Comment expliquer aux étrangers les concepts de « mizu shôbai » et de sensualité à la japonaise ?

Culture

Vous avez dit mizu shôbai ?

Me promenant l’autre jour dans le quartier du Golden-gai à Shinjuku où je n’avais pas mis les pieds depuis un certain temps, j’eus la surprise de tomber sur des groupes de touristes étrangers qui emplissaient les étroites ruelles sombres. « Le tourisme est donc déjà arrivé jusqu’ici », me suis-je fait la réflexion, à dire vrai tardive, sans doute.

Discutant avec des gérants d’établissements dans le quartier, j’ai appris que des disputes survenaient plus souvent qu’à leur tour du fait que les clients étrangers ne comprenaient pas le système des tarifs, en particulier du forfait appelé charge, qui correspond en gros à une monnaie de passage. Effectivement, je veux bien croire que les professionnels aient quelques difficultés à expliquer aux clients étrangers le système des établissements de nuit au Japon.

Si l’on associe généralement la grande époque des snacks à l’ère Shôwa (1926-1989), il se trouve que ces établissements connaissent un léger regain de popularité ces dernières années. En effet, à côté des amateurs de snacks rétro, on a pu en remarquer un nouveau style, disons « new school », qui essaient de faire vivre un concept où le snack est l’expression d’une « communauté locale ».

À titre personnel, j’appartiens plutôt à la vieille école, je dois dire. Mais que dois-je répondre à un étranger qui me demande « qu’est-ce qu’un snack ? ». Nous avons survolé la question de la structure tarifaire dans notre précédent article. Le moment est peut-être venu d’essayer de définir la notion de mizu shôbai, dont le snack est l’une des déclinaisons.

De fait, de nombreux Japonais eux-mêmes éprouvent des difficultés pour donner une définition simple de ce qu’est le mizu shôbai. Alors comment le faire comprendre à quelqu’un dont les présupposés culturels ne partagent pas nécessairement les mêmes valeurs ?

La philosophie de la sensualité

Dans un très grand nombre de pays, le fait qu’une femme soit présente la nuit dans un établissement est presque automatiquement associé à la prostitution. Ce n’est pas le cas au Japon et c’est une situation rare dans le monde et dans l’histoire : au Japon (et dans quelques autres pays asiatiques comme la Corée du Sud), une femme peut très communément gérer un établissement commercial de nuit de façon absolument distincte de la prostitution. Cette activité de nuit des femmes, c’est le mizu shôbai (littéralement : « commerce de l’eau », qui pourrait donc être associé à l’alcool ou au côté éphémère des plaisirs de la vie, mais l’origine du mot reste encore obscure…).

En revanche, il est vrai que le mizu shôbai n’est jamais éloigné du concept de iro, signifiant littéralement « couleur », mais que l’on peut traduire par « sensualité », ou « émanation de féminité ». Cette sensualité est indéfectiblement liée à la notion de mizu shôbai. En effet, sans l’idée de sensualité féminine, sans iro, le snack n’aurait rien de spécifique par rapport à un salon de thé ou un espace communautaire de quartier.

Or, ce qui est intéressant, c’est que la réflexion développée par le philosophe Kuki Shûzô (1888-1941) dans son livre La Structure de l’iki (1930, traduit en français en 1984) peut nous aider à mieux comprendre cette particularité. Kuki avait tissé des liens étroits avec Bergson, Heidegger ou Sartre, au cours de ses études en Europe. Il devint ensuite professeur de philosophie à l’Université de Kyoto. Mais il est également connu pour avoir été ce qu’on appellerait un viveur raffiné, puisqu’une anecdote sur son compte raconte qu’il sortait tous les matins du quartier des geishas de Gion, où il avait passé la nuit, pour se rendre à l’université en pousse-pousse. C’est sur la base de sa très riche expérience du « quartier des fleurs », en quelque sorte le summum du mizu shôbai, que Kuki Shûzô s’est attaché à répondre à la question « qu’est-ce que l’iki ? ». La réponse peut donc consister également à élucider ce qu’est le mizu shôbai.

Kuki décrit l’iki, une certaine qualité de « chic » japonais, comme possédant une structure tripartite composée de « séduction » (bitai), de « détermination » (ikuji), et de « renoncement » (akirame).

Le bitai est une attitude dans laquelle on construit une sorte de virtualité bi-dimensionnelle entre un soi uni-dimensionnel et une autre personne. Plus simplement, c’est le jeu par lequel la geisha séduit et attache à elle le client masculin dans une relation (plus exactement la « possibilité » d’une relation) en le laissant dans le flou quant à la question de savoir si elle va, ou pas, accepter qu’il aille plus loin, sans que jamais elle ne le laisse franchir la ligne. Kuki poursuit en écrivant : « dans sa forme complète, le bitai, la possibilité bi-dimensionnelle de la relation sexuelle doit toujours rester une possibilité sans jamais devenir certitude ». Autrement dit, la tension (de ne pas parvenir facilement à ses fins) doit se prolonger indéfiniment.

La deuxième composante est l’ikuji, la « détermination », c’est-à-dire le maintien d’une « force de résistance contre le sexe opposé », tout en gérant la coquetterie et la séduction du bitai. En d’autres termes, c’est une attitude traduisant très clairement le message que « je ne suis pas aussi facile que vous le croyez... ».

La troisième strate qui compose l’iki, l’akirame ou « renoncement », que l’on nomme parfois akanuke (« raffinement »), est l’expression de la personne d’expérience, comme une geisha aguerrie qui a vu la vie sous toutes ses coutures, sous toutes ses faces. Comme le dit Kuki, « c’est seulement quand les traces des lourdes larmes se laissent apercevoir derrière un rire léger et tout de séduction féminine que l’on pourra saisir la vérité sur l’iki ».

Trouver la vérité par soi-même

Par conséquent, pour Kuki, l’iki est une forme de « séduction intransigeante et raffinée ». L’iki n’existe que sous un mode particulier, celui d’une intuition spontanée, d’une découverte qu’il faut saisir en l’espace d’un instant. Kuki en parle comme d’une « rencontre avec la vérité ». Il avait voulu expliquer dans un langage universel, avec les armes de pointe de la pensée européenne de son époque, la réalité de l’iki, pourtant spécifique à un petit pays insulaire d’Extrême-Orient. A-t-il réussi ? Rien n’est sûr…

Là où je veux en venir, c’est qu’aucune théorie n’a sa place dans un discours sur le concept de la sensualité féminine, de l’iro. De la même façon que l’iki décrit par Kuki Shûzô, la richesse de l’iro n’existe que dans sa réalisation empirique. Et donc, donner une réponse en mots à notre question de départ, « qu’est-ce que le mizu shôbai ? », n'est qu'un geste inélégant. Ainsi que poser cette question, bien-sûr...

En fin de compte, si je comptais au départ m’appuyer sur la notion de mizu shôbai pour faire comprendre aux étrangers ce qu’étaient les snacks japonais, je m’aperçois qu’il n’y a pas d’autre solution que de leur conseiller de trouver « l’éveil » par eux-mêmes, à travers leurs propres expériences, pour saisir tous les replis et les subtilités du phénomène…

(Photo de titre : Jiji Press)

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