Le cri d’alarme de Kyoto : les nuisances du tourisme de masse

Société Politique Tourisme Ville

À Kyoto, où le nombre de visiteurs étrangers ne cesse d'augmenter, les infrastructures urbaines et touristiques ont presque atteint leurs limites. Lutter contre les nuisances du Airbnb ou les mauvaises méthodes du tourisme de masse, taxer les temples et sanctuaires, disperser les touristes ailleurs, etc., les mesures effectives ne manquent pas. Nous en parlons avec Murayama Shôei, ancien conseiller municipal de la ville et auteur de « Le jour où le tourisme fera disparaître Kyoto » (Kyoto ga kankô de horobiru hi).

Murayama Shôei MURAYAMA Shōei

Ancien conseiller municipal de Kyoto. Né en 1978. Après des études de droit à l'Université Senshû, il entre dans la société Recruit. Élu au conseil municipal de Kyoto en 2003, il entreprend de créer les bases pour une réforme politique. Il est le fondateur d'un parti politique régional, le parti de Kyoto. Auteur de « Le jour où le tourisme fera disparaître Kyoto » (Kyoto ga kankô de horobiru hi).

Un tourisme aux effets néfastes

Kyoto s'est métamorphosé durant la dernière décennie à cause de l'afflux de touristes. En 2019, plus de 30 millions de visiteurs sont venus au Japon, et en dix ans, le nombre de touristes étrangers à Kyoto est passé de 500 milles à 8 millions. En 2018, la ville a accueilli 52 millions de visiteurs, japonais et étrangers, qui y ont dépensé un total estimé à 1 300 milliards de yens en hébergement, repas et achats divers. Étant donné que près d'un tiers d'entre eux y passe au moins une nuit, la ville voit chaque soir sa population augmenter d'environ 15 %.

Cette progression rapide du tourisme a de nombreux effets secondaires. Les transports sont saturés de voyageurs chargés de bagages volumineux. Les touristes courent après les geishas dans les rues pavées pour les prendre en photo. Certains d'entre eux jettent leurs déchets dans les temples et les sanctuaires où ils s'attardent. Ils troublent le calme de paisibles quartiers résidentiels. Peut-être parce que ce tumulte leur déplaît, le nombre de Japonais visitant Kyoto a commencé à baisser en 2016.

Mentionnons aussi la hausse rapide des prix de l'immobilier entraînée par les investissements dans la construction hôtelière et l'hébergement privé. Les habitants de Kyoto ne peuvent plus s'y loger, et des commerces implantés de longue date dans la ville en sont chassés.

Comment les autorités de la ville doivent-elles réagir face à ces nuisances touristiques qui ne cessent de s'aggraver ? Les médias locaux parlent souvent de villes européennes qui ont connu le même problème, comme Venise, Amsterdam ou Barcelone. Les manifestations et des initiatives de boycott qui s'y sont produites les ont conduites à prendre des mesures pour mieux réguler le tourisme et le taxer. L’ancienne capitale du Japon les imitera-t-elle ?

Les troubles causés par les logements Airbnb japonais

En décembre 2019, nous avons discuté de tout cela avec Murayama Shôei, cet ancien conseiller municipal candidat au poste de maire lors des élections de février prochain. La réforme du tourisme est un des grands axes de sa campagne.

Selon lui, « la ville a été trop lente à s'attaquer aux aspects négatifs du tourisme et à faire les investissements qui s'imposaient en matière d'infrastructures. Aujourd'hui les nuisances causées par le tourisme atteignent un niveau jamais vu. Si rien n'est fait, le nombre de visiteurs japonais dans la ville continuera à décroître et les sentiment anti-touristes de ses habitants, eux monteront d’un cran. »

Murayama Shôei tient une allocution dans le cadre de la campagne électorale Photo fournie par son bureau
Murayama Shôei tient une allocution dans le cadre de la campagne électorale (Photo fournie par son bureau)

Dans le livre écrit par Murayama Shôei, « Le jour où le tourisme fera disparaître Kyoto », il est expliqué que la ville a été novatrice dans le domaine du tourisme moderne. La première Agence du tourisme du Japon s'est ouvert dans la gare de Kyoto en 1927. Trois ans plus tard, la municipalité a créé une direction du tourisme. La question des nuisances touristiques est apparue il y a quelques années seulement.

Les habitants de l'ancienne capitale perçoivent un sérieux problème dans le concept du minpaku, c'est-à-dire la location de courte durée à des voyageurs de logements et d'appartements situés en ville. Ce système a connu un grand succès grâce à des sites comme Airbnb. Même si la location par des personnes privées d'une pièce de leur logement n'est pas en soi un problème, l'arrivée sur ce marché de promoteur et d'investisseurs qui sont allés dans certains cas jusqu'à acheter des immeubles entiers pour le louer ainsi en est un.

Ce mode d'hébergement a fait que les touristes qui ne se rendaient auparavant que dans les lieux où il y avait quelque chose à voir et dans les quartiers commerçants se sont répandus dans les quartiers résidentiels. Les habitants de Kyoto ont commencé à se plaindre du bruit des valises que les arrivants tirent quand ils débarquent en pleine nuit, et de leurs coups de sonnettes intempestifs lorsqu'ils se trompent de maison. Le fait que les propriétaires d'appartements dédiés à la location touristique ne collaborent ni n'adhèrent aux associations de voisinage est un autre sujet d'irritation.

La ville a réagi avec fermeté. En 2017, elle a pris une ordonnance municipale d'une grande sévérité en matière d'hébergement privé. Elle stipule notamment que la location saisonnière dans les quartiers résidentiels n'est autorisée que de janvier à mars (alors qu'au niveau national, elle est autorisée 180 jours par an). De plus, cette ordonnance exige la présence, 24 heures sur 24, d'un gérant sur les lieux loués ou dans leur proximité immédiate.

Certains acteurs de la location saisonnière ou de l'hébergement privé ont dû abandonner leurs activités parce qu'ils étaient incapables de respecter ces conditions. M. Murayama approuve la manière dont a réagi la ville. Pour lui, elle a pris le parti des habitants et a de fait éliminé en partie ce système minpaku, ce qui leur a permis de retrouver leur quotidien.

(Voir notre article lié : L’Airbnb japonais se soumet à de nouvelles règles très strictes)

Une ruée sur la construction hôtelière

De son point de vue, la manière dont la ville aborde la construction d'hôtel est moins heureuse. Le maire actuel a déclaré lors d'une conférence de presse en novembre dernier que la ville ne soutiendrait plus sans conditions l’établissement de nouveaux hôtels. Jusqu'à présent, la politique de la ville partait du principe qu'elle n'avait pas assez de chambres pour les clients, et l'objectif était d'attirer de nouveaux hôtels. Cela a entraîné une ruée sans précédent de nouvelles constructions. En mars 2019 (derniers chiffres disponibles), il y avait à Kyoto 46 000 chambres d'hôtel, 50 % de plus qu'en 2016 !

M. Murayama explique : « Le retour sur investissement des hôtels, qui est plus élevé que celui des immeubles résidentiels ou des bureaux, a conduit les promoteurs hôteliers à se livrer bataille pour acheter les terrains mis en vente dans le centre de la ville. L'augmentation des prix du foncier commercial de Kyoto a été la plus rapide au Japon, dépassant même celle de Tokyo. »

Il estime que la stratégie de la ville, qui est de concéder des baux fonciers aux promoteurs et aux acteurs hôteliers de Tokyo ou de l'étranger pour des terrains municipaux de première qualité, a amplifié cette tendance. Il cite l'exemple d'une ancienne école primaire créée à l'époque Meiji (1868-1912) grâce à des dons de la population locale. Les habitants actuels critiquent l'idée de mettre ce site à la disposition de sociétés privées, entre autres parce qu'ils s'inquiètent de la disparition de ce lieu qui avait déjà servi de lieu d'évacuation en cas de désastre naturel.

La population diminue, les touristes augmentent

Malgré ce boom immobilier et les dépenses des touristes dans la ville, Kyoto est une des rares grandes villes japonaises dont la population décline. Elle compte aujourd'hui à 1,47 million d'habitant, 0,6 % de moins qu'en 2015. Par contraste, celle de plusieurs collectivités territoriales des environs, particulièrement dans la préfecture de Shiga, a progressé. Pour M. Murayama, cela s'explique en grande partie par le départ de jeunes familles qui s'en vont pour acquérir un logement à un prix abordable.

La plupart des étudiants la quittent à la fin de leurs études, faute d'emplois attractifs sur place. M. Murayama y voit une conséquence du coût et de rareté relative des bureaux, qui font que les sociétés ont du mal à avoir des succursales à Kyoto.

« Kyoto est souvent perçue comme une ville touristique, mais le tourisme ne représente que 10 % de l'activité économique. À la différence de Hawaï et d'Okinawa dont l'économie tourne autour du tourisme, l'industrie manufacturière, les services et l'immobilier sont importants ici. »

« La politique de promotion du tourisme du gouvernement japonais et de la préfecture de Kyoto n'est pas une erreur. Je suis tout à fait d'accord avec elle lorsqu'il s'agit de promouvoir le développement de régions peu industrialisées. Mais Kyoto a un fort potentiel de développement dans des activités autres que le tourisme », ajoute-t-il.

Un problème plus grave est que ce boom touristique n'a pas conduit à une augmentation des revenus. La plupart des emplois créés sont des emplois non permanents, dans les hôtels et les restaurants. Les revenus fiscaux de la ville, loin d'augmenter, sont plutôt en baisse par rapport à il y a dix ans. Les réserves de la municipalité sont les plus basses parmi les 20 villes les plus importantes du pays. Si Kyoto connaît de telles difficultés financières, c'est aussi parce que les temples et les sanctuaires, nombreux ici, sont dispensés de payer l'impôt foncier et l'impôt sur le revenu que leur procurent les droits d'entrée payés par les visiteurs.

Tout cela engendre chez de nombreux habitants de Kyoto le sentiment de ne pas bénéficier du tourisme. D'après une enquête publiée par le quotidien local Kyoto Shimbun le 18 juin 2019, 70 % des habitants de la ville sont favorables à une limitation du nombre de touristes. Un commentaire exprimait le sentiment général : « On s'appuie trop sur 'la marque Kyoto'. Les infrastructures et les capacités d'accueil ne sont pas à la hauteur, et même si l'augmentation du nombre de touristes entraîne une croissance de l'économie, les habitants ne la ressentent pas. »

Taxer les temples et sanctuaires ?

Murayama propose de construire une ligne de métro qui ferait le tour du centre de la ville afin de remédier aux embouteillages chroniques des principales lignes de bus. Elle relierait les gares de Kyoto, à Gojô, Gion, Demachi-Yanagi, Kita-ôji, et Nishi-ôji. Son financement pourrait se faire par les revenus de la taxe d'hébergement introduite en 2018, qui a rapporté 4 milliards de yens pendant l'exercice 2019.

Il souligne aussi que les bénéficiaires du boom touristique de ces dernières années, à commencer par les temples et les sanctuaires, devraient plus contribuer au développement des infrastructures touristiques.

« Depuis longtemps, les habitants de Kyoto estimaient que les temples et les sanctuaires devraient être taxés. Mais l'échec de la tentative de la ville en ce sens dans les années 1980 a fait que ce sujet est aujourd'hui tabou. »

En 1985, la ville a pris une ordonnance imposant une « taxe de l'ancienne capitale » d'un montant de 50 yens sur chaque billet d'entrée dans les temples et sanctuaires. Ceux-ci y étaient opposés et ont alors fermé leurs portes aux visiteurs. Le nombre de touristes a connu une une baisse drastique. Après deux ans d'impasse, la ville a aboli cette taxe. Depuis, les relations entre la ville et les groupements religieux sont tendues.

« Il faut réfléchir à comment obtenir leur coopération pour trouver une alternative à cette taxe. Les temples et les sanctuaires comprennent que l'activité touristique gêne la population locale, et ils commencent à se rendre compte qu'ils doivent aussi coopérer à la recherche d'une amélioration sous une forme ou une autre, et à prendre conscience de la nécessité d'en discuter. »

Disperser les touristes ailleurs que dans les grandes villes

Le nombre de touristes étrangers au Japon devrait atteindre un nouveau record avec les Jeux olympiques 2020 de Tokyo. Au fur et à mesure qu'avancent les travaux pour les accueillir, on commence enfin à débattre, à Kyoto mais aussi dans d'autres régions, du coût du tourisme et la manière de le réglementer et de partager ses bienfaits. Le gouvernement s'est fixé l'objectif de faire venir au Japon 40 millions de touristes en 2020. Il souhaite que ce chiffre atteigne 60 millions d'ici à 2030.

Cet objectif ambitieux est critiqué, et une opinion particulière se répand. Selon elle, Kyoto doit sortir du modèle classique du tourisme de masse, où il faudrait faire venir le plus de monde possible pour qu'ils visitent les endroits les plus célèbres. Cette méthode n'est pas en phase avec notre époque. Beaucoup d'experts comme Alex Kerr, un fin connaisseur des arts et de la culture de l'Asie de l'Est, soulignent que le Japon doit contrôler plus efficacement le nombre de touristes et renforcer la protection de son patrimoine naturel et culturel. Et qu'il faut promouvoir le tourisme haut de gamme, c'est-à-dire attirer des visiteurs moins nombreux certes, mais plus fortunés.

Un mouvement dans cette direction se dessine, même s'il est loin d'être suffisant. Une des mesures pour arriver à ce but est d'augmenter le prix d'entrée dans les lieux culturels les plus célèbres. Des tentatives pour mieux répartir les touristes en leur vantant les mérites de régions et de lieux touristiques moins connus connaissent le succès. La dépense des voyageurs étrangers à l'extérieur des grandes villes progresse rapidement. En 2018, elle représentait 30 % du total. (Voir notre article lié : Moins de shopping et plus d’aventure pour les visiteurs étrangers au Japon)

Les villes de Nara, Niseko, Sapporo et Kita-Kyûshu réfléchissent aujourd'hui à l'introduction d'une taxe d'hébergement, en s'inspirant des exemples de Kyoto et d'Osaka. La ville de Hatsukaichi où se trouve Miyajima, dans la préfecture de Hiroshima, et l'île de Taketomi, à Okinawa, ont introduit une taxation des touristes, dont les revenus servent à renforcer les infrastructures nécessaires pour faire face à leur nombre croissant.

Le gouvernement fait preuve d'une relative mansuétude vis-à-vis de l'adoption par les collectivités locales de telles ordonnances et taxes liées au tourisme, comme en atteste sa réaction à l'introduction par la ville de Kyoto d'une taxe d'hébergement et de mesures renforcées pour limiter les minpaku et autres logements de type Airbnb.

Un problème politique qui ne peut plus être ignoré

Le débat sur le tourisme et la mise en place d'un cadre juridique est rentré dans une phase décisive, et il s'est élargi au point de devenir aujourd'hui un sujet politique pour les régions.

Pour M. Murayama, il était jusqu'à présent très difficile de faire des nuisances du tourisme un sujet de discussion pendant une élection, parce que la différence d'attitude entre les gens directement affectés, par exemple ceux qui vivent à proximité de lieux touristiques recherchés, et ceux qui ne le sont pas, était importante.

« Il y a des élus qui s'intéressent à cette question dans les conseils municipaux, mais il n'existe pas de différences claires de point de vue entre les différents partis. Même dans cette élection à Kyoto où le tourisme est un sujet, la position des différents candidats n'est pas très nette », ajoute-t-il.

Les nuisances touristiques sont aujourd'hui un problème politique qui ne peut plus être ignoré. Toute la question est de savoir comment trouver un équilibre entre les avantages et les désavantages des touristes, des acteurs économiques locaux et des habitants. Les élus locaux comme les électeurs doivent y réfléchir.

(Ndlr : Murayama Shôei a fait du tourisme de masse à Kyoto son argument principal de campagne pour les élections muncipales du 2 février 2020. Il a été battu par le maire sortant Kadokawa Daisuke, qui a été élu pour la quatrième fois.)

(Photo de titre : un panneau à l’intention des touristes les avertissant sur les attitudes à éviter, dans le quartier de Gion, à Kyoto)

tourisme Kyoto politique société étranger