La langue japonaise avant l’ère de l’informatique : l’artisanat de la typographie présentée dans un musée de Tokyo

Le japonais Design

L’immense quantité de caractères utilisée pour écrire le japonais pose d’énormes problèmes aux éditeurs ayant recours à l’impression typographique, qui était en vogue jusque dans les années 1970. Un musée de Tokyo présente les méthodes employées pour sélectionner rapidement des caractères d’imprimerie.

Une multitude de kanji

La lecture du japonais peut sembler une gageure pour bien des étudiants de cette langue, vu le nombre stupéfiants de caractères qu’il faut apprendre. L’alphabet romain se compose de 52 lettres, en comptant les minuscules et les majuscules. En comparaison, il existe en japonais 46 hiragana et 46 katakana, soit un total de 92 caractères phonétiques. Mais ce nombre est largement dépassé par la multitude des kanji, dont plus de 2 000 sont couramment utilisés dans les journaux et les manuels scolaires.

Avec un tel nombre de caractères, il n’est pas surprenant que le japonais ait une réputation de langue difficile à maîtriser. Il n’est pas rare que les gens qui l’étudient se sentent à l’aise à l’oral mais éprouvent des difficultés à l’écrit. Les ordinateurs et les smartphones, qui ont facilité la conversion des kana en kanji, peuvent cependant continuer d’effaroucher ceux qui font leurs premières rencontres avec cette technologie.

Mais comment les livres et les journaux japonais étaient-ils imprimés avant l’avènement du numérique ? Maintenant que la publication assistée par ordinateur est devenue la norme, tout, depuis la saisie de texte et les changements de police jusqu’à la mise en page, peut se faire sur un ordinateur. Avant cela, en revanche, l’impression typographique était de mise, et elle l’est restée jusqu’à une date relativement récente. Dans cette technique d’impression, les pièces mobiles en plomb sur le dessus desquelles les caractères étaient gravés à l’envers étaient disposées conformément à l’agencement du manuscrit, de façon à constituer la plaque destinée à l’impression.

En ce qui concerne le japonais, l’obligation d’utiliser un grand nombre de caractères a conduit les journaux et les maisons d’édition à mettre au point des procédés spéciaux. L’Imprimerie typographique Ichigaya de Shinjuku, à Tokyo, a préservé ces fascinantes techniques d’impression. La direction du musée, qui a ouvert ses portes en 2020, est assurée par Dai Nippon Printing (DNP). Y est exposé du matériel typographique en service jusqu’en 2023, matériel dont les visiteurs peuvent faire directement l’expérience.

L'Imprimerie typographique Ichigaya a été restaurée de façon à lui redonner l'apparence qu'elle avait en 1926, à l'époque de sa construction. Elle a hébergé les bureaux de Dai Nippon Printing jusqu'en 2010.
L’Imprimerie typographique Ichigaya a été restaurée de façon à lui redonner l’apparence qu’elle avait en 1926, à l’époque de sa construction. Elle a hébergé les bureaux de Dai Nippon Printing jusqu’en 2010.

Caractères rarement utilisés gravés à la main. Graver un caractère à l'envers sur une surface ne dépassant pas quelques milimètres de longueur et de largeur recquiert une grande virtuosité.
Caractères rarement utilisés gravés à la main. Graver un caractère à l’envers sur une surface ne dépassant pas quelques milimètres de longueur et de largeur recquiert une grande virtuosité.

Les défis de la sélection

Dans l’impression typographique japonaise, bunsen, la sélection des caractères exige beaucoup de compétences. Il s’agit de choisir des caractères spécifiques parmi l’immense quantité de ceux potentiellement utilisables et de les disposer sur un composteur de façon à ce qu’ils correspondent au manuscrit.

Un technicien tient le manuscrit et le composteur d'une main tout en sélectionnant les caractères.
Un technicien tient le manuscrit et le composteur d’une main tout en sélectionnant les caractères.

Selon Sasaki Ai, de DNP, bunsen est un procédé qui étonne bien des visieurs étrangers. Pour les langues qui n’ont qu’un seul alphabet, la sélection des caractères et la mise en page peuvent se faire sur un unique bureau. La mécanisation s’en est trouvée accélérée et, à la fin du XIXe siècle, il est devenu possible de saisir des lettres à l’aide d’un clavier.

Pour ce qui est du japonais, en revanche, les techniciens doivent sélectionner les caractères sur des étagères contenant environ 2 500 pièces, y compris les nombres et les symboles, pour chaque taille et chaque police. À l’Imprimerie typographique Ichigaya, il existe une dizaine de pièces pour chaque caractère, et plusieurs centaines pour les plus communs, par exemple, les hiragana の (no), し (shi), て (te) et を (o).

Sélection de caractères sur une étagère bien remplie
Sélection de caractères sur une étagère bien remplie

Employés de DNP participant au fonctionnement de l'Imprimerie typographique Ichigaya. À partir de la gauche, Chikuma Toshiyuki, le spécialiste du bunsen Sekikawa Shin'ichi et Sasaki Ai.
Employés de DNP participant au fonctionnement de l’Imprimerie typographique Ichigaya. À partir de la gauche, Chikuma Toshiyuki, le spécialiste du bunsen Sekikawa Shin’ichi et Sasaki Ai.

Les trucs du métier

L’impression typographique japonaise a commencé avec l’introduction de la technologie européenne à la fin du XIXe siècle. Shûeisha, le prédécesseur de DNP, a été fondée en 1876. L’année suivante, l’entreprise a publié le premier livre relié à l’occidentale fait au Japon en impression typographique. Plus d’un siècle plus tard, sa police Shûetai, conçue en 1912, reste d’un usage courant en japonais. Shûeisha est fière de sa réussite en matière d’innovation technologique, mais Sasaki déclare que la méthode de sélection des caractères n’a pas changé depuis la fondation de l’entreprise, ce qui est révélateur des difficultés qui vont de pair avec le japonais.

Les techniciens du bunsen ont mis au point des méthodes qui favorisent une sélection rapide et précise des caractères. Les kana fréquemment utilisés sont rangés à portée de main au centre de l’étagère supérieure, tandis que les kanji moins courants sont placés aux extrémités de l’étagère inférieure. Les combinaisons récurrentes telles que les noms propres ou les associations de kanji sont pré-assemblées pour améliorer l’efficacité.

Les travailleurs expérimentés peuvent saisir un caractère en une ou deux secondes, soit quelque 1 500 caractères en une heure. À ce rythme, la sélection des caractères nécessaires à la composition d’un livre de poche de 200 pages, qui comporte environ 100 000 caractères, prend 67 heures.

Sur les étagères de caractères, se distingue par le simple nombre des pièces.
Sur les étagères de caractères, se distingue par le simple nombre des pièces.

Police avec des combinaisons communes utilisée jusqu'en 2003. Parmi les combinaisons figure le nom de Philippe Troussier, ancien entraîneur de l'équipe japonaise de football masculin.
Police avec des combinaisons communes utilisée jusqu’en 2003. Parmi les combinaisons figure le nom de Philippe Troussier, ancien entraîneur de l’équipe japonaise de football masculin.

Après la sélection d’un certain nombre de caractères, l’étape suivante est la composition. Il s’agit d’ajouter la ponctuation et les rubi indiquant la prononciation des kanji moins communs, ainsi que l’espacement permettant de s’adapter au nombre spécifié de lignes et de colonnes.

Après une série d’essais, un rédacteur donne des instructions pour procéder aux corrections, telles que remplacements de caractères ou ajustements des marges, avant l’impression finale.

Pupitre de composition
Pupitre de composition

Procéder à des changements au cours du processus d'édition exige un usage méticuleux des pinces pour éviter de semer le désordre dans le texte adjacent.
Procéder à des changements au cours du processus d’édition exige un usage méticuleux des pinces pour éviter de semer le désordre dans le texte adjacent.

Hors du courant dominant

L’essor de la composition informatique dans les années 1970 a mis l’impression typographique, très gourmande en temps et en travail, à l’écart du courant dominant. À la fin des années 1990, l’avancée rapide de la publication assistée par ordinateur a encore accéléré sa mise au rancart.

Avec la publication assistée par ordinateur, on peut tout faire à l’écran, si bien que les imprimeurs ont peu d’occasions d’avoir affaire au texte. Étant donné qu’une dactylo rapide peut taper 5 000 caractères à l’heure, les compétences des techniciens du bunsen ne sont plus à l’ordre du jour.

Le musée expose des revues et des livres précieux. On voit ici un numéro du magazine littéraire Hototogisu publié en 1905, dans lequel figure le premier épisode de Je suis un chat, de Natsume Sôseki.
Le musée expose des revues et des livres précieux. On voit ici un numéro du magazine littéraire Hototogisu publié en 1905, dans lequel figure le premier épisode de Je suis un chat, de Natsume Sôseki.

En dépit des avancées techniques, un certain nombre d’éditeurs s’en sont obstinément tenus à l’impression typographique jusqu’en 2003. Aujourd’hui, il reste une poignée d’entreprises qui, pour des raisons esthétiques, continuent de privilégier l’impression typographique pour les livres. Les textes imprimés de cette façon donnent à ressentir la touche personnelle de l’artisan, visible par exemple dans la boursouflure des caractères due à l’épaisseur de l’encre et dans l’effet produit par le léger flou du contour. Toutefois, dit Sasaki, « même si la saisie des caractères ne se fait plus manuellement, et que la tâche est de plus en plus confiée aux ordinateurs, les typographes continuent de faire de leur mieux pour mettre leurs compétences techniques et leur enthousiame au service de la création de livres. »

Outre les visites organisées d’observation du bunsen et de la composition, l’Imprimerie typographique Ichigaya propose une exposition ludique associant les étagères en réel et une technologie vidéo qui demande aux joueurs de choisir eux-mêmes les caractères. Le musée invite les visiteurs à se soustraire brièvement au monde des ordinateurs et des smartphones pour s’informer sur l’histoire de la technologie de l’impression et apprécier la richesse de la langue écrite japonaise.

Les visiteurs peuvent s'initier au rôle de technicien du bunsen en sélectionnant des caractères virtuels affichés sur des panneaux de verre.
Les visiteurs peuvent s’initier au rôle de technicien du bunsen en sélectionnant des caractères virtuels affichés sur des panneaux de verre.

Au premier étage du musée se trouve une boutique de livres et de revues, des ateliers pratiques et des expositions traitant de l'impression et de la fabrication des livres.
Au premier étage du musée se trouve une boutique de livres et de revues, des ateliers pratiques et des expositions traitant de l’impression et de la fabrication des livres.

Imprimerie typographique Ichigaya

  • Adresse : 1-1-1 Ichigaya Kagachô, Shinjuku-ku, Tokyo
  • Horaires : en semaine, 11 h 30 à 20 h 00 ; week-ends et jours fériés , 10 h 00 à 18 h 00
  • Fermés le lundi et mardi (ouvert en cas de jour férié)
  • Entrée gratuite (sur réservation)

(Reportage et texte de Nippon.com. Photos : Hanai Tomoko)

design artisanat japonais langue langue japonaise usine imprimerie