelles des heures supplémentaires

Un point fait cruellement défaut au débat sur la réforme du travail : la cause même des heures supplémentaires. Elle est double : elle tient à l’esprit de compétition entre travailleurs pour l’avancement de leur carrière et à l’absence de définition claire des fonctions de chaque employé.

Bien sûr, il existe aussi des facteurs liés à la culture d’entreprise comme je l’ai mentionné ci-dessus. Certains voient dans l’ardeur des Japonais au travail l’une des principales causes de la multiplication des heures supplémentaires. Mais au lieu d’en appeler à des théories psychologiques, mieux vaudrait remettre en question une société dans laquelle tous les employés rivalisent pour grimper dans la hiérarchie, une structure de travail dans laquelle chacun se voit attribuer toutes sortes de fonctions sans aucune limite.

La réforme du travail n’apportera rien sans s’attaquer à ces deux facteurs. Avant toute chose, il est nécessaire de repenser la charge de travail dans sa totalité et la façon dont sont assignées les tâches aux employés.

Je suis favorable à des réformes sur le travail qui iraient dans cette direction, comme l’introduction de nouveaux systèmes de promotion, la clarification des tâches assignées aux employés et l’amélioration de la répartition du travail. Mais une réforme qui se borne à pousser les entreprises à réduire les heures de travail ou à restreindre arbitrairement les heures supplémentaires ne sera guère différente du modèle archaïque faisant appel à la persévérance et à la bonne volonté de chacun.

Une réforme qui rejette la responsabilité sur les entreprises est source d’heures supplémentaires non rémunérées. Autrement dit, un employé déjà surchargé de travail à qui on impose de surcroît des restrictions prendra sur lui de faire des heures supplémentaires. Un exemple vient justement étayer cette thèse : parmi les entreprises épinglées par les médias pour leurs cadences infernales, certaines interdisent formellement les heures supplémentaires, avec pour effet de contraindre le personnel à effectuer des heures supplémentaires non rémunérées.

Bien entendu, on peut aussi croire aux possibilités infinies de l’être humain. Dans les entreprises qui cherchent à raccourcir les horaires de travail, par exemple en imposant une heure de départ obligatoire, les mentalités évoluent et les employés s’adaptent. Les longues heures de travail sont maintenant vues d’un mauvais œil par les employés eux-mêmes dans certaines entreprises. Mais il est clair que la transition ne sera pas si aisée partout.

L’idée d’une réforme du travail ne suscite que peu d’opposition. Mais une réforme qui consiste à rejeter la responsabilité sur les entreprises risque surtout d’engendrer de nouveaux problèmes.

Faire participer l’opinion publique à une réforme voulue par le gouvernement

Signe que le gouvernement est fortement impliqué dans la participation proactive des citoyens dans la société et dans la réforme du travail : des ministres ont été nommés à ces postes. De même, des conseils d’experts ont été mis en place. Pourtant, la réforme promue par le bureau du Premier ministre comporte des angles morts.

La nomination de ministres et la sollicitation d’experts soulignent le sérieux de l’engagement du gouvernement, mais on peut aussi y voir une simple stratégie de conciliation. Lors des élections sénatoriales de l’été dernier, sur la question de l’emploi, la majorité et l’opposition ont présenté des mesures similaires. Le Parti libéral-démocrate au pouvoir, en assimilant certaines propositions de l’opposition, semble chercher à clore le débat et à relever sa cote de popularité.

Les commissions d’experts rassemblent les représentants des employeurs et des travailleurs, à savoir des personnalités comme le président de la Fédération japonaise des entreprises, le Keidanren, et celui la Confédération des syndicats des travailleurs au Japon, le Rengô. Ils représentent avant tout les intérêts des grandes entreprises, alors que près de 60 % de la population japonaise travaille dans des PME. Comment les intérêts de ces travailleurs seront-ils pris en compte ? En outre, environ 40 % des travailleurs sont sous contrat précaire, et le nombre de travailleurs indépendants croît. On peut se demander si la main-d’œuvre dans sa diversité est correctement représentée.

On parle de réforme de la façon de travailler, mais il s’agit en fait d’une réforme de la façon dont les entreprises font travailler leur personnel. Je n’ai pas l’intention de formuler de critiques sur ce point, car le travail est le fruit d’un équilibre entre la main-d’œuvre et le patronat. Mais on peut se demander si la réforme proposée par le gouvernement ne se fait pas sans les employés, et sans les entreprises.

En effet, on n’y trouve même pas une logique d’entrepreneur. De toute évidence, le niveau de vie des travailleurs ne peut s’améliorer que si les entreprises font des profits. Cette réforme va-t-elle bénéficier aux sociétés ? Se contenter de limiter les coûts de main-d’œuvre n’a aucun sens, il faut améliorer les performances des entreprises.

Un tel débat est indissociable d’une approche théorique de la productivité, évaluée sur la base de la quantité de travail investi et la valeur ajoutée générée. On entend souvent dire que la productivité est faible au Japon, mais les pays les mieux classés sont ceux qui bénéficient d’abondantes ressources naturelles, d’une position de plaque tournante dans le domaine financier ou dont l’industrie génère une importante valeur ajoutée rare. La plupart des médias, sans tenir compte de cette réalité, mettent l’accent sur l’organisation de réunions inutiles et décrètent que la productivité est faible au Japon. Pourquoi ne s’interrogent-ils pas davantage sur le fait que le Japon est moins bien classé que des pays qui ont fait faillite, tels que l’Islande ou la Grèce ?

Si l’ État s’engage dans la discussion portant sur la façon de travailler, sans une vision de croissance claire et stratégique sur les industries porteuses, le débat se limitera à des détails, à des mesures dépourvues d’envergure. La productivité n’augmentera pas tant que la question de la hausse de la valeur ajoutée ne sera pas posée.

Envisager une réforme du travail demande de laisser de côté les émotions et les idées préconçues afin de comprendre le pourquoi de la situation. Effectuer de longues heures de travail n’est bon ni pour la santé ni pour la sécurité des travailleurs, mais si la situation perdure, c’est parce qu’elle repose sur une sorte de rationalité. Les entreprises disposent ainsi d’une marge de manœuvre, en temps de prospérité comme en temps de crise, sans avoir à recruter ou à licencier d’employés. Si une entreprise peine à trouver, au sein de sa propre structure ou sur le marché du travail, du personnel ayant les mêmes qualifications que celui qu’elle emploie, l’allongement du temps de travail est une solution pratique. La véritable question est donc de savoir comment combattre cette rationalité.

La réforme du travail – par-delà la réduction du temps de travail – proposée par le bureau du Premier ministre ne se réduit-elle pas à un projet qui déléguerait la responsabilité aux entreprises, chargées de trouver des solutions elles-mêmes ? Nous devons nous faire entendre afin que cette réforme ne perde pas de vue les travailleurs, et qu’elle ne s’avère pas contre-productive pour le pays.

(D’après un article en japonais du 20 octobre 2016. Photo de titre : le bureau de Kamiyama, préfecture de Tokushima, de la société Plat-Ease, spécialisée dans les solutions complètes de métadonnées et les services de diffusion vidéo. Le bâtiment en bois a été rénové pour installer des lignes de communication performantes pour la gestion des données. Août 2013. Jiji Press)

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