Fin soudaine pour le gouvernement d’Abe Shinzô : l’heure du bilan

Politique

Le gouvernement d’Abe Shinzô a duré environ sept ans et huit mois, de décembre 2012 à août 2020, quand le Premier ministre a annoncé qu’il allait démissionner pour raisons de santé. Cet article présente un bilan de son mandat, le plus long de toute l’histoire du pays.

Une fin soudaine et un dirigeant qui a déçu

Le soir du vendredi 28 août 2020, lors d’une conférence de presse, le Premier ministre Abe Shinzô a annoncé qu’une aggravation de sa maladie chronique du colon, un rectolite hémorragique, allait le contraindre à démissionner dès qu’un successeur serait désigné.

Si ses taux de soutien se dégradaient depuis quelques mois en raison de la réponse apportée par son gouvernement à la pandémie de Covid-19, il a longtemps été considéré comme un dirigeant inattaquable, sans rivaux crédibles pour la position politique la plus élevée du Japon. Resté au pouvoir pendant plus de sept ans et demi après y être revenu en décembre 2012, il a battu en novembre de l’année dernière le record détenu par Katsura Tarô (Premier ministre de 1901 à 1906, de 1908 à 1911 et en 1912-1913) en termes de durée cumulée d’exercice du pouvoir ; et le 24 août de cette année, il a également battu le record de durée en continu d’un mandat, que détenait Satô Eisaku (de 1964 à 1972).

Malgré ce « palmarès », Abe arrive au terme de son mandat dans un contexte très décevant. Au début de cette année, son cabinet a été la cible de sévères critiques pour la grave inconséquence dont il a fait preuve dans sa gestion de la première vague d’infections de Covid-19 au Japon (voir notre article : Les faiblesses du Japon mises à nu par les pays voisins pendant la crise du Covid-19). Aujourd’hui toutefois, les mesures prises par le gouvernement pour prévenir une flambée des infections font meilleure figure que lors de la première vague, et peut-être aurions-nous vu les taux de soutien à Abe Shinzô repartir à la hausse après une nouvelle accalmie de la situation, auquel cas l’obligation de démissionner arriverait pour lui à un moment inopportun.

Mais, vu la sévérité de son état de santé, il est clair qu’il n’avait pas d’autre choix que de se retirer. Et, comme il l’a observé lors de sa conférence de presse, c’était pour lui le moment idéal de le faire en vue de minimiser l’impact de cette décision sur la gouvernance du Japon. Sa formation, le Parti libéral démocrate (PLD), a prévu de remanier sa direction en septembre, et il reste encore du temps avant la prochaine convocation de la session extraordinaire de la Diète nationale.

Les réformes qui ont permis de battre le record de longévité d’un gouvernement au Japon

L’exploit réalisé par Abe Shinzô en occupant le Kantei (le Cabinet du Premier ministre) plus longtemps qu’aucun de ses prédécesseurs est le fruit des réformes successives, amorcées dans les années 1990, qui ont renforcé l’autorité du statut de chef du gouvernement. Lorsqu’on se penche sur les accomplissements de M. Abe, il convient de commencer par considérer ces réformes comme un préalable à sa création.

En premier viennent les réformes politiques de 1994, qui ont donné le jour à un système électoral mixte, associant circonscriptions à siège unique et circonscriptions pourvues à la proportionnelle. Ces réformes ont en outre renforcé la réglementation du financement de la politique via l’instauration d’un dispositif dans lequel les partis reçoivent des fonds publics pour les dépenses liées aux campagnes électorales, ce qui réduit leur dépendance aux politiques financières axées sur des candidats individuels. Avec ce nouveau système électoral, il est devenu primordial pour les candidats désireux de gagner un siège de disposer du soutien officiel d’un parti. Entre autres conséquences, il en a résulté un renforcement de l’autorité détenue au sein de la coalition au pouvoir par le Premier ministre, qui, en tant que dirigeant du principal parti de la coalition, jouit d’une influence considérable en termes d’approbation des candidats.

Ensuite, la réorganisation des ministères et agences du gouvernement central opérée en 2011 a apporté des changements qui renforçaient l’autorité du Premier ministre en l’autorisant à proposer directement de nouvelles politiques. Cette innovation s’est accompagnée d’une extension des compétences du secrétariat du Cabinet en tant qu’organe de soutien au Premier ministre dans l’élaboration des politiques, ainsi que de la création d’une nouvelle entité : le Bureau du Cabinet. Ces mesures ont élargi la marge de manœuvre du Premier ministre pour la mise en place de nouvelles politiques. De concert avec les réformes électorales précédentes, elles ont contribué à consolider son rôle de direction à la fois au sein du parti et dans le contexte du fonctionnement du cabinet.

En 2013, la mise en place du Conseil national de sécurité du Japon a renforcé le pouvoir du Premier ministre dans les domaines de la sécurité et de la politique étrangère. Et en 2014, les réformes de la fonction publique ont débouché sur la création du Bureau du cabinet pour les Affaires de personnel, et donné par la même occasion encore plus de pouvoir au Premier ministre en termes de contrôle de la sélection des hauts fonctionnaires au sein de l’administration.

Priorité à l’efficacité

Le Premier ministre Abe accordait une attention particulière au bon fonctionnement de son gouvernement. Pour y parvenir, il lui fallait limiter le nombre des propositions politiques importantes faites à tout moment par son administration et s’efforcer d’en donner au public une présentation facile à comprendre. Entre son arrivée au pouvoir en décembre 2012 et l’automne 2015, il s’est principalement consacré à la stimulation de l’économie par le biais des Abenomics, le carquois où étaient disposées les « trois flèches » que constituaient l’assouplissement agressif de la politique monétaire, la relance par voie budgétaire appliquée avec souplesse et la stratégie de croissance visant à encourager l’investissement dans le secteur privé. Après l’automne 2015, la politique sociale est devenue sa nouvelle priorité, sous la bannière de « la réforme du travail » et de « la révolution du développement des ressources humaines ».

Peu après son arrivée au pouvoir, le gouvernement Abe a placé Kuroda Haruhiko, un fervent partisan de l’assouplissement monétaire, à la tête de la Banque du Japon, avec pour mission d’accompagner la première flèche des Abenomics. Pour atteindre la cible visée par la troisième flèche – la mise en place d’une stratégie visant à dynamiser l’activité du secteur privé –, il a recouru à des mesures telles que la réduction du taux de l’impôt sur les sociétés, une modification des normes en vigueur en matière de gouvernance d’entreprise et un train de réformes agraires.

Quant à la réforme du travail, elle a durci la réglementation limitant le nombre d’heures supplémentaires effectuées par les employés, tandis que d’autres mesures instauraient la gratuité pour l’éducation et la garde des enfants âgés de trois à cinq ans, pour les crèches entre zéro et deux ans et pour l’enseignement secondaire des enfants des ménages à faibles revenus. En avril 2014, le gouvernement Abe a augmentée la taxe à la consommation, qui est passée de 5 % à 8 %, et une nouvelle hausse l’a portée à 10 % pour la plupart des achats en octobre 2019, après deux reports visant à éviter son impact négatif sur l’économie.

De grandes avancées dans la politique économique et de sécurité, malgré quelques scandales

En ce qui concerne l’héritage de M. Abe, il est probable que, plus que tout ce que nous venons de mentionner, on retiendra ses initiatives en vue de permettre au Japon d’exercer, sous certaines conditions, son droit à la légitime défense collective, par exemple en 2014 en réinterprétant la Constitution de façon à permettre au Japon de prendre de tels engagements, et en septembre 2015 en faisant passer une nouvelle législation sur la sécurité nationale. Sous la houlette de M. Abe, Tokyo a resserré ses liens avec Washington en matière de sécurité.

Et, après le retrait unilatéral des États-Unis du partenariat Trans-Pacifique, c’est le gouvernement Abe qui a pris la tête des initiatives qui ont mené à la conclusion formelle, en mars 2018, de l’Accord global et progressif de partenariat transpacifique avec tous les autres pays signataires du PTP. Cet accord, a été suivi, sur le front des échanges commerciaux, par l’Accord de partenariat économique Japon-UE, entré en vigueur en février 2019.

Dans la région indo-pacifique, Abe Shinzô a renforcé les liens du Japon avec l’Australie. Sous l’étendard de la stratégie baptisée « Indo-pacifique libre et ouvert », son gouvernement s’est employé à resserrer les liens de coopération économique avec d’autres pays de la région. Il faut rappeler, bien entendu, que la situation s’est par ailleurs dégradée à divers égard sous la houlette du leader japonais : détérioration des relations nippo-coréennes, stagnation des négociations du Japon visant à la formalisation d’un traité de paix avec la Russie et incapacité à trouver une issue à des problèmes tels que le retour des Japonais enlevés par la Corée du Nord. Globalement, toutefois, son palmarès est positif dans un large éventail de secteurs.

Certaines décisions de son gouvernement étaient entachées, il est vrai, d’un manque de transparence – par exemple la découverte en arrière-plan de l’appui du Premier ministre pour la construction d’une école vétérinaire par Kake Gakuen (société éducative), une révélation qui a suscité de violentes critiques contre M. Abe et son gouvernement.

Une autre affaire a éclaté à propos d’une transaction dont les péripéties sont elles aussi difficiles à retracer : la vente par l’État, à un tarif nettement inférieur aux prix du marché, d’un terrain d’Osaka à un autre établissement scolaire, l’école Morimoto Gakuen. Cet incident a débouché sur des poursuites judiciaires quand il s’est avéré que des documents publics décrivant le cours des événements avaient été falsifiés.

Un avenir incertain après Abe Shinzô

La course pour remplacer Abe Shinzô à la tête du pays ne fait que commencer, et l’incertitude continue de régner à bien des égards. Il n’est pas exclu que la compétition reste trouble jusqu’à sa conclusion. Rien ne permet de savoir, par exemple, si la sélection du prochain président du PLD sera conforme au processus réglementaire défini par le parti – notamment le vote de la base du parti – ou si elle sera confiée exclusivement aux parlementaires PLD des chambres des représentants et des conseillers. Les médias proclament que la décision relève uniquement de Nikai Toshiro, le secrétaire général du parti. Généralement parlant, une élection confinée aux parlementaires ne serait pas le reflet de la volonté populaire telle qu’elle ressortirait d’un vote de tous les membres du PLD, si bien que les politiciens puissants au sein du parti auraient davantage de poids sur l’issue du scrutin (N.D.L.R : le 1er septembre, le PLD a décidé d’opter pour le vote confié à ses parlementaires [394] et ses délégués préfectoraux [141 – 3 votes par préfecture].)

Parmi les personnalités dont les noms circulent comme successeurs potentiels de M. Abe, figurent Suga Yoshihide, secrétaire général du Cabinet, l’actuel favori, mais aussi Kishida Fumio, ancien ministre des Affaires étrangères et actuel président de l’influente Commission de recherche politique du parti et Ishiba Shigeru, qui a été ministre de la Défense et secrétaire général du PLD. M. Kishida a été mis en avant pendant un certain temps comme un candidat particulièrement bien placé à la succession d’Abe Shinzô. M. Suga a fait beaucoup parler de lui grâce à la notoriété qu’il a acquise en annonçant le nom de la nouvelle ère impériale Reiwa, et M. Ishiba obtient régulièrement des scores élevés dans les sondages d’opinion.

À en juger d’après ce que nous disent jusqu’ici les médias, Suga Yoshihide se place en tête de cette compétition. Quoi qu’il advienne dans l’avenir immédiat, une élection à la présidence du PLD est inscrite au calendrier de l’année prochaine. Elle mettra sans doute fin à la compétition en vue de définir le futur « visage des libéraux démocrates ». Compte tenu de cette prochaine élection, tout porte à croire que bien des parlementaires du PLD vont apporter leur soutien à l’une ou l’autre de ces personnalités en vue, avec les doutes qui en découlent quant à l’aptitude des faiseurs de roi au sein du parti à faire valoir leur choix personnel.

La présence de membres du PLD a à la chambre haute ne fait qu’aggraver la confusion. Sachant que plus de 110 politiciens de ce parti siègent à la Chambre des conseillers, où aucune élection n’est prévue avant à un certain temps, ils sont moins susceptibles de céder à la tentation de sélectionner un porte-étendard attrayant pour représenter le parti. Il conviendra d’observer attentivement leur comportement si le parti décide de confier à la seule Réunion plénière des parlementaires le soin de voter pour désigner le successeur d’Abe Shinzô.

(Photo de titre : Abe Shinzô annonce son intention de quitter ses fonctions de Premier ministre le 28 août 2020. Jiji Press)

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