Employés de maison étrangers au Japon : le cas d’une Philippine injustement licenciée

Société Vie quotidienne

En 2015, le Japon avait lancé le projet de faire venir des employés de maison étrangers, de façon à alléger le fardeau des tâches ménagères des femmes engagées dans une carrière. Il se trouve malheureusement que ce dispositif a des lacunes, comme le montre l’histoire de Keevee, qui a été brusquement renvoyée sans motif adéquat.

Un rêve brisé

En juin 2017, une Philippine de 37 ans admise au Japon en tant qu’employée de maison pleurait de joie dans un avion à destination de Tokyo. L’excitation de cette passionnée de culture pop japonaise était telle qu’elle se sentait prête à embrasser la piste d’atterrissage de ce pays où elle désirait depuis longtemps vivre et travailler.

Elle était loin de s’imaginer que, quelques mois plus tard, un licenciement injustifié allait la laisser complètement désemparée.

J’ai rencontré Keevee (le nom a été changé) dans un café du centre de Manille. Depuis son retour aux Philippines, elle vit dans la banlieue de la capitale avec sa fille de 15 ans et son fils de 3 ans. Il est difficile de réaliser à quel point son renvoi soudain a perturbé ses projets de vie. Après un accueil chaleureux, son visage s’est assombri quand je lui ai demandé de m’expliquer comment sa vie à Tokyo avait pris fin.

Keevee, de dos (le nom a été changé)

Le vendredi 13 octobre 2017, elle se livrait à ses tâches habituelles de nettoyage de la maison d’un client dans le luxueux quartier d’Azabu, à Tokyo. Sur la table de la salle de séjour était posée une boîte qu’elle n’avait jamais vue. Conformément à la demande qui lui avait été faite de veiller à ce que tout soit impeccablement propre parce qu’un enfant de la famille était asthmatique, elle ouvrit la boîte, en fit l’inventaire et remit à leur place les jouets et le porte monnaie d’enfant qu’elle contenait. Puis, comme d’habitude, elle vérifia son emploi du temps sur son téléphone portable et se remit au travail. Son entreprise autorisait les employés à faire un usage raisonnable de leurs téléphones.

Ce soir-là, après être rentrée chez elle, Keevee a reçu la visite impromptue d’un membre du personnel de la société de services domestiques qui l’employait. On s’était plaint d’elle. Le client chez qui elle avait fait le ménage avait rapporté qu’une caméra de sécurité l’avait filmée son comportement « douteux ».

Keevee dit que le client était mécontent parce qu’elle avait touché la boîte de l’enfant et donné l’impression de prendre des photos de l’intérieur de la maison avec son téléphone.

Le vendredi suivant, elle fut convoquée au siège de l’entreprise et licenciée sans autre forme de procès. Le motif invoqué était la plainte du client. Vu qu’elle n’avait pas pris de photo et qu’elle s’était contentée de refermer le porte-monnaie après avoir constaté qu’il contenait des objets de valeur, elle s’attendait au pire à une réprimande. Cette punition injuste la fit fondre en larmes. Trois jours plus tard, l’entreprise lui donnait un ticket de retour pour les Philippines.

Sa notification de licenciement déclarait que, contrairement aux instructions de l’entreprise, elle s’était servie de son téléphone portable pendant les heures de travail et que cela avait conduit à la soupçonner de prendre des photos de l’intérieur de la maison. La notification ajoutait que ce comportement enfreignait trois clauses du règlement auquel était soumis son emploi, et notamment celle qui concernait les « actes criminels commis au travail ou en dehors ».

Un dispositif défectueux

L’avocat Oie Kôsuke, spécialiste du travail des étrangers, exprime des doutes quant à la légitimité de la réaction de l’entreprise. « Il reste à établir si son comportement méritait une sanction au titre de la réglementation en vigueur et, si tel était le cas, si le renvoi immédiat constituait la sanction adéquate, or ces deux questions sont problématiques », dit-il. On a du mal à admettre que l’usage de son propre téléphone soit un signe flagrant de comportement criminel.

Lorsque j’ai contacté l’entreprise, un représentant m’a répondu que « en l’occurrence, l’usage du téléphone portable n’était pas fondé sur des raisons acceptables dans les limites indispensables des obligations professionnelles », avant d’ajouter que ce n’était pas le seul motif du licenciement. Mais l’entreprise a refusé de m’exposer l’arrière-plan de la décision ou les raisons spécifiques du licenciement, en se réfugiant derrière l’obligation de protéger les informations personnelles.

Un autre représentant m’a dit que l’entreprise avait soumis un rapport sur cet incident à un comité de gestion indépendant où figuraient des représentants tant du gouvernement métropolitain de Tokyo que des ministères et agences concernés du gouvernement central. Il se trouve toutefois que le rapport ne contient aucune référence spécifique à quoi que ce soit qui puisse constituer un délit. Il ne mentionne que le téléphone et le porte-monnaie d’enfant. Le comité n’a rien fait pour remédier à ce problème et l’un de ses membres a donné raison à l’entreprise en déclarant qu’« il s’agit d’une activité où l’opinion du client est la seule chose qui compte ».

L’emploi de Keevee tombait dans le cadre d’un dispositif visant à intégrer du personnel domestique étranger au sein de la main-d’œuvre japonaise dans des zones stratégiques spéciales sélectionnées à cette fin. Ce dispositif a été présenté par le Premier ministre Abe Shinzô comme un moyen de venir en aide aux femmes ayant une vie professionnelle active.

En septembre 2015, une loi est entrée en vigueur qui autorisait les sociétés de services domestiques à embaucher des travailleurs étrangers sur la base de contrats à durée déterminée pour une période maximale de trois ans et à proposer leurs services au sein des zones sélectionnées. Le comité de gestion est chargé de l’approbation et du suivi des entreprises relevant de ce dispositif, au titre duquel ont été embauchés plus de cent employés philippins, qui travaillent actuellement dans les préfectures de Tokyo, Kanagawa et Osaka, où se trouvent les zones spéciales.

À Hong Kong, à Singapour et au Moyen-Orient, où les employés domestiques sont autorisés à vivre chez leurs employeurs, de nombreuses affaires relevant des droits de l’homme ont été signalées, telles que mauvais traitements ou surcharges de travail entre les quatre murs des résidences privées. Les travailleurs des zones spéciales du Japon bénéficient quant à eux de contrats de travail et n’ont pas le droit de vivre dans les maisons où ils travaillent. Le dispositif en vigueur leur garantit en outre des salaires au moins équivalents à ceux de leurs homologues japonais, ce qui a fait dire au superviseur de la zone spéciale de Tokyo que leurs droits sont hautement protégés. Le lancement de l’initiative à Tokyo l’an dernier a été salué par des manchettes optimistes, telles que celle du Yomiuri Shimbun qui qualifiait les employés entrant au Japon d'« équipe de secours » pour les ménages.

Il n’en reste pas moins que le cas de Keevee montre clairement que le dispositif japonais n’est pas parfait.

Pour commencer, il est en fait impossible pour les employés de maison étrangers de changer d’emploi à l’intérieur du Japon, si bien qu’ils se trouvent à la merci des sociétés qui les emploient et que leurs droits sont facilement bafoués, tout comme ceux des « stagiaires techniques ».

Les dispositifs d’accompagnement manquent également d’efficacité. Les sociétés qui recrutent des travailleurs étrangers sont censées leur communiquer une liste de numéros verts et de services de consultations, en leur distribuant des autocollants comportant des informations détaillées sur les contacts à prendre. La société de Keevee affirme qu’elle lui a remis ces documents pendant sa formation, mais la Philippine ne se souvient pas avoir reçu le moindre autocollant, ce qui explique qu’elle n’ait pas songé à prendre contact avec un service d’assistance quand elle a été licenciée. L’obligation d’informer pleinement les employés, pour le moins, n’a pas été correctement respectée.

La professeur Suzuki Eriko est spécialiste de la politique d’immigration à l’Université Kokushikan. Elle déclare que, compte tenu de la vulnérabilité de Keevee, le comité de gestion se devait de prendre des mesures concrètes pour bien comprendre la situation, et notamment la convoquer pour une audition dès que ses membres ont eu vent de cette affaire.

Un travail lucratif ?

Concernant les salaires, il n’est pas surprenant que ceux des employés de maison étrangers offrent matière à controverse. Du point de vue des employeurs, la formation en vue de pourvoir des postes au Japon n’est pas bon marché. Le superviseur de la zone spéciale de Tokyo a suggéré que son coût pourrait atteindre des centaines de milliers de yens par travailleur. C’est ce qui explique que certaines sociétés cherchent à obtenir des subventions de l’État et des collectivités locales.

Du point de vue des travailleurs, en revanche, leurs salaires réels ne sont pas tellement élevés. Keevee gagnait 160 000 yens (environ 1 230 euros) par mois, mais ce chiffre tombait à 80 000 yens une fois déduits le loyer et d’autres charges. Si l’on part de l’hypothèse que les niveaux de salaire pour les emplois domestiques vont se maintenir ou décliner dans l’Archipel, alors qu’ils vont augmenter dans d’autres pays, dont les Philippines, le Japon va devenir moins attractif pour les travailleurs étrangers. Si les informations selon lesquelles la Chine s’apprête à supprimer les obstacles au recrutement d’employés de maison en provenance des Philippines se confirment, le rapport entre l’offre et la demande est susceptible de changer radicalement en Asie.

La professeur Suzuki craint que le dispositif ne finisse par bifurquer dans une autre direction que celle qui était initialement prévue. Tel a déjà été le cas avec un dispositif plus ancien, destiné à faire venir des « stagiaires techniques » au Japon pour y acquérir de précieuses compétences qu’ils ramèneraient ensuite dans leurs propres pays. Au bout du compte, nombre d’entre eux se sont trouvés écrasés sous une charge de travail qui ne leur laisse guère de manœuvre pour apporter quoi que ce soit à leur pays natal.

À l’heure actuelle, les tâches accomplies dans le cadre du dispositif par les employés étrangers sont réglementées par un arrêté sur le travail ménager. On pourrait facilement imaginer que ce genre de limitation soit étendu à d’autres domaines où la demande intérieure est forte, comme les soins aux enfants et aux personnes âgées. À mesure que les entreprises concernées en viennent à estimer que le travail ménager dans une poignée de zones spécialisées n’est pas vraiment lucratif, il n’est pas impossible qu’elles aspirent à proposer un plus large éventail de services à la maison et augmentent leurs tarifs.

Des efforts consentis en vain

Malgré les sérieux problèmes qu’il pose, il y a d’ores et déjà beaucoup de travailleurs philippins employés au Japon dans le cadre de ce dispositif. Si les zones spéciales s’avèrent conformes aux attentes du gouvernement, celui-ci semble décidé à étendre la formule à l’échelle de la nation. La préfecture de Hyôgo, par exemple, s’apprête à recevoir des travailleurs étrangers. Le marché du travail de ce secteur, estimé à 98 milliards de yens (environ 754 millions d'euros) pour l’exercice budgétaire 2012, pourrait voir sa valeur multipliée par 6.

Si l’augmentation de l’effectif des employés de maison étrangers est conforme aux prévisions, le Japon ferait bien d’envisager sérieusement de ratifier la Convention 189 de l’Organisation internationale du travail relative au travail décent des employés de maison, en vue de protéger leurs droits. On a pu observer dans de nombreux pays une tendance à ne pas appliquer la législation du travail quand le lieu de l’emploi correspond à l’espace privé de la maison. La convention change radicalement les règles du jeu dans la mesure où elle définit des normes internationales pour le travail domestique, et où elle contient des clauses qui protègent les travailleurs migrants comme Keevee.

Lorsque je l’ai interrogée sur le dispositif japonais, Keevee m’a répondu ceci : « Ce n’est pas obligatoire dans d’autres pays, mais pour travailler au Japon j’ai acquis des qualifications en langue japonaise et en travail domestique. J’ai dû aussi passer un certain nombre d’entretiens, à l’issue desquels il n’y a eu que deux candidats retenus sur les 500 qui se présentaient. Tout cela m’a pris plus d’une année. Au vu de ce dur travail, c’était juste trop facile de me renvoyer. Le dispositif est déséquilibré. »

Pour réduire la charge de travail des familles riches, les entreprises japonaises exigent des efforts spéciaux des employés de maison philippins – dont ils peuvent en retour se débarrasser quand bon leur semble. Nous ne pouvons pas nous contenter de rester les bras croisés à regarder ce système laxiste prendre encore plus d’extension.

Lire également notre article : Les hôtesses philippines au Japon, entre mariage fictif et traite illégale

(D’après un original publié en japonais le 10 juillet 2018. Photos de Masutomo Takehiro. Photo de titre : Manille, capitale des Philippines, est l’une des premières sources d’approvisionnement du Japon en employés de maison étrangers.)

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