Forger une nouvelle alliance anglo-japonaise

Le Japon dans le « Five Eyes », ou l’ambitieuse stratégie du Royaume-Uni contre la Chine

Politique International

En soutenant fortement le Japon à participer à la structure du renseignement du Five Eyes, le Royaume-uni intensifie ses efforts pour se rapprocher de l’Archipel. Son objectif ? Stopper l’attitude hégémonique de la Chine après sa sortie de l’Union européenne en faisant du Japon son partenaire numéro un en Asie. Un accord de libre-échange entre les deux pays devrait être signé avant la fin de l’année. Penchons-nous de plus près sur ces relations qui tendent à devenir de plus en plus solides.

Le Japon invité par le Royaume-Uni dans le Five Eyes

« Cela doit rester confidentiel, mais nous avons invité le Japon à devenir le sixième membre. S’il le décide, il pourra nous rejoindre officiellement. »

C’est ce que m’a confié une personne liée au MI6 (les services secrets du renseignement britannique) que j’avais fréquentée lorsque j’étais chef du bureau londonien du quotidien Sankei Shimbun (position que j’ai occupée jusqu’à avril 2019). Ces propos datent de la mi-juin 2020, au moment où la Chine mettait en place par la force à Hong-Kong la loi sur la sécurité nationale.

Voici donc une déclaration favorable à la participation du Japon à l’accord UKUSA , appelé aussi Five Eyes, une structure destinée à permettre le partage des informations secrètes de cinq pays anglophones, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Pendant les quatre ans que j’ai passés à Londres, je discutais des Five Eyes avec cette personne liée au MI6 une fois tous les deux ou trois mois. Alors que pendant cette période, elle ne mentionnait cette possibilité qu’avec des réserves, sur le mode « si les conditions étaient réunies, le Japon pourrait y participer » – ce qui relevait plutôt de la flatterie –, je suis resté sans voix en l’entendant me dire que le Japon avait désormais été officiellement invité à le faire.

Un mois après cette conversation, le 21 juillet, lors d’une séance d’études en lignes du « Chinese Research Group » du Parti conservateur dirigé par Tom Tugendhat, président de la commission des Affaires étrangères à la Chambre des Communes, celui-ci a déclaré qu’il était favorable à la vision « Six Eyes » proposée par Kôno Tarô, à l’époque ministre japonais de la Défense (transféré aujourd’hui au poste de ministre chargé de la Réforme administrative).

« Le Five Eyes joue un rôle central pour le renseignement et la défense nationale depuis plusieurs décennies. Il doit chercher de nouveaux partenaires fiables pour renforcer la solidarité. Le Japon est un partenaire stratégique important pour de nombreuses raisons. Nous devons coopérer de manière encore plus étroite à toutes les occasions. »

M. Tugendhat a lancé en avril le « Chinese Research Group », qui réfléchit à la politique vis-à-vis de la Chine, sur le modèle de l’European Research Group, créé au sein du Parti conservateur par des partisans du Brexit qui ont réussi à atteindre leur but. Le Chinese Research Group a aussi connu la réussite, puisque les appareils de Huawei, le fabricant chinois, ont été exclus du Royaume-Uni. Les partisans du Brexit se sont transformés en partisans d’une attitude ferme face à la Chine, et le projet de son président, M. Tugendhat, d’inviter le Japon à rejoindre les Five Eyes peut sans doute être compris comme reflétant le courant dominant du Parti conservateur au pouvoir.

Un soutien britannique au-delà des partis

Tony Blair, l’ancien Premier ministre britannique travailliste, a déclaré le 3 août dernier dans un entretien téléphonique avec un journaliste du Sankei Shimbun que le Royaume-Uni devait examiner l’entrée du Japon dans le Five Eyes. Sa proposition était motivée par le vif danger qu’il percevait dans la posture d’autoritarisme renforcé que montre depuis quelques années la Chine communiste, posture qui rend nécessaire pour les pays adeptes du libéralisme de résister à la menace chinoise.

Dans son édition du 29 juillet, le quotidien conservateur Daily Telegraph écrivait ceci : « Il faut envisager la participation officielle du Japon à l’accord Five Eyes afin de protéger les infrastructures importantes que sont pour notre pays les communications et l’énergie nucléaire, et de sortir de la dépendance face à la Chine ». Le même jour, le Guardian, quotidien social-libéral, annonçait que plusieurs membres de la Chambre des Communes avaient évoqué la possibilité que le Japon rejoigne la coopération Five Eyes, car tous ont cette même vision d’une Chine menacante.

Ainsi, à l’idée de devenir le « sixième œil » du Five Eyes, le Japon semble recevoir du Royaume-Uni et des médias un soutien qui dépasse les convictions politiques, alors que le pays est toujours divisé entre partisans et opposants au Brexit. 

Le Royaume-Uni, qui a choisi lors du référendum de juin 2016 de quitter l’UE, souhaite le retour de la global Britain dans la région Asie-Pacifique, une zone qui connaît une croissance remarquable. Il voit alors le Japon comme son partenaire le plus important en Asie et souhaite en arrière-plan faire évoluer rapidement leurs relations.

Ces liens sont justement en passe de devenir aussi étroits qu’ils l’étaient du temps de l’Alliance anglo-japonaise, entre 1902 et 1923 : les deux pays se sont de facto entendu sur un nouvel accord commercial, et le Royaume-Uni, soucieux de freiner le rôle maritime de la Chine, prévoit d’envoyer l’an prochain son nouveau porte-avions, le Queen Elizabeth, dans l’océan Pacifique pour un exercice de défense conjoint avec la Marine américaine et les Forces maritimes d’autodéfense. Il s’agit d’un « nouveau type d’alliance », dans lequel les deux pays coopèrent de manière globale dans tous les domaines, de la cyber-sécurité aux mesures contre la pandémie. En apprenant la démission de son homologue japonais, Boris Johnson, le Premier ministre britannique, a déclaré que les relations entre le Japon et son pays s’étaient renforcées dans le temps, aussi bien sur le plan commercial que défensif ou culturel.

L’origine des Five Eyes : déchiffrer les codes entre le Japon et l’Allemagne nazie

À l’origine des Five Eyes, il y a la visite en février 1941, dix mois avant l’attaque de Pearl Harbor, de spécialistes américains du renseignements à Bletchley Park (site du Government Code and Cipher School, c’est-à-dire le bureau anglais responsable de l’interception et du déchiffrage des communications étrangères entre 1919 et 1946), qui marquait le début d’une « relation particulière », à savoir la coopération pour déchiffrer les codes. Cette collaboration a permis le déchiffrage du fameux Enigma utilisé par l’Allemagne nazie, ainsi que de tous les codes utilisés par le Japon dans ses communications diplomatiques ou militaires. Ces informations ont été partagées avec les services de renseignements des principaux dominion britanniques, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’accord secret de Yalta, où l’Union soviétique a déclaré la guerre au Japon, a aussi été partagé avec ces dominion en juillet 1945.

Bletchley Park, le lieu où Five Eyes débuta (cliché fourni par N. Okabe)
Bletchley Park, le lieu où le Five Eyes s’est mis en place (photo fournie par l’auteur)

Un bureau de Bletchley Park où commença la coopération en matière de déchiffrement, consécutive à la visite d'officiers du renseignement américain, qui établit une relation spéciale entre le Royaume-Uni et les États-Unis (photo fournie par l'auteur)
L’un des bureaux de Bletchley Park, où a débuté la coopération en matière de déchiffrement des codes militaires et diplomatiques, consécutive à la visite d’officiers du renseignement américain. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont alors rentrés dans des relations spéciales (photo fournie par l’auteur).

Le Japon sur tous les fronts

Après la guerre, les cinq pays ont conclu le traité UKUSA qui garantissait la protection des informations, en analysant et en partageant celles relevant du domaine militaire ainsi que du terrorisme obtenues par le réseau « Echelon » d’interception des communications mis en place dans le monde, à l’origine pour surveiller l’Union soviétique. La Guerre froide terminée, le focus a été placé sur la surveillance du terrorisme international et depuis 2009, sur celle de la Russie et de la Chine. Ces dernières années, la coopération avec le Japon progresse.

Le réseau a accumulé les échanges d’informations en envoyant aussi des officiers de liaison. Depuis début 2018, le Japon participe à une structure de partage des informations avec l’Allemagne et la France, car les trois pays ont toujours à l’esprit le risque de cyberattaque chinoise. Sur le plan de la défense spatiale, le Japon a participé pour la première fois en octobre 2018 à un exercice de simulation multi-pays, organisé par l’US STRATCOM. Depuis 2019, il coopère militairement, dans le domaine maritime, avec la France et la Corée du Sud, pour surveiller la Corée du Nord. Avec les États-Unis et le Royaume-Uni, il dénonce les transferts de navire à navire de cargos nord-coréens.

Les conséquences d’une diplomatie chinoise à la « Wolf Warrior »

Suite à la crise du coronavirus et à la situation hongkongaise, le Five Eyes a adopté une posture de confrontation renforcée face à la Chine, en élargissant leur solidarité sur le plan économique et politique, notamment par la fourniture mutuelle de terres rares et de produits médicaux, ou encore en élaborant des mesures coordonnées pour exprimer leur opposition à ce qui se passe à Hong Kong.

Mais le fossé qui existe entre les États-Unis d’une part, et l’Allemagne et la France de l’autre, à propos de sujets comme la répartition appropriée des coûts entraînés par l’OTAN, va grandissant, et au Royaume-Uni, l’idée que le Japon doit s’opposer à la Chine en tant sixième membre des Five Eyes dans une solidarité est devenue dominante. L’Australie, qui y est aussi favorable, propose la création d’une nouvelle sphère de libre-échange dans le Pacifique. Dans un rapport de la Chambre américaine des Représentants, le Japon apparaît comme un partenaire de la mise en commun des informations sur le même plan que les Five Eyes, et les États-Unis sont aussi d’accord pour que le Japon devienne le sixième membre. On peut probablement dire que la diplomatie chinoise à la « Wolf Warrior » [du nom du film d’action chinois sorti en 2015], dopée à la testostérone, est en train de pousser la transformation du Five Eyes en Six Eyes...

Le Japon tenait une alliance avec la Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale. Apres le second conflit, il a en conclu une avec les États-Unis. Il partage ainsi avec les autres nations maritimes les valeurs de la démocratie et du libre-échange, et par conséquent, rejoindre les pays qui forment les Five Eyes semble couler de source.

Préparer dès à présent la participation au Five Eyes en renforcant les structures existantes

Satô Masaru, ancien analyste du ministère des Affaires étrangères, estime que dans le cadre de la loi actuelle de protection des secrets d’État, le secrétariat pour la sécurité nationale pourrait fournir aux cinq pays des Five Eyes des informations sur la base d’une collecte et d’une analyse des informations publiées dans les journaux et les autres publications japonaises. Toutes ces données, que l’on appelle dans le langage du renseignement de « l’OSINT « (pour open source intelligence, c’est à dire des informations d’accès libre) pourraient être résumées en collective intelligence (ou informations de coopération), puis être traduites en anglais. Les États-Unis et le Royaume-Uni accordent une grande valeur aux informations d’ordre militaire sur la Russie et la Chine, ou encore la Corée du Nord recueillies par le Ministère de la défense, et aux informations liées au terrorisme dont l’Agence d’investigation de sécurité publique s’occupe.

Satô Masaru explique donc que renforcer la structure existante de diffusion des informations serait de loin la méthode la plus réaliste et peu coûteuse. (Voir notre article lié : La communication publique en tant qu’outil de politique étrangère : leçons de l’Iran et de la Corée du Nord pour le Japon)

Comme je l’ai écrit plus haut, Kôno Tarô, alors ministre de la Défense, s’était déclaré partant à la participation du Japon dans le Five Eyes. Plus précisément, il a expliqué que si le pays continuait de façon permanente à échanger des informations avec cette structure, comme il le fait actuellement, le Japon pourrait devenir tout naturellement le « sixième œil » du Five Eyes, sans avoir besoin de signer un quelconque traité de formalité.

Il n’y a aucune raison de refuser cette invitation venant de grandes nations établies du renseignement. Il faudrait commencer au plus vite les préparatifs sur la base de ce qui existe déjà, et rejoindre cette alliance anglo-saxonne. Je voudrais que la Chine, qui se conduit agressivement, soit maîtrisée en suivant l’approche de « paix dynamique » lancée par l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, en montrant clairement que le Japon fait partie du camp partisan du libéralisme.

(Photo de titre : le 8 février 2020, Motegi Toshimitsu, ministre des Affaires étrangères, serre la main de son homologue britannique, Dominic Raab, à la résidence Iikura, dans l’arrondissement de Minato à Tokyo. Kyodo News)

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