Tokyo de jadis et d’aujourd’hui, à travers estampes et photographies

Ukiyo-photo Cent vues d’Edo [20] : le pont Ôhashi en pleine averse

Culture Tourisme

Le photographe Kichiya immortalise les lieux de Tokyo qui sont peints sur la célèbre série d’estampes d’Utagawa Hiroshige Cent vues d’Edo, du même point de vue, sous le même angle (ou presque), et pendant la même saison. l’estampe n°52 s’intitule « Le pont Ôhashi à Atake sous une averse soudaine », et c’est certainement l’une des estampes les plus fameuses de sa série, en particulier grâce à Van Gogh qui en a fait une copie.

Le secret caché en arrière-plan du chef-d’œuvre

Cette œuvre de Hiroshige, intitulée « Le pont Ôhashi à Atake sous une averse soudaine », est l’une des plus fameuses de sa série des Cent vues d’Edo, notamment pour avoir été prise comme modèle par Van Gogh, tout comme l’estampe des Pruniers de Kameido.

Le réalisme et le dynamisme de l’œuvre la désignent sans aucun doute comme un chef-d’œuvre. On y voit l’expression de la soudaineté de l’averse par les lignes obliques de la pluie, ainsi que les figures amusantes des samouraïs et simples citoyens qui, les basques de leur kimono à la main, courent pour traverser le pont au plus vite, et dont on peut parfaitement imaginer l’expression alors même que leurs visages restent cachés...

Le pont Ôhashi (littéralement « le grand pont ») était le troisième construit sur le fleuve Sumida. De nos jours, le pont Shin-Ôhashi (« le nouveau grand-pont ») relie le quartier actuel de Nihonbashi Hama-chô dans l’arrondissement de Chûô, au district Shin-Ôhashi 1-chôme dans l’arrondissement de Kôtô, mais celui de l’époque d’Edo était situé environ 200 mètres en aval. Le toponyme Atake du titre désignait le district plongé dans l’ombre de la rive opposée, où se trouvaient une darse de la marine de guerre du shôgunat. Ce nom lui-même tire son origine dans le fait qu’à l’époque du 3e shôgun, Iemitsu, c’est ici qu’était ancré l’énorme navire de guerre Atake-maru.

Le navire en question était d’ailleurs tellement énorme qu’il n’avait aucune utilité réelle, et l’Atake-maru fut démantelé sous le 5e shôgun Tsunayoshi. Il laissa néanmoins son nom au district, qui conserva des fonctions de port militaire jusqu’à la fin du shôgunat Tokugawa, quand Hiroshige peignit son estampe. On dit que le motif de l’averse aurait été décidé par Hiroshige afin de cacher sous une brume opaque les installations militaires de l’arrière-plan et ainsi parer à toute critique des autorités.

Ma photo a été prise depuis un hôtel qui surplombe le Shin-Ôhashi. Il me fallut attendre trois ans après avoir fixé les grandes lignes de mon concept pour qu’enfin un bulletin météo garantisse « de fortes averses dans la journée ». J’ai donc immédiatement réservé une chambre et me suis installé pour effectuer la prise de vue. La pluie réelle produit un effet de lignes blanches et non pas noires. Mais l’obliquité de la pluie est à peu près similaire à celle de l’estampe originale.

« Le pont Ôhashi à Atake sous une averse soudaine » (Ôhashi atake no yûdachi)
L’estampe intitulée « Le pont Ôhashi à Atake sous une averse soudaine » (Ôhashi atake no yûdachi)

Les cinq ponts sur la Sumida de l’époque d’Edo

De nos jours, vingt-sept ponts permettent de traverser le fleuve Sumida à pied. Mais à l’époque d’Edo, il n’y en avait que cinq.

Le premier d’entre eux fut le Senju Ôhashi, construit en 1594, soit avant même l’instauration du shôgunat, par Tokugawa Ieyasu. Une fois le shôgunat installé, pour des raisons de défense, les autorités refusèrent longtemps toute autorisation de construction définitive qui aurait facilité les liaisons croisées d’une berge à l’autre. Jusqu’à 1657, lorsque le grand incendie d’Edo fit de très nombreuses victimes prises au piège, incapables de fuir car il n’y avait que peu de ponts. Cet épisode mena à la décision de construire un second pont, qui devait en outre permettre le développement de la ville vers l’est, connu aujourd’hui sous le nom de pont Ryôgoku, qui ne s’appelait d’ailleurs à l’époque lui aussi que Ôhashi, « le grand pont ». Le nom de Ryôgoku, « deux pays », ne lui vint que progressivement, parce qu’il reliait le « pays » (c’est-à-dire la province) de Musashi et le « pays » de Shimousa (voir notre article lié).

Le troisième pont fut érigé en 1694 sous le shôgun Tsunayoshi, et fut appelé Shin-Ôhashi, « le nouveau grand-pont », tout simplement parce qu’il venait après le Ôhashi. Particulièrement coûteux en entretien à cause entre autres d’infiltrations à répétition, le shôgunat ordonna sa démolition dans les années Kyôhô (1716-1736). Cependant, comme la voie était déjà devenue importante pour les communications en direction des quartiers de Honjo et Fukagawa, les citoyens soumirent une pétition pour son maintien. L’autorisation leur fut accordée à la condition qu’ils en supportent le coût. Sans cette pétition, Hiroshige n’aurait jamais pu peindre son chef-d’œuvre.

À l’époque où Hiroshige peignit cette estampe, le nom du pont de Ryôgoku devait être suffisamment établi pour que le pont Shin-Ôhashi puisse être abrégé en Ôhashi sans risque de confusion. Le quatrième pont pérenne, vers Fukagawa, fut le Eitai-bashi, construit en 1698. Il sera suivi par le pont Azuma-bashi en 1774, dernier pont de la période d’Edo. À l’exception du Senju Ôhashi, les quatre ponts construits durant l’époque d’Edo étaient des ponts en bois de plus de 150 mètres de long. La technologie de l’époque en matière de ponts et chaussées étaient étonnamment avancée.

Un extrait de la « Grande carte d’Edo révisée dans les années Ansei ». On observe, au centre, à l’est du de la Sumida, un lieu nommé Atake (réserve de la bibliothèque de la Diète).
Un extrait de la « Grande carte d’Edo révisée dans les années Ansei ». On observe, au centre, à l’est du fleuve Sumida, un lieu nommé Atake (réserve de la bibliothèque de la Diète).

Cent vues d’Edo

Les Cent vues d’Edo sont à l’origine un recueil d’estampes ukiyo-e (« peintures du monde flottant »), l’un des chefs-d’œuvre d’Utagawa Hiroshige (1797-1858), qui eut une énorme influence sur Van Gogh ou Monet. De 1856 à 1858, l’année de sa mort, l’artiste se consacre à la réalisation de 119 peintures de paysages d’Edo, alors capitale shogunale, au fil des saisons. Avec ses compositions audacieuses, ses vues « aériennes » et ses couleurs vives, l’ensemble est d’une extraordinaire créativité et est acclamé depuis lors comme un chef d’œuvre dans le monde entier.

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