L’influence des consommateurs âgés sur le marché japonais

Les grands magasins japonais s’adaptent aux besoins de leur clients âgés

Économie Société

Les grands magasins japonais sont en train de prendre des dispositions pour s’adapter au vieillissement rapide de la population. Nippon.com a eu un entretien avec Ônishi Hiroshi, PDG de Mitsukoshi et Isetan, pour en savoir plus sur la façon dont sa chaîne de magasins de vente au détail fait face à l’évolution des modes de vie et des besoins des personnes âgées d’aujourd’hui.

Ônishi Hiroshi ŌNISHI Hiroshi

PDG du holding Mitsukoshi Isetan. Né à Tokyo en 1955. Diplômé de la faculté des affaires et du commerce de l’Université Keiô. Entré chez Isetan en 1979, il y a occupé divers postes de direction. Nommé président de Isetan et Mitsukoshi en 2009, il a accédé à sa position actuelle en 2012. Auteur de Mitsukoshi Isetan : Burando ryoku no shinzui (Mitsukoshi Isetan : l’essence du pouvoir des marques).

Les diverses approches adoptées par les grands magasins

——Nous allons vous poser quelques questions pour savoir quelles modifications la population vieillissante du Japon va apporter à ses comportements dans le domaine de la consommation et, en retour, quelle influence cela exercera sur le monde de la vente au détail. Mais avant d’aborder ces questions, pourriez-vous nous donner un aperçu global de la situation dans laquelle se trouvent les grands magasins ?

ÔNISHI HIROSHI À l’heure actuel le PNB du Japon avoisine les 500 000 milliards de yens (3 846 milliards d’euros) et la part occupée par le secteur de la vente au détail dans ce chiffre est estimée entre 140 et 150 000 milliards (1 076 et 1 154 milliards d’euros). Pour être plus précis, les ventes annuelles du cybercommerce représentent quelque 15 000 milliards de yens (115,4 milliards d’euros), tandis que celles des drugstores et des supérettes se situent aux alentours de 10 000 milliards (76,9 milliards d’euros). Le chiffre enregistré par les grands magasins était du même ordre, mais l’évolution de la situation l’a fait tomber à environ 6 000 milliards (46,15 milliards d’euros). Autrement dit, les grands magasins ne comptent plus que pour 4 % dans l’ensemble des ventes au détail. Bref, ils ont perdu la position dominante qu’ils occupaient jadis en tant que pièce maîtresse de la culture et des modes de vie japonais.

Mais Mitukoshi Isetan a essayé de montrer le chemin à suivre pour aller de l’avant et notre part dans les 6 000 milliards de yens de ventes annuelles des grands magasins atteint désormais 20 à 25 %.

——Aller dans un grand magasin avec les membres de sa famille ou pour un rendez-vous et s’arrêter en passant dans une supérette constituent deux expériences complètement différentes. En est-on arrivé aujourd’hui à un point où les grands magasins anciens, bien établis, sont en voie de disparition ? Ou bien vont-ils conserver leur position en dépit de la baisse du volume de leurs ventes ?

ÔNISHI Il existe à cet égard une grande divergence dans les opinions des détaillants comme des sociétés. En ce qui nous concerne, nous nous sommes efforcés d’éviter de tomber dans le piège de la guerre des prix, en partant du principe que l’expérience que les grands magasins offrent à leur clientèle est tout à fait spécifique. Mais d’autres grands magasins ont opté pour une politique de compétitivité des prix par rapport à d’autres types de détaillants. Fondamentalement, les grands magasins ne sont plus tous sur la même longueur d’onde, si je puis m’exprimer ainsi. Et sans consensus entre nous sur la définition du rôle des grands magasins, il n’existe aucun moyen de maintenir notre position.

Les personnes âgées se répartissent en deux strates

——Par rapport à ces questions, nous sommes curieux de savoir comment vous envisagez le vieillissement de la société japonaise dans la perspective qui est la vôtre dans le secteur de la vente au détail. Je pense que la société japonaise est en train de prendre une forme où de moins en moins de consommateurs proviennent des secteurs de la population qui tirent leur revenu d’une activité, tandis que ceux qui vivent de leur épargne sont de plus en plus nombreux.

ÔNISHI Le constat que le Japon fait son entrée dans une ère où un quart de la population aura plus de 65 ans m’inspire un véritable sentiment de crise. Mais je pense que les membres de cette tranche d’âge se répartissent grossièrement en deux groupes : il y a la génération du baby-boom, qui représente une part importante des 65 ans et plus, et il y a la génération précédente. Ceux du premier groupe sont davantage portés sur la consommation et souhaitent garder leur mode de vie quand ils arrêtent de travailler, si bien que les grands magasins ont des tas de choses à leur offrir.

Mais en ce qui concerne les personnes un peu plus âgées, il est indéniable que leur pouvoir d’achat a décliné. En tant que marché, ce segment de la population semble avoir rétréci. Plutôt que de se contenter de mettre en vitrine des produits destinés aux 65 ans et plus, je pense que les grands magasins doivent se lancer dans toutes sortes d’initiatives, en leur proposant par exemple des options de voyage ou des produits financiers adaptés à leurs modes de vie. Dans notre cas, nous avons aussi une filiale pour les cartes de crédit, si bien que nous intervenons dans divers services tels que l’assurance et les produits financiers. Et il n’est pas exclu que nous tentions d’élargir encore le champ de nos activités dans ces secteurs.

Les besoins des consommateurs sont particulièrement élevés dans le domaine des produits liés au voyage, où le haut de gamme est prisé. Autre innovation intéressante, le « centre commercial de soins de santé » créé l’an dernier par une de nos filiales propose, outre les installations de soin, des équipements dédiés, par exemple, au sport et à la gymnastique. En fait, c’est une sorte de foyer d’interaction et de communication, qui offre aussi des services apparentés à la culture et à d’autres secteurs. Mais dans le même temps, il est difficile de rester rentable si l’on ne vend pas des produits bien tangibles. Dans le cas des retraités, les produits liés à l’activité professionnelle, comme les costumes, ne seront pas faciles à vendre, mais il existe des opportunités, par exemple dans le domaine des vêtements ou des bijoux achetés pour un voyage et une sortie. Autrement dit, nous devons trouver un bon équilibre dans les biens et les services que nous offrons à notre clientèle.

Les fringants sexagénaires d’aujourd’hui

——Au grand magasin Isetan de Shinjuku, les surfaces de vente dédiées au consommateurs de 65 ans et plus ont été réduites de 30 % à la réouverture de ce magasin après rénovation en 2013, et pourtant les ventes auprès des personnes âgées ou entre deux âges n’ont pas baissé. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

ÔNISHI Ce n’est pas sur les tranches d’âge que nous avons axé le réaménagement de notre magasin de Shinjuku, mais plutôt sur le goût et les modes de vie, tout en sachant que certains niveaux pourraient attirer les consommateurs d’un certain âge. À l’étape de la planification, nous nous étions dit que le premier étage s’adresserait presque exclusivement aux clients ayant une vingtaine ou une trentaine d’années, mais il s’est avéré que le nombre des quinquagénaires et des sexagénaires ayant effectué des achats à cet étage a dépassé le triple du chiffre escompté. Nous avions certes estimé qu’un certain pourcentage de clients âgés feraient des emplettes à cet étage, mais en fait le pourcentage enregistré a été de l’ordre de 15 %, un chiffre tout à fait élevé. Cela montre que les clients quinquagénaires et sexagénaires se sentent toujours jeunes. C’est un âge où les femmes, en particulier, continuent de s’intéresser à la mode.

En vérité, l’expression personne âgée n’est plus pertinente pour parler des sexagénaires. Peut-être conviendrait-elle pour les gens de 70 ou 75 ans, mais pas pour les sexagénaires. C’est pourquoi nous pensons qu’il existe des opportunités d’augmentation des dépenses des clients de cette tranche d’âge, et qu’ils sont susceptibles de réagir positivement aux offres de nouveaux services et produits. Mais en ce qui concerne les 70 ans et plus, les efforts en vue de les inciter à la dépense risquent de tourner court, et c’est une autre approche qu’il convient d’adopter.

Répondre aux besoins des clients qui n’ont pas de magasins à proximité de leurs domiciles

——En ce qui concerne les consommateurs d’un certain âge, les opinions semblent diverger, avec d’un côté des gens qui leur accordent un rôle essentiel dans la consommation, du fait des 70 à 100 000 milliards de yens (538 à 769 milliards d’euros) qu’ils détiennent en avoirs financiers et, de l’autre, ceux qui jugent que ce segment de la population, qui ne s’intéresse pas aux produits haut de gamme, est davantage porté sur les articles bon marché disponibles dans les supérettes et autres magasins de proximité. Quelle est votre analyse de la situation ?

ÔNISHI Les grands magasins s’adressent à une clientèle ayant suffisamment de ressources et de moyens financiers pour acheter des produits haut de gamme. Mais il y a aussi quelque six millions de Japonais qui sont isolés, dans le sens où il n’existe aucune boutique où ils puissent se rendre à pied à partir de chez eux. Au vu de cette situation globale, je pense que nous devons nous demander ce que nous pouvons faire pour répondre aussi aux besoins de ces gens-là.

Une des idées que nous envisageons à Mitsukoshi Isetan consisterait à mettre en place des magasins satellites. Bien entendu, il ne s’agirait pas d’ouvrir des milliers de boutiques comme le font les chaînes de supérettes. Notre projet serait plutôt de l’ordre de quelques centaines, et les produits que je souhaiterais proposer seraient un peu plus haut de gamme. Ces magasins satellites pourraient mettre en rayon des vêtements, des aliments et d’autres articles, puisque, à l’évidence, il n’existerait aucune limitation à la gamme des produits. Dans les régions provinciales du Japon, les soldes d’été ou de fin d’année, ainsi que les articles destinés aux cadeaux, rencontrent encore une demande, à laquelle les magasins doivent aussi répondre.

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Le service rendu à la clientèle est une force

——Avec l’essor du cybercommerce et le vieillissement de la société, même les magasins de proximité se voient contraints de faire des efforts pour attirer les consommateurs. Quelle importance accordez-vous au service à la clientèle axé sur les personnes âgées ?

ÔNISHI En ce qui concerne les magasins de proximité, le service rendu à la clientèle se limite à une interaction au comptoir. Il en va tout autrement dans les grands magasins, où le contact avec les clients commence dès qu’ils franchissent la porte d’entrée. Les grands magasins sont en mesure de consacrer davantage de temps à la présentation des nouveaux produits et à la communication avec les clients. Je pense qu’il leur faudra maintenir cette distinction s’ils veulent mobiliser toutes leurs forces. Les réductions de personnel ne sont pas une bonne chose, même quand la situation est serrée sur le plan financier. Et de fait, nous augmentons nos effectifs. Les clients d’un certain âge, en particulier, attendent du personnel chargé des ventes un service courtois et consciencieux.

Les ventes et les profits ont leur importance, mais je garde un regard attentif sur le nombre des consommateurs qui visitent un magasin. Certains prévoient une baisse annuelle de 3 % à 5 % de ce nombre, due au vieillissement de la population et à l’expansion des achats sur Internet. Nous devons prendre des mesures préventives pour préserver les ventes et les profits même si cette baisse se produit.

Les opportunités de vente au détail en province

——Jadis, l’écart en termes de consommation n’était pas si grand entre Tokyo et les autres régions du Japon, mais il semble que ces dernières, et notamment la région du Kansai, soient aujourd’hui en proie à une certaine stagnation. Qu’en pensez-vous ?

ÔNISHI La situation à Tokyo semble plutôt bonne pour le moment, mais les régions subissent le double impact du vieillissement de la population et du déclin économique. Jadis, les villes régionales ont favorisé le développement des centres-villes en incitant les grands magasins à ouvrir des succursales dans les quartiers commerçants. Mais à mesure des migrations de population vers les banlieues, les établissements de vente au détail à grande échelle comme Aeon ont commencé à y construire de grands complexes, tandis que les centres-villes déclinaient. Et aujourd’hui, même les bureaux des administrations vont s’installer hors des limites des villes. De nos jours, on parle beaucoup des moyens à mettre en œuvre pour redonner vie aux centres-villes, mais je pense que nous aurons besoin d’une vision plus vaste si nous voulons que ces efforts portent leurs fruits.

Il ne faut pas oublier non plus que les zones régionales hébergent de nombreuses entreprises dotées d’une longue histoire et d’une riche tradition en matière de savoir-faire dans le domaine de la manufacture. L’une des missions qui nous incombent en tant que détaillants consiste à créer de nouveaux marchés en proposant ces produits locaux aux consommateurs. Chez Mitsukoshi Isetan, nous avons lancé en 2011 une initiative, baptisée « les sens du Japon », qui vise à mettre en valeur le caractère exceptionnel des matériaux, des technologies et des produits disponibles dans les régions.

C’est un domaine qui requiert un financement du secteur public comme privé. Le gouvernement national a annoncé des subventions aux autorités locales à hauteur de 260 milliards de yens (2 milliards d’euros) sous forme de bons d’achats pour des produits et services locaux, mais la hausse de la consommation qui en résultera ne sera jamais qu’éphémère. Si ces montants sont disponibles, je pense qu’il serait plus profitable de les utiliser pour tenter de revitaliser les industries locales.

Note : tous les équivalents en euros pour les montants en yens japonais mentionnés dans cet article sont calculés sur la base de 130 yens pour un euro, le taux de change moyen au moment de la traduction (fin deécembre 2015 – début janvier 2016).

(Propos recuillis par Mamiya Jun. Photo de titre : une vingtaine de points d'exposition des marchandises sont installés dans le grand magasin Isetan à Shinjuku . Jiji Press)

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