Internet, les médias et l’opinion publique au Japon (2/2)

Société

Il ne faut pas penser que l’opinion publique en ligne est formée uniquement par les propos extrémistes d’une petite partie des internautes. Afin de se rapprocher de la réalité, il est nécessaire d’examiner la situation de plus près.

Suite de la première partie

Twitter et les commentaires discriminatoires

Au Japon, Twitter joue un rôle important dans le partage d’information et les enjô, les messages hostiles et insultants. Selon des données de juin 2014, il y avait en moyenne plus de 500 millions de tweets postés tous les jours dans le monde entier. Près de 87 millions de ces messages, soit 16 % du total, étaient écrits en japonais. Plus de la moitié des moins de 30 ans utilise Twitter. De plus, ce réseau social représente aussi une importante plateforme d’information. En effet, 43 % des Japonais âgés de 16 à 24 ans cliquent sur les tweets d’information qui apparaissent dans leur fil d’actualité pour lire l’intégralité des articles. Afin de connaître les réactions des jeunes utilisateurs aux sujets et événements qu’ils rencontrent sur Internet – en d’autres termes l’opinion en ligne des « enfants du numérique » japonais –, Twitter est le principal site à observer.

Des recherches empiriques sur l’enjô et le sentiment nationaliste sur Twitter ont été menées tout au long des années 2010. Dans Netto enjô no kenkyû (Étude du enjô), ouvrage de Tanaka Tatsuo et Yamaguchi Shin’ichi publié en 2016, on trouve des estimations sur l’enjô sur Twitter, qui se fondent sur un sondage de grande envergure effectué auprès de plus de 20 000 utilisateurs. Ce sondage estimait qu’un utilisateur japonais sur 200 participait activement à ce genre d’attaque injurieuse. Pour un enjô, environ 2 000 personnes y prenaient part. Près de 90 % de ces utilisateurs ne postaient qu’un seul commentaire, tandis que le nombre d’utilisateurs qui en écrivaient plusieurs au cours d’une seule attaque ou qui insultaient directement la personne visée était très restreint (moins de 100 utilisateurs).

Reishizumu o kaibô suru (Dissection du racisme), écrit par Taka Fumiaki et publié en 2015, est basé sur l’analyse de plus de 100 000 tweets japonais liés à la Corée du Sud et exprimant des propos nationalistes. Ces tweets provenaient de 43 000 comptes. Près de 80 % de ces utilisateurs n’avaient posté qu’un seul tweet. En revanche, 471 comptes, soit un peu plus de 1 % du total, avaient posté plus de 100 tweets. Les 50 comptes les plus actifs avaient posté un huitième de tous les tweets, dont la plupart étaient clairement discriminatoires.

Les messages fortement discriminatoires tendent à être partagés et retweetés de nombreuses fois, et ceci a une influence considérable sur les utilisateurs qui ont tendance à lire de tels contenus. Les recherches dans ce domaine établissent une particularité de l’opinion publique en ligne : un petit groupe d’utilisateurs, en exprimant et en répétant continuellement des propos extrêmes, peut renforcer sa présence sur Internet et donner l’impression qu’il est plus grand que sa taille réelle.

Prendre en compte l’ensemble des avis exprimés

Si on estime que l’opinion publique en ligne est formée par les avis prédominants sur Internet, alors elle peut être orientée par une minorité qui répète constamment un discours extrémiste. Cela signifie-t-il que l’opinion en ligne est en décalage avec celle de la société dans son ensemble ?

Il faut prendre en compte le fait que la plupart des internautes expriment de temps à autre sur les médias sociaux leurs propres pensées et ressentis. Plutôt que de limiter la définition de l’opinion en ligne aux propos extrêmes d’une minorité, nous estimons nécessaire d’examiner attentivement les messages postés par chaque personne. Il faut se pencher sur la grande variété d’opinions existantes et prendre en compte d’autres éléments, comme les retweets et les « j’aime ». Cette démarche permet d’établir une vision plus complète et plus complexe de l’opinion en ligne.

Comme en témoignent le Brexit, l’élection de Donald Trump et l’élection présidentielle française qui a vu le leader du Front national Marine Le Pen obtenir 35 % des suffrages, le nationalisme est en hausse dans les pays développés. À cela s’ajoute le fait que les sondages d’opinion conventionnels n’arrivent pas à prédire correctement l’issue de ces scrutins. Certains sont d’avis que la manière dont se forme l’opinion en ligne est un des facteurs de ce décalage. Mais si un petit pourcentage des internautes est à l’origine de la plupart des propos extrémistes, ils ne devraient représenter qu’une fraction de l’ensemble des votes, et par conséquent on devrait s’attendre à ce que la majorité des opinions et des votes soit plus conforme aux tendances générales de la société.

Cependant, une observation objective des phénomènes récents indique que l’opinion en ligne reflète, dans une certaine mesure, les tendances sociales. Il ne faut pas pour autant négliger le déséquilibre causé par le langage violent, insultant et répétitif de certaines personnes. On trouve sur les médias sociaux japonais de nombreux messages portant sur la Chine, la Corée du Sud, l’histoire, les groupes ethniques, les différends territoriaux ou encore le nationalisme. Il y a une volonté très forte de rechercher, à travers de tels propos, une identité sociale du « Japon » et des « Japonais ». Tout en stigmatisant les pays voisins du Japon, ces internautes cherchent à définir et à renforcer leur sentiment d’appartenance à un groupe exclusif.

Hostilité à l’égard des minorités

À la lecture du grand nombre de commentaires publiés sur Twitter, Facebook et d’autres réseaux sociaux, on relève de l’animosité envers les minorités sociales ou un certain groupe de personnes. Loin de s’inquiéter de leurs difficultés, beaucoup de gens expriment du mécontentement envers eux, considérant qu’ils profitent de leur situation pour obtenir des droits et des compensations supplémentaires.

Ces critiques s’adressent à des groupes et sujets très divers : les bénéficiaires de l’aide sociale, les poussettes dans les transports en commun, la législation sur les mineurs considérée trop laxiste, les droits de la communauté LGBT et des personnes handicapées ou encore les questions historiques et territoriales liées à Okinawa, la Chine et la Corée du Sud. Ces commentaires critiques et intolérants ne sont pas un cas isolé ; ils sont le reflet de comportements sociaux qui continuent de se propager non seulement au Japon mais également dans d’autres pays développés.

On peut qualifier de tels comportements de « politique anti-minorité ». C’est l’apanage des membres d’une non-minorité qui, tout en faisant partie de la majorité, estiment qu’ils ne bénéficient pas suffisamment d’avantages. Ils méprisent avec véhémence les opinions politiques progressistes qui soutiennent les minorités, et demandent un « traitement équitable ». En d’autres termes, plus d’avantages afin de compenser ceux des minorités, qu’ils considèrent beaucoup trop nombreux. Cette manière de penser est très présente sur les sites Internet où l’opinion en ligne japonaise se forme.

Nous effectuons actuellement des recherches en utilisant la méthode de la psychologie sociale basée sur la théorie des fondements moraux (moral foundations theory), pour observer les mouvements sociaux qui existent derrière la politique anti-minorité. Un de nos sondages sur l’utilisation d’Internet comprenait des questions visant à déterminer les sensibilités politiques des participants. Les résultats indiquent que 68 % des sondés pouvaient être classés comme conservateurs, 24 % progressistes et 9 % libertariens. La proportion de progressistes diminuait considérablement chez les participants âgés de 20 à 39 ans.

Le tableau ci-dessous montre qu’au moins 60 % des conservateurs et des libéraux estiment qu’il est nécessaire de continuer à réfléchir sur les actions du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Mais il faut aussi souligner qu’environ 80 % des deux groupes pensent qu’il n’est pas nécessaire que les générations futures continuent à s’excuser et que les demandes continuelles d’excuses d’autres pays sont exagérées.

Avis sur la Seconde Guerre mondiale selon la sensibilité politique

Conservateur Progressiste Libertarien Total
Il faut continuer à réfléchir sur les actions du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. 60,8 % 70,2 % 43,0 % 61,4 %
Les générations futures (troisième et quatrième) n’ont pas à s’excuser pour les actions du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. 78,4 % 78,3 % 60,0 % 76,7 %
Les pays demandant au Japon de continuer à s’excuser indéfiniment pour ses actions durant la Seconde Guerre mondiale vont trop loin. 81,3 % 81,4 % 61,0 % 79,5 %

Les résultats incluent les répondants s’étant déclarés « fortement d’accord», « d’accord » et « plutôt d’accord » avec ces déclarations. Les sensibilités politiques ont été établies selon la théorie des fondements moraux.

L’animosité à l’égard de la Chine et de la Corée du Sud exprimée en ligne trouve son origine dans la forte opposition aux demandes continues d’excuses d’autres pays pour les actions du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Les résultats du sondage confirment cette observation. En poursuivant cette analyse, on peut constater que l’opinion en ligne reflète la société dans son ensemble et pas uniquement les avis extrêmes d’un petit groupe. L’observation attentive de l’opinion en ligne offre une excellente occasion de repenser la société.(D’après un article original en japonais du 5 juillet 2017. Image de titre : Aflo)

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