L’uniforme scolaire à travers les âges au Japon

Société

L’uniforme scolaire, qui puise ses sources dans l’uniforme militaire pour les garçons et dans le pantalon large plissé traditionnel, le hakama, pour les filles, est aujourd’hui souvent un costume inspiré de l’uniforme des marins ou un ensemble avec un blazer. Mais, quelle que soit son apparence, que représente-t-il pour les Japonais et pourquoi son existence est-il toujours aussi vivace ?

Au début de l’année 2018, l’adoption par une école publique du quartier de Ginza, réputé pour ses boutiques de luxe, d’un uniforme signé Armani a fait débat. Au Japon, où l’uniforme scolaire est pourtant répandu, il n’est obligatoire que dans 10 à 15 % des écoles primaires publiques. Cette proportion augmente sensiblement au collège et au lycée où, dans le public comme dans le privé, une grande partie des établissements l’adoptent. L’uniforme d’une école devient son symbole et revêt également une importance particulière aux yeux des élèves, pour qui il constitue un signe extérieur de leur adolescence. Le port de l’uniforme scolaire peut, en soi, donner lieu à discussion ; mais essayons de comprendre pourquoi il est si largement adopté au Japon, et ce, depuis plus d’un siècle.

À l’origine de l’uniforme : l’école Gakushûin

L’uniforme scolaire est un marqueur social, en ce qu’il permet d’identifier l’appartenance à une école. Au Japon, il est généralement constitué d’une veste assortie à un pantalon ou une jupe, avec des variantes pour chaque établissement dans le choix des couleurs et de la coupe, ou du blason et des emblèmes qui y figurent. Grâce à ces différences subtiles, les Japonais savent identifier au premier coup d’œil à quelle école appartient un élève. Cette « langue » de l’uniforme scolaire, riche d’une centaine d’années d’existence, est largement parlée au Japon.

Pour s’assurer que tous les élèves d’un établissement portent le même costume, il est indispensable d’en imposer le port par un règlement. Les frais d’achat de l’uniforme sont par ailleurs à la charge des familles. Le premier établissement à avoir adopté ces conditions au Japon est l’école privée Gakushûin.

L’école Gakushûin, historiquement fréquentée par les enfants de l’aristocratie japonaise, a imposé en 1879 (an 12 de l’ère Meiji) le port de l’uniforme pour les garçons : veste à col droit, pantalon et chapeau. Cette veste reprenait la coupe de l’uniforme à l’occidentale adopté dès l’ère Meiji par l’armée. À l’époque, l’une des missions de Gakushûin était de former des élèves officiers, et des cours d’équitation et d’art militaire y étaient dispensés. Cela justifie en grande partie l’adoption de l’uniforme militaire, pour sa fonctionnalité. Cependant, comme les vêtements occidentaux étaient coûteux, seules les familles les plus aisées pouvaient se permettre d’en acheter.

Étudiant de l’Université impériale en uniforme, en 1906 (photo fournie par l’auteur)

En 1879, l’uniforme de Gakushûin était donc la marque de fabrique des élèves d’une école en particulier, mais il devient rapidement le prototype de l’uniforme scolaire masculin. Son adoption par l’Université impériale a joué un rôle important dans ce processus. Elle a en effet imposé à ses étudiants le port d’un uniforme similaire dès 1886. À l’époque, les étudiants font partie de l’élite, et leur uniforme était sans doute regardé avec envie par les autres jeunes gens. Une fois adopté par la plus importante institution scolaire du pays, cet uniforme devient rapidement un modèle pour les collèges et lycées de tout le Japon.

C’est ainsi que pour les garçons, l’uniforme, modernité inspirée des vêtements à l’occidentale, est tout d’abord porté par la future élite de la nation. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas circonscrit aux jeunes : dans le Japon d’alors, s’habiller à l’occidentale était un geste moderne et un marqueur social puissant. Pour les étudiants, il signalait leur condition et leur appartenance à un établissement prisé, c’était un symbole de leur potentiel intellectuel et de leurs aspirations futures qu’ils pouvaient brandir à la face de la société.

L’uniforme féminin, du hakama au costume de marin

Le premier uniforme féminin à avoir vu le jour est le hakama, un large pantalon plissé. Dans le Japon d’avant-guerre, le système scolaire séparait filles et garçons après l’école primaire ; une partie des filles poursuivait ses études dans des lycées de filles. C’est dans ces établissements que, dès 1900 environ, le hakama s’impose en tant qu’uniforme.

Étudiante en hakama, vers 1900 (collections de l’Université pour femmes d’Ochanomizu)

Le hakama pour femmes, qui ressemble à une jupe, est un vêtement nouveau, créé au début de l’ère Meiji. À l’origine, il s’agissait d’un pantalon porté par les samouraïs, et non par des femmes. Au début de l’ère Meiji, certaines étudiantes portaient des hakamas pour hommes, un détournement vestimentaire qui a été vertement critiqué : c’est ainsi que le hakama féminin a vu le jour.

Les lycées pour filles de l’époque accordaient une grande importance à la santé, et les cours d’éducation physique étaient nombreux. Le hakama, qui permet de garder les jambes cachées même quand on fait de l’exercice, était recommandé par les écoles. De leur côté, les élèves elles-mêmes étaient attirées par ce vêtement en raison de son aura de distinction liée à la cour impériale. Les femmes de la maison impériale le portaient en effet depuis longtemps, violet pour les jeunes filles et rouge pour les femmes mariées. Le hakama des élèves des lycées de filles aurait ainsi été créé en mariant ces deux types de hakamas existants, celui pour femmes porté à la cour et celui des hommes. La couleur la plus fréquente pour les lycéennes, à l’ère Meiji, était le rouge lie-de-vin.

Les jeunes filles fascinées par ce vêtement le portaient d’elles-mêmes pour fréquenter le lycée, ou demandaient au directeur d’en imposer le port. C’est donc grâce à la ferme volonté des étudiantes que le hakama s’est imposé comme uniforme féminin. Les lycéennes de l’ère Meiji étaient à l’avant-garde des modes : certaines portaient des hakamas en cachemire importé, auxquels elles assortissaient rubans, ombrelles et autres accessoires occidentaux dans un style hybridant goûts japonais et occidentaux.

Dans les années 1920, l’uniforme féminin s’occidentalise ; c’est alors que les lycéennes s’emparent du costume de marin, qui connaît une véritable vogue. Les documents d’époque montrent que certaines d’entre elles étaient prêtes à enfreindre le règlement intérieur pour porter l’uniforme qu’elles jugeaient idéal : rien ne les décourageait quand il s’agissait de raccourcir une marinière ou d’augmenter le nombre de plis de la jupe plissée. On voit chez elles une détermination à se libérer des contraintes imposées par l’école pour décliner librement l’uniforme, une tendance toujours à l’œuvre de nos jours. Le jeu du chat et de la souris entre les élèves prêtes à défier l’autorité pour affirmer leur idéal vestimentaire et les professeurs chargés de faire respecter les règles ne date donc pas d’aujourd’hui…

Généralisation, critique et diversification de l’uniforme

Revenir ainsi sur l’histoire de l’uniforme scolaire permet de saisir les enjeux qui ont accompagné son arrivée, une histoire dont les deux facettes, à savoir l’imposition de l’uniforme et sa remise en cause, sont indissociables.

Autour des années 1930, un nombre croissant d’élèves, garçons comme filles, entre au lycée. Parallèlement, avec le développement du prêt à porter, le port de vêtements occidentaux se répand dans les classes populaires. L’uniforme, jusqu’alors réservé à l’élite étudiante et aux jeunes filles qui poursuivaient des études, se généralise. On lui prête aussi une nouvelle vertu : celle de mettre tous les élèves sur un pied d’égalité en gommant les différences de statut social.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’uniforme scolaire traverse une mauvaise passe : les mouvements étudiants de la fin des années 1960 remettent son existence en cause. Vilipendé, il devient le symbole d’un système scolaire rigide et certaines écoles l’abandonnent alors, autorisant les élèves à s’habiller comme ils l’entendent. Mais ce mouvement limité ne dépasse guère le cercle de quelques écoles de Tokyo, sans aboutir à une remise en cause générale du port de l’uniforme scolaire. Dans la seconde moitié des années 1980, certaines écoles abandonnent les classiques, veste à col droit pour les garçons et costume marin pour les filles, au profit du blazer. C’est le début d’une diversification stylistique croissante, qui redore le blason de l’uniforme scolaire et lui donne un second souffle.

Souvenir de sa jeunesse

Alors pourquoi, malgré les critiques, l’uniforme n’a-t-il pas disparu ? Pourquoi est-il toujours porté aujourd’hui, bien qu’il soit régi par de nombreuses règles et qu’il représente un coût non négligeable ?

En demandant aux Japonais ce qu’ils pensent de l’uniforme scolaire, un aspect intéressant fait surface : leur attachement à ce vêtement ne se limite pas au temps où ils le portaient. Il constitue un lien fort entre membres d’une même communauté, et certains par exemple n’hésitent pas à discuter avec les jeunes gens qui portent aujourd’hui le même uniforme qu’eux, tandis que d’autres s’opposent vivement à toute modification de celui de leur ancienne école. Beaucoup d’adultes entretiennent une relation particulière avec ce symbole de leurs années de lycée. Ce lien puissant assure en quelque sorte la survie de l’uniforme scolaire, nourri de souvenirs qui l’embellissent et empreint d’une certaine nostalgie. Peut-être l’uniforme est-il un vecteur qui rattache une personne à ses jeunes années, à ce qu’elle était autrefois.

Bien entendu, tous les Japonais ne sont pas favorables au port de l’uniforme scolaire. Certains ont souffert et d’autres souffrent aujourd’hui de se voir imposer un code vestimentaire. L’effacement de la personnalité induit par l’uniforme, son poids financier, son adaptation aux personnes LGBT, entre autres, sont autant de points qui posent problème. Mais dans le même temps, au printemps, devant ces jeunes gens vêtus de leur uniforme tout neuf, on ne peut s’empêcher de célébrer leur jeunesse et l’avenir qui s’ouvre à eux. Cette ambivalence, en soi, prouve la complexité de la culture qui s’est développée autour de l’uniforme scolaire. Ce vêtement a ses bons et ses mauvais côtés, ses partisans et ses détracteurs ; quant à savoir pourquoi il est toujours à la page, c’est une question à laquelle n’existe aucune réponse simple.

(Photo de titre : Aflo)

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