Projet de révision de la Loi sur l’immigration : la société japonaise, l’accueil et l’exclusion des travailleurs étrangers

Société Politique

Le gouvernement a renoncé à faire adopter pendant la session actuelle du parlement un projet de révision de la loi sur le contrôle de l’immigration et la reconnaissance du droit d’asile, qui portait notamment sur les modalités de la mise en centre de rétention des étrangers refusant l’exécution d’une décision d’expulsion. Nous examinons ici la politique japonaise en matière d’immigration et de droit d’asile, qui a été critiquée par l’ONU, estimant qu’elle ne répond pas aux normes internationales des droits de la personne. Nous regarderons aussi ce projet de révision qui, selon ses opposants, aurait détérioré la société plus qu’elle ne l’aurait améliorée.

Suzuki Eriko SUZUKI Eriko

Professeure à l’université Kokushikan. Docteur en sociologie, spécialiste de politique migratoire, de politique du travail et de politique démographique. Vice-présidente de Iijûren, le réseau national de solidarités avec les migrants. Auteurs de plusieurs ouvrages, dont « Les Migrants à l’époque du coronavirus » (Under corona no imintachi, éditions Akashi Shoten, 2021), « Questions sur l’acceptation d’une immigration de travail » (Gaikokujin rôdôsha ukeire wo tou, éditions Iwanami Shoten), « Travailleurs sans-papiers au Japon »(Nihon de hataraku hiseiki taizaishaéditions Akashi Shoten).

Plus de 80 000 personnes en séjour illégal au Japon en janvier dernier

Au moment où la rétention administrative à long terme des étrangers qui font l’objet de mesures d’expulsion pose problème, le parlement a examiné en session ordinaire un projet de révision de la loi sur l’immigration et l’asile destiné à apporter une solution à ce problème. Toutefois, suite à la vive résistance des partis d’opposition, le gouvernement a renoncé le 18 mai à la faire adopter.

Ce projet de révision comprenait différents dispositifs comme le remplacement de la rétention administrative par un système autorisant les personnes ne présentant pas de risques de fuite à vivre à l’extérieur de ces centres sous le contrôle d’un « superviseur », l’instauration de pénalités dans le cas de désobéissance à une obligation de quitter le territoire japonais, et la possibilité d’expulser les personnes ayant demandé trois fois sans succès le droit d’asile.

Suzuki Eriko, spécialiste de politique migratoire, estime que ce projet de loi non seulement ne résolvait pas fondamentalement le problème, mais aussi ne tenait pas compte des droits humains.

« Le premier problème, c’est que ce projet de loi n’apportait aucune modification de l’orientation actuelle, à savoir le placement en centre de rétention de toutes les personnes ayant fait l’objet d’une décision d’éloignement. Il ne rendait pas nécessaire un examen judiciaire de ce placement, ni ne fixait de limite de durée à celui-ci. Même révisée, la loi n’aurait rien changé à la situation actuelle dans laquelle aucune limite temporelle n’est fixée au placement. Il faut réviser le système actuel qui n’impose même pas de mandat judiciaire pour cette rétention. De plus, le fait que l’autorité chargée de l’immigration, dont la mission est de la gérer, et que la reconnaissance du statut de réfugié, dont la mission est la protection, soient régies par la même loi constitue un problème en soi. »

Selon l’Agence des service de l’immigration (ASI), en janvier 2021, il y avait 82 868 personnes qui séjournaient illégalement au Japon parce qu’elles avaient dépassé la durée de validité de leur visa, et environ 3 100 personnes qui refusaient d’être déportées du Japon même après avoir fait l’objet d’une décision d’expulsion.

D’après Suzuki Eriko, plus de 90 % des étrangers ayant fait l’objet d’une telle décision rentrent dans leur pays. Presque tous ceux qui demandent à rester au Japon sont des personnes qui ont des raisons qui les empêchent de rentrer dans leur pays. Les individus refusant cette décision d’expulsion sont placés en rétention dans l’un des deux centres de rétention de l’ASI, ou dans un centre de rétention des bureaux régionaux de l’ASI. Certains d’entre eux y sont retenus depuis plus de trois ans. S’ils peuvent bénéficier d’une « libération conditionnelle » qui leur permet d’en sortir, leur liberté de déplacement est limitée, et ils n’ont pas droit à l’assurance-maladie. À moins d’avoir des gens prêts à les aider, il leur est difficile de vivre.

Qui serait prêt à devenir « superviseur », susceptible de payer une amende ?

La mort d’un Nigérian dans un centre de détention géré directement par l’ASI en juin 2019 des suites d’une grève de la faim qu’il menait pour obtenir une « libération conditionnelle » a conduit à un réexamen des conditions de détention et d’expulsion. Le projet de révision prévoyait un « dispositif de supervision », qui aurait permis aux personnes ne présentant pas de risque de fuite de vivre en dehors des centres de rétention sous la surveillance d’un « superviseur ».

Mais il fallait pour cela, comme c’est déjà le cas pour bénéficier d’une « libération conditionnelle », payer une caution d’un montant allant jusqu’à trois millions de yens (22 400 euros) et avoir un « superviseur » tenu d’informer les autorités des conditions de vie des personnes supervisées. De plus, une fausse déclaration de la part d’un superviseur l’aurait exposé à une amende d’un montant allant jusqu’à 100 000 yens (745 euros). Trouver des personnes prêtes à assumer cette responsabilité aurait probablement été difficile.

« Un avocat ne peut devenir superviseur car ce statut contrevient à son obligation professionnelle de confidentialité et crée un conflit d’intérêts. La plupart des ONG n’accepteraient pas non plus d’assumer ce rôle. »

Une personne n’ayant pas fait l’objet d’une décision d’expulsion peut travailler sous certaines conditions, mais une fois la décision prise, elle ne le peut plus, et il n’existe aucun dispositif ni aucun budget pour lui fournir une allocation leur permettant de vivre.

Un étranger travaillant après avoir fait l’objet d’une telle décision aurait été passible d’une peine de prison inférieure à trois ans. Il ne peut pas non plus bénéficier de l’assurance-maladie. Et s’il ne se soumettait pas à cet ordre, il serait coupable du délit de refus d’expulsion passible d’un an de prison ou d’une amende d’un montant maximum de 200 000 yens (1 490 euros).

Les demandeurs d’asile aussi peuvent faire l’objet d’une décision d’éloignement

En 2019, seuls 0,4 % des demandeurs d’asile se sont vus accorder le statut de réfugiés, un pourcentage de très loin inférieur à ceux que l’on voit en Europe ou en Amérique du Nord. La révision de la loi sur l’immigration aurait placé les demandeurs d’asile dans une situation encore plus difficile. Parce que, comme nous l’avons vu plus haut, ils auraient couru le risque d’être renvoyés dans leur pays d’origine une fois que leur demande avait été rejetée trois fois. (Voir notre article : Le Japon donne très peu de visa de réfugié : 47 personnes en 2020)

La révision aurait cependant créé un système de protection des personnes craignant d’être persécutées pour des raisons ne correspondant pas à celles définies par la Convention de 1951 sur les réfugiés (race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social, ou opinion politique).

Pour la professeure Suzuki, il n’est pas impossible que cela aurait restreint plus encore le cadre qui existait jusqu’alors de « l’autorisation spéciale de séjour pour considérations humanitaires » (ou « autorisation spéciale »).

« Le statut de réfugié au Japon n’est accordé que s’il existe des preuves objectives des persécutions vis-à-vis d’un individu, comme la torture ou une arrestation. Par exemple, être kurde ne suffit pas pour être reconnu comme personne victime de discrimination ou de persécution. »

L’ « autorisation spéciale » que peut accorder le ministre de la Justice a été critiquée car les critères et le processus d’attribution sont opaques. Avec la révision, les stipulations prises en compte pour en décider auraient été indiquées clairement, ce qui aurait rendu possible les démarches pour la demander.

« Même si le droit de demander une “autorisation spéciale” est reconnu, cela ne garantit pas la transparence de l’évaluation. Dans la procédure existante relative à un ordre d’expulsion, le recours à un interprète ou la participation d’un avocat lors des délibérations verbales sont reconnus, mais dans le nouveau système, ils ne sont pas garantis. De plus, une personne déjà sous le coup d’une décision d’expulsion n’a pas le droit de de demander cette “autorisation spéciale ”. »

L’expérience d’un étranger en « situation illégale » au Japon

Un événement en ligne programmé à la dernière minute a eu lieu en avril pour protester contre la réforme de la loi sur l’immigration. Des personnes en séjour illégal, contre lesquelles avait été prise une décision d’expulsion, y ont participé et ont témoigné de leurs difficultés. L’une d’entre elles était M., un jeune Ghanéen de 17 ans, dont les parents sont arrivés au Japon en 1992 avec un visa de tourisme, et qui ont alors commencé à travailler dans une usine de la préfecture de Saitama. Leur fils né en 2003 au Japon y a grandi, mais il n’a aucun titre de séjour.

À l’époque où il venait d’entrer à l’école primaire, son père a été placé en centre de rétention pendant huit mois, à l’issue desquels il a bénéficié d’une « libération conditionnelle » et grâce à elle, il continue à vivre au Japon aujourd’hui. N’ayant pas le droit de travailler, il n’a d’autre choix que d’avoir recours aux dons de personnes qui le soutiennent pour vivre et payer la scolarité de son fils. Bien intégrée dans la vie locale, la mère de M. travaille bénévolement dans des cantines pour enfants et des foyers pour personnes âgées. Son père qui souffre d’un cancer ne peut pas se faire hospitaliser ni opérer car il n’a pas droit à l’assurance-maladie.

M. qui est actuellement en dernière année de lycée souhaite commencer à étudier l’an prochain pour devenir sage-femme. Toute sa famille veut rester au Japon, mais à l’heure actuelle il semble que la possibilité d’obtenir le statut de résident ne soit ouverte qu’au jeune homme. « Si je suis le seul à obtenir un titre de séjour, je ne l’accepterai pas. Si je ne peux pas rester avec ma famille, cela n’aurait aucun sens », dit le jeune homme.

La professeure Suzuki explique que le cas de M. et de ses parents n’est pas unique, et qu’il y a bien d’autres personnes qui vivent au Japon depuis dix ou vingt ans avec pour seul statut une « libération conditionnelle ». « Depuis 2015, la stipulation qui leur interdit de travailler est rigoureusement appliquée, et cela entraîne d’énormes frais pour les personnes qui les soutiennent. C’est particulièrement vrai des familles qui ont des enfants ou qui souffrent de maladies. Les frais à prendre en charge pour l’éducation ou les soins sont énormes. »

La main-d'œuvre illégale a été un mal nécessaire

La sévère pénurie de main-d'œuvre qui a commencé autour de 1985, au moment de la bulle de l’économie japonaise, a attiré beaucoup d’étrangers au Japon. Ils se sont mis à travailler sans en avoir légalement le droit dans le bâtiment ou encore la restauration, soutenant l’économie japonaise.

Suite à cette rapide augmentation, la loi sur l’immigration a été réformée en décembre 1989 et il a été décidé que la main-d'œuvre non qualifiée ne serait pas acceptée. Elle a aussi créé un statut à part pour les descendants d’immigrants japonais à l’étranger, ainsi que pour leur conjoint et leurs enfants, celui de teijûsha, c’est-à-dire « résidents fixes », qui avaient eux le droit de travailler.

des travailleurs étrangers venus faire des démarches au bureau de l'immigration avant le renforcement de la loi sur l'immigration afin de demander le retour dans leur pays, le 30 mai 1989 à Tokyo (Jiji)
Des travailleurs étrangers venus faire des démarches au bureau de l’immigration avant le renforcement de la loi sur l’immigration afin de demander le retour dans leur pays, le 30 mai 1989 à Tokyo (Jiji)

Le gouvernement avait pour intention de n’accepter que les personnes ayant des compétences techniques ou professionnelles spécifiques, mais en réalité le marché du travail avait besoin de personnel non qualifié. Pendant quelques années, la présence d’étrangers en situation irrégulière a été tolérée comme un mal nécessaire. C’est ainsi que même après la réforme de décembre 1989, leur nombre a continué à augmenter, pour atteindre le chiffre d’environ 300 000 en 1992. Après l’explosion de la bulle, il a un peu diminué, mais au début des années 2000, il y avait plus 250 000 étrangers en situation irrégulière.

L’exclusion a commencé avec « le plan pour une réduction de 50 % »

Le gouvernement a alors annoncé son objectif de diminuer ce total de moitié et s’est mis à renforcer les contrôles. En effet, grâce aux mesures prises pour accueillir une main-d'œuvre légale, par le biais des descendants d’émigrants japonais et de dispositifs comme le système de stagiaires dans le cadre du Programme technique de formation interne [système connu par son acronyme anglais TITP], le pays n’avait plus besoin de ces travailleurs en situation illégale. Le gouvernement a simultanément commencé à étudier l’accueil de travailleurs non-qualifiés. Le nombre d’étrangers en situation illégale a connu une baisse rapide, passant de 220 000 en 2004 à 150 000 en 2008. Dans le même temps, une utilisation dynamique des « autorisations spéciales » a permis de régulariser près de 50 000 personnes en cinq ans.

En 2006, le ministère de la Justice a publié des directives recommandant que ce statut soit activement accordé aux personnes mariées à des citoyens japonais ou à des résidents permanents au Japon, ou encore aux familles avec enfants présentes au Japon de longue date. Mais ces dernières années, ces directives ne sont plus toujours respectées. Il arrive que de décisions d’expulsion soient prises vis-à-vis de personnes qui auraient précédemment obtenu une « autorisation spéciale ». De plus, depuis 2015 avec à l’horizon les Jeux olympiques de Tokyo en 2020, le contrôle des personnes séjournant en « libération conditionnelle », à qui était accordé de fait la possibilité de travailler, s’est renforcé, et un nombre croissant d’entre elles se sont vues placées en centre de rétention parce qu’on a « découvert » qu’elles travaillaient.

La société japonaise est responsable de la situation

Suzuki Eriko souligne aussi que parmi ceux qui refusent une décision d’expulsion figurent des étrangers séjournant légalement au Japon mais qui ont perdu leur titre de séjour, en raison d’insuffisance de la législation japonaise en matière d’immigration.

« C’est le cas par exemple de stagiaires TITP qui, ne supportant l’exploitation à laquelle ils étaient soumis, se sont échappés et sont restés au-delà de la durée de validité de leur visa. Il me semble que ces personnes sont moins responsables de leur situation que le système qui les a accueillis en tolérant des conditions de travail inférieures. »

Les enfants des personnes d’ascendance japonaise sont aussi en situation difficile parce que rien n’a été mis en place pour les accueillir comme il le fallait.

« Ce n’est que récemment que les écoles et les collectivités locales ont commencé à offrir aux enfants d’étrangers un soutien pour les aider dans l’apprentissage et l’acquisition de la langue japonaise. Dans les années 1990, elles ne fournissaient pas un environnement contribuant à intégrer ces enfants qui parlaient chez eux une autre langue et vivaient dans une autre culture. Parmi ces jeunes qui ont grandi en subissant du harcèlement scolaire et en étant privés de l’occasion de bénéficier d’une éducation, certains se sont laissés entraîner dans la délinquance, en partie parce qu’ils cherchaient à trouver leur place dans la société japonaise. S’ils sont condamnés à de la prison, ils font l’objet de décision d’expulsion une fois leur peine accomplie. Des jeunes ont été expulsés de cette façon, alors qu’ils avaient passé la plus grande partie de leur vie au Japon. »

Depuis la réforme de la Loi sur l’immigration d’avril 2019, le Japon a commencé à accepter des travailleurs non qualifiés. Mais à l’heure actuelle, rien n’est encore clair concernant ce qui sera fait pour les aider à s’intégrer, et cela inclut l’enseignement du japonais comme langue étrangère. On ne sait pas non plus si le statut TITP sera amélioré et fusionnera avec le nouveau statut de compétences spécifiées. À l’heure actuelle, on reconnaît aux personnes qui l’ont et qui ont été licenciées ou contraintes au chômage en raison de la crise sanitaire le droit de changer de métier et de prolonger leur durée de séjour. (Voir notre article : Le traitement des travailleurs étrangers au Japon pendant et après l’épidémie de coronavirus)

Mais les personnes se trouvant dans une situation provisoire et instable parce qu’elles sont en centre de rétention ou n’ont pour tout titre de séjour qu’une « libération conditionnelle », et qui ne peuvent envisager un retour dans leur pays pour des raisons particulières, sont aujourd’hui confrontées à une situation encore plus délicate. En effet, les personnes qui les aidaient jusque-là sont eux-mêmes affectées par la crise sanitaire, et ont par conséquent moins les moyens de soutien sont devenus bien plus compliqués qu’avant la pandémie.

« Beaucoup de Japonais considèrent ces difficultés rencontrées par ces étrangers qui n’ont pas le droit de séjourner légalement au Japon comme un problème qui ne les regarde pas. Mais je voudrais que mes compatriotes s’y intéressent plus, parce qu’il s’agit d’êtres humains qui vivent au sein de leur société. Et parce que la société japonaise, qui a utilisé ces étrangers comme une main-d'œuvre jetable, sans les reconnaître comme réfugiés risquant d’être persécutés dans leur pays, est responsable du problème. »

(Texte et interview de Suzuki Eriko par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : le 9 septembre 2015 des demandeurs d’asile manifestent à Tokyo pour demander le droit de rester au Japon Reuters)

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