Vers une nouvelle ère impériale, vers un nouveau Japon

En 1915, la cérémonie de l’intronisation de l’empereur Taishô remue les traditions impériales

Politique Histoire

La cérémonie d’avènement de l’empereur Naruhito s’est déroulée le 22 octobre 2019 selon un rituel dont le prototype date de 1915, quand l’empereur Taishô est lui-même monté sur le trône. Certains détails de ce grand événement, comme la présence du jeune prince héritier, le futur empereur Hirohito, alors âgé de 14 ans, étaient inédits dans l’histoire des traditions impériales.

Ôkuma Shigenobu, un Premier ministre qui s’impose dans un rituel ancestral

La cérémonie de l’avènement de l’empereur Taishô, en 1915, revêt encore aujourd’hui une signification particulière. En effet, les rituels de couronnement d’un nouveau souverain, appelés sokui no rei, se tenaient en présence d’un nombre extrêmement restreint de personnes appartenant toutes au palais impérial. Avec celui de l’empereur Taishô, pour la première fois, étaient présents non seulement le peuple japonais mais aussi des représentants des pays étrangers, transformant alors ce rituel ancestral en cérémonie internationale. La cérémonie d’intronisation du souverain actuel, Naruhito, qui s’est déroulée le 22 octobre 2019, a pris modèle sur celle de 1915. À l’époque, c’était également la première fois que l’accession rituelle au trône d’un empereur se déroulait sous le chapeau de la Constitution de Meiji, et donc que le pays affirmait son unité en tant qu’ « Empire du Japon ».

Le futur empereur Taishô, en 1908 (Mary Evans picture/Aflo)
Le futur empereur Taishô, en 1908 (Mary Evans picture/Aflo)

C’est en 1909 que le gouvernement de Meiji promulgua une ordonnance impériale sur le déroulement de la cérémonie du sokui no rei et d’autres cérémonies liées à l’accession au trône. Le premier souverain à accéder au trône selon ce nouveau rituel sera l’empereur Taishô. Et conformément à l’article 11 de l’ancien code impérial, il s’est déroulé au palais impérial de Kyoto.

C’est le Premier ministre de l’époque, Ôkuma Shigenobu, qui présida le sokui no rei et l’autre rituel associé, la grande fête des récoltes (appelée Daijôsai). Ôkuma en était à son second mandat de Premier ministre depuis 1914, âgé de 76 ans, alors qu’il avait eu un premier mandat à l’âge de 31 ans qui s’était achevé en 1898.

Entre ses deux mandats de Premier ministre, Ôkuma fut par ailleurs le fondateur et le président de l’Université Waseda. En 1912, le prince héritier et futur empereur Taishô s’était rendu à l’Université Waseda pour assister à des conférences du professeur Ôkuma sur l’économie, le droit et la littérature. Devenu Premier ministre, il s’entretenait souvent avec l’empereur Taishô qui appréciait grandement sa conversation, au point qu’un jour, alors que fut annoncée l’arrivée d’un autre visiteur, quand Ôkuma s’apprêta à prendre congé de l’empereur, celui-ci lui demanda de rester et de continuer à bavarder.

Ôkuma Shigenobu (Collection de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Ôkuma Shigenobu (Collection de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Alors que la cérémonie du sokui no rei  devait être la cérémonie la plus grandiose du règne de l’empereur, la participation d’Ôkuma posait un problème d’envergure. En effet, alors qu’il était ministre des Affaires étrangères, celui-ci avait été victime d’un attentat à la bombe à l’âge de 50 ans, qui lui fit perdre la jambe droite. Or, le rite prévoyait qu’en tant que chef du gouvernement, il monte les 18 marches pour accéder au pavillon du Shishinden où devait se dérouler la cérémonie, puis, à l’issue de celle-ci, qu’il descende à l’arrière du pavillon, le tout vêtu de kimono de style antique de l’époque de Heian (794-1185).

Cela semblait tellement impossible que certaines voix s’étaient élevées suggérant qu’un autre Premier ministre soit nommé pour participer à la cérémonie. Mais c’était sans compter sur la volonté farouche d’Ôkuma. Un mois avant la date de la cérémonie, il se rendit au palais impérial de Kyoto pour s’entraîner, avec les kimonos idoines, en se faisant aider de son gendre.

Hirohito, encore mineur, participe à la cérémonie

Un autre individu mit toute sa volonté dans le succès de la cérémonie d’intronisation de l’empereur Taishô. Sugiura Jûgô enseignait l’éthique au prince héritier (le futur empereur Hirohito), depuis que celui-ci avait achevé ses études à l’Université Gakushûin, en 1914. L’éthique faisait partie du curriculum des études impériales, et était la discipline à laquelle le prince était le plus sensible. On a d’ailleurs dit que la réserve et la dignité que Hirohito montra toute sa vie tenait beaucoup à l’influence de Sugiura.

Or le prince héritier ne devient majeur qu’à 18 ans, et il était coutume que les princes héritiers mineurs ne participent pas aux cérémonies publiques. Sugiura insista pourtant et sut convaincre toutes les parties concernées qu’il était nécessaire, en prévision de l’avenir, que le jeune prince héritier participe à la cérémonie d’avènement. Grâce à l’appui des personnes les plus influentes, l’empereur prit la décision inhabituelle de permettre la participation de son fils le prince héritier, seulement âgé de 14 ans à l’époque.

Sugiura avait enseigné les rites du couronnement au jeune prince héritier : « Le nouvel empereur accède de fait au trône dès qu’il hérite des trois trésors impériaux, mais à une date ultérieure choisie, ce dernier, par le rite du sokui no rei, se présente solennellement devant ses ancêtres, les empereurs du passé et annonce son accession au trône à son peuple et à l’étranger. C’est à ce moment seulement qu’il accède pleinement et symboliquement au trône. »

La cérémonie de l’empereur Taishô eut lieu à Kyoto le 10 novembre 1915. Le prince héritier y assista, non pas dans le kimono honorifique conçu à son honneur, car lui-même n’avait pas encore effectué la cérémonie d’accession à la position de prince héritier, mais dans celle de prince impérial mineur, avec une simple couronne. La cérémonie proprement dite était précédée le matin même par un rite shintô par lequel l’empereur annonçait son accession au trône aux divinités, ce qui était considéré comme très important à l’époque.

Le futur empereur Hirohito, âgé de 14 ans, prend un pousse-pousse à Sakai, Kyoto, le 7 avril 1916 (Yomiuri Shimbun)
Le futur empereur Hirohito, âgé de 14 ans, prend un pousse-pousse à Saga, Kyoto, le 7 avril 1916 (Yomiuri Shimbun)

2 000 invités, dont de nombreux représentants étrangers

L’après-midi du 10 novembre 1915 eut lieu la cérémonie au pavillon du Shishinden. Outre les représentants de la nation, la famille impériale et les parlementaires, celle-ci se tint devant plus de 2 000 personnes, dont plusieurs ambassadeurs étrangers et représentants importants, des États-Unis, de Grande-Bretagne, de France, de Russie et d’Italie.

Au Shishinden, le trône de l’empereur, le takamikura, réalisé spécialement pour cette cérémonie, brillait de noir. Le takamikura qui avait servi pour l’accession au trône de l’empereur Kômei, deux générations auparavant, avait brûlé dans le grand incendie de la fin de la l’époque d’Edo (1854). Un nouveau takamikura et un nouveau michôdai (le trône de l’impératrice) furent alors construits pour le première cérémonie du Japon moderne, cellle de l’empereur Taishô. Ces deux trônes sont ceux qui ont été utilisés pour l’avènement de l’empereur Naruhito le 22 octobre 2019.

Peu après 15 heures, l’empereur Taishô s’installa sous le dais du Takamikura et lut une allocution en prononciation nippo-chinoise de sens très ardu. Jamais auparavant un nouvel empereur n’avait lui-même effectué une lecture au cours de la cérémonie du sokui no rei.

Le Premier ministre Ôkuma, en grand kimono et couvre-chef de cérémonie écouta ces paroles, debout, depuis la cour. Puis, avec de l’aide, il gravit les 18 marches du Shishinden et lut les paroles de félicitations face au trône. Il redescendit ensuite à reculons avant de venir prendre place devant les étendards sur lesquels étaient inscrits le mot « banzaï » (une expression qui vient à l’origine du chinois et signifie « 10 000 ans », ou en d’autres termes, « Longue vie ») disposées de part et d’autre de l’allée et l’a clamé d’en-bas trois fois, repris par l’assistance, comme le commandait la Constitution de Meiji.

À l’époque, il n’y avait ni radio ni télévision pour retransmettre l’événement. Mais il avait été réglé qu’à 15 h 30 précises, dans tout le pays, les gens clameraient « banzaï » en même temps qu’Ôkuma. Or, à cause de sa jambe handicapée, Ôkuma avait perdu du temps et était encore à la lecture des félicitations quand l’heure vint. Tout le pays se mit donc à clamer ses vœux de longévité en plein milieu de la cérémonie. Seul le palais de Kyoto où se tenait la cérémonie se joignit au reste du pays 5 minutes plus tard.

Le prince héritier observa la cérémonie pendant les 30 minutes de sa durée. À l’issue de laquelle Ôkuma déclara : « Pour la première fois dans l’histoire de l’Asie orientale, l’accession au trône de l’empereur s’est déroulée devant les représentants du monde entier ».

Le pavillon du Shishinden, au palais impérial de Kyoto (Jiji)
Le pavillon du Shishinden, au palais impérial de Kyoto (Jiji Press)

La présence des jeunes membres de la famille impériale est essentielle

L’empereur Taishô tomba gravement malade pendant la seconde moitié de son règne, et le prince héritier, futur empereur Hirohito, devint régent à l’âge de 20 ans. Il était donc d’autant plus important que le jeune prince héritier ait assisté à la cérémonie de son père à 14 ans...

C’est ce précédent qui a fait dire à certains experts que dans un contexte où le nombre de membres de la famille impériale se rétrécit, les jeunes princesses devraient assister à la cérémonie dès l’âge de 10 ans.

Cela n’a finalement pas été le cas, le gouvernement ayant choisi de « respecter les précédents ». Or, le précédent de la cérémonie de l’empereur Taishô existait bien... La présence du prince Hisahito (13 ans) et de la princesse Aiko (17 ans) aurait réjoui le peuple et aurait favorisé l’avenir des deux jeunes membres de la famille impériale.

(Photo de titre : cérémonie d’avènement de l’empereur Taishô, dans la cour du pavillon du Shishinden, au palais impérial de Kyoto. Le Premier ministre Ôkuma gravit puis redescendit les 18 marches de l’escalier avec une jambe invalide pour prononcer l’allocution de félicitations au nouvel empereur, le 10 novembre 1915. Photo : Mainichi Shimbun /Aflo)

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