Le Japon à l’ère des migrations planétaires

La réforme de l’immigration au Japon : un projet historique en voie de réalisation

Politique Société

À l’heure où le Japon s’apprête à ouvrir sa porte à la main-d’œuvre étrangère, un spécialiste des questions migratoires expose son point de vue sur ce tournant historique et sur le travail qu’il reste à faire.

L’immigration au Japon va connaître un changement majeur le 1er avril 2019, date de l’ouverture officielle du pays aux travailleurs étrangers peu ou moyennement qualifiés. Au titre de la Loi sur le contrôle de l’immigration et la reconnaissance des réfugiés, dans sa version amendée entrée en vigueur le 8 décembre de l’an dernier, les travailleurs qui remplissent les conditions requises pour le nouveau régime de visa « Compétences spécifiées » pourront entrer au Japon dans le but explicite de travailler dans certains secteurs désignés (dont l’agriculture, les soins de santé, le bâtiment, diverses activités manufacturières spécifiques et les services liés à l’hébergement et la restauration) pour une période maximale de cinq ans.

Dans son état actuel, le projet prévoit d’accueillir 345 000 travailleurs au titre du nouveau visa au cours des cinq prochaines années. Il ne s’agit nullement d’un raz-de-marée d’immigrants, mais compte tenu de l’objectif de la nouvelle politique, à savoir remédier à l’aggravation de la pénurie de main-d’œuvre dans un contexte de vieillissement rapide de la population japonaise, on peut s’attendre à voir ce chiffre augmenter.

Ce tournant politique a suscité une vive controverse, qui a culminé dans les derniers mois de l’année 2018. Le débat vigoureux qui s’est engagé à la Diète et dans les médias a constitué en lui-même un événement rafraîchissant dans un pays où l’immigration a longtemps été considérée comme un sujet « tabou » pour les hommes politiques.

Dans la suite de ce texte, j’examine les principales caractéristiques de la réforme récente, en focalisant mon attention sur trois grands points : la nouvelle catégorie 1 de statut de résidence destinée à la main-d’œuvre étrangère peu qualifiée, le passage au statut d’immigré permanent via la catégorie 2, et les mesures d’ordre général en faveur du soutien et de l’intégration des résidents internationaux.

Le nouveau visa de travail de cinq ans

À partir du mois d’avril 2019, les travailleurs étrangers peu qualifiés qui rempliront un certain nombre de conditions, définies par secteurs d’activités en matière de langue et de compétences, seront autorisés à vivre et travailler au Japon au titre du statut de résidence de catégorie 1 pour compétences spécifiées, qui vient d’être créé. La durée de séjour au titre du permis de catégorie 1 sera limitée à cinq ans et les travailleurs ne pourront pas faire venir les membres de leurs familles.

À mesure du déclin de la natalité et de la population en âge de travailler, des pénuries aiguës de main-d’œuvre se sont déclarées dans un certain nombre de secteurs, notamment dans les régions périphériques du pays. Faute d’un dispositif réglementant l’accueil des travailleurs non qualifiés ou peu qualifiés, les autorités ont tenté de combler ce vide juridique en laissant entrer la main-d’œuvre par des voies détournées – le plus souvent en tant que « stagiaires » pour cinq ans dans le cadre du Programme technique de formation interne (TITP selon le sigle anglais), ou en tant qu’étudiants, un statut qui leur permet d’obtenir facilement un permis de travail une fois arrivés au Japon.

Il est malheureusement notoire que le TITP a donné lieu à des violations des droits, mauvais traitements et irrégularités, comme en témoigne la disparition de plus de 7 000 stagiaires par an des lieux de « formation » auxquels ils avaient été affectés. La création du visa de catégorie 1 constitue un pas dans la bonne direction, dans la mesure où elle met en place un dispositif bien visible pour l’accueil et l’emploi des travailleurs étrangers.

Mais des incertitudes demeurent quant à la capacité du nouveau dispositif à empêcher certains abus. En réaction à diverses plaintes et critiques visant le TITP, le gouvernement a pris des mesures en 2017 pour renforcer les protections et le contrôle, en exigeant notamment que les organismes intermédiaires de « supervision » responsables de l’acceptation, du placement et du soutien des stagiaires opèrent sous licence du ministère de la Justice et du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales. Par contre, dans le cadre du nouveau dispositif régissant les visas de travail, la supervision et le soutien seront confiés à des « instances enregistrées de soutien » – soit les employeurs eux-mêmes soit des agences privées.

Or, faute de rigueur tant dans les conditions requises pour l’obtention de la licence que dans le processus de surveillance, la compétition économique entre ces instances risque de déclencher une « course vers le bas », qui aurait des conséquences néfastes en termes de conditions de travail et de qualité des services de soutien. En vue de garantir la responsabilité et la transparence (souvent considérées comme inadéquates dans le cadre du TITP), des voix se sont élevées pour réclamer la publication d’évaluations, effectuées par des tiers, des employeurs et des agences de soutien, ainsi que des mesures conçues pour fournir aux candidats à l’immigration une information objective sur les conditions de travail et les aides qui les attendent au Japon.

Une autre grande incertitude qui plane sur le nouveau dispositif concerne le rôle que jouera à l’avenir le TITP, qui a fonctionné jusqu’ici de facto comme un programme d’accueil des travailleurs invités. Le nouveau dispositif mis en place par le gouvernement définit des quotas d’admission par secteurs d’activités, alors qu’aucune limite de ce genre ne figure dans le TITP. Si le programme de formation reste en vigueur parallèlement au nouveau dispositif, tous les quotas pourraient se trouver privés de sens. Une fois le nouveau dispositif mis en place, les autorités devront donc, soit supprimer purement et simplement le TITP, soit en faire un usage conforme à celui qui était prévu à l’origine, autrement dit l’aide aux pays en développement via le transfert de compétences techniques de haut niveau.

Étant donné que c’est en dehors des grandes zones métropolitaines que les pénuries de main-d’œuvre se font le plus cruellement sentir, la majorité des étrangers entrant au Japon avec un visa de travail de la catégorie 1 vont inévitablement être affectés à des emplois situés dans les régions périphériques. Mais contrairement aux stagiaires du TITP, les travailleurs étrangers titulaires d’un visa seront autorisés à se déplacer librement sur le territoire japonais. La question qui se pose est donc de savoir comment empêcher ce capital humain de graviter vers les grandes villes en quête de salaires plus élevés.

Une option pourrait consister à proposer une incitation financière à rester sur place – peut-être une formule similaire à la subvention que le gouvernement envisage d’offrir aux travailleurs japonais pour les inciter à s’installer en dehors de la zone urbaine de Tokyo –, tout en facilitant la transition vers le statut de catégorie 2, au titre duquel les travailleurs étrangers sont autorisés à vivre indéfiniment au Japon.

Un chemin vers une pérennité de l’immigration ?

Alors que le statut correspondant à la catégorie 1 des compétences spécifiées définit une limite de cinq ans pour le séjour des travailleurs étrangers et leur interdit d’amener leurs familles avec eux, le nouveau dispositif ouvre un chemin pour une immigration légale à long terme via la catégorie 2 du statut de résidence, qui concerne les travailleurs plus qualifiés. L’idée est que les travailleurs de la catégorie 1 puissent accéder à la catégorie 2 pour peu qu’ils se qualifient en passant un examen ou en remplissant d’autres conditions. Toutefois, le projet actuel s’applique à seulement deux secteurs d’activités, le bâtiment et la construction navale, et son entrée en vigueur est prévue pour l’exercice budgétaire 2021. Si le gouvernement est vraiment déterminé à attirer des talents étrangers pour remédier à la pénurie de main-d’œuvre qui sévit au Japon, il doit étoffer ce dispositif, car la possibilité d’accès à un statut supérieur pourrait constituer une bonne incitation à l’immigration avec un visa de catégorie 1.

Sans la possibilité d’un passage au statut supérieur et d’une immigration à long terme, le visa de catégorie 1 n’apportera pas grand chose de plus que n’importe quel programme destiné aux travailleurs invités, comme l’est le TITP. Les employeurs, qui ne verront dans la main-d’œuvre étrangère rien de plus qu’un dépannage temporaire, se montreront peu disposés à consentir des investissements substantiels dans l’enseignement de la langue et la formation professionnelle. Faciliter le passage à la catégorie 2 encouragerait ce genre d’investissement.

En dernier lieu, la survie des secteurs d’activités japonais tributaires des savoir-faire et de l’expertise pourrait être conditionnée par l’adoption d’un dispositif permettant aux travailleurs titulaires d’un visa de cinq ans de développer leurs compétences et d’accéder à un meilleur statut de résidence. Aujourd’hui, nombre de ces secteurs sont confrontés à une pénurie aiguë de travailleurs qualifiés. À moins que nous soyons disposés à investir dans la formation de travailleurs étrangers susceptibles d’occuper ces emplois, il n’est pas exclu que la célèbre tradition de l’artisanat monozukuri, la fabrication d’objets techniques, finisse par s’éteindre.

Les politiques de soutien et d’intégration

Outre les réformes de l’immigration, le gouvernement a annoncé, dans un document publié le 25 décembre 2018 sous le titre « Mesures globales pour l’accueil et l’inclusion des ressources humaines étrangères », un train de mesures de soutien et d’intégration. Les médias ont dans l’ensemble interprété ce document comme un projet en vue de faire face à l’afflux de travailleurs étrangers que la nouvelle politique en matière de visas laisse anticiper, mais je lui attribue quant à moi une portée beaucoup plus vaste.

Le fait est que, avant l’adoption de ces mesures à la fin de l’an dernier, le Japon n’avait pas de politique migratoire digne de ce nom, malgré les 2,6 millions de résidents étrangers qui vivaient d’ores et déjà sur son territoire.

Certes, jusque dans les années 1990, les travailleurs étrangers, vu leur petit nombre (si l’on exclut la vaste communauté des descendants des migrants coréens), ne constituaient pas un problème pour le Japon. Mais la situation a changé de façon spectaculaire au cours des trois décennies de l’ère Heisei. En 1989, première année de cette ère, 980 000 étrangers résidaient au Japon. Fin juin 2018, le chiffre était passé à 2,64 millions, soit approximativement la population de la préfecture de Kyoto. Et pourtant, il aura fallu attendre jusqu’aujourd’hui pour que le gouvernement juge opportun de prendre des mesures visant à assurer à cette partie non négligeable de la population du Japon un accès à l’enseignement de la langue, à une éducation adéquate des enfants et à d’autres services importants.

Pour comprendre les conséquences d’une telle inaction, il nous suffit de regarder du côté de l’Allemagne, qui a elle aussi attendu 30 ans avant d’adopter des politiques de soutien et d’intégration de sa population toujours plus nombreuse d’immigrants.

Confrontée à de sévères pénuries de main-d’œuvre pendant la période de croissance rapide des années 1950 et 1960, l’Allemagne de l’Ouest s’est engagée dans une politique de recrutement de travailleurs étrangers via une série d’accords bilatéraux. Au cours des années 1960 et 1970, l’afflux des migrants turcs a été particulièrement important, dans le cadre d’un programme de travailleurs invités (interrompu en 1973). Le droit à la réunification familiale, introduit en 1974, a contribué à gonfler encore les rangs de la communauté des immigrés turcs. Et pourtant, il aura fallu attendre 2004 et l’adoption de la loi sur l’immigration pour que le gouvernement allemand adopte des politiques et des programmes visant à faciliter l’intégration de ces immigrés dans la société allemande via l’enseignement de la langue et d’autres services. Il se trouve malheureusement que trois décennies de négligence avaient déjà produit leurs fruits, et que c’est souvent à cette négligence qu’on impute les problèmes sociaux – pauvreté, criminalité, discrimination et tension avec la majorité ethnique – qui affectent la communauté turque.

Au Japon aussi il s’est écoulé une trentaine d’années depuis que le gouvernement a entrepris d’alléger les restrictions à l’immigration, d’abord en ouvrant l’accès des visas à long terme aux Latino-Américains d’ascendance japonaise, puis en ayant recours au TITP. Outre cela, des dizaines de milliers de femmes étrangères ont été autorisées à résider de façon permanente au Japon en tant qu’épouses de citoyens japonais, et les difficultés auxquelles étaient confrontés ces immigrants et leurs enfants sont restées pratiquement ignorées.

En 2005, les autorités estimaient à environ 65 000 le nombre des résidents étrangers ayant contracté des mariages avec des ressortissants japonais à des fins d’immigration. Sur ce chiffre, quelque 80 % étaient des femmes de nationalité philippine. De ces mariages – dont beaucoup se sont soldés par des divorces – étaient nés des milliers d’enfants d’ascendance mixte, dont l’intégration au sein de la société japonaise s’est heurtée à des obstacles décourageants tels que déficiences linguistiques, pauvreté, préjugés et discrimination. Cette observation vaut aussi pour les Latino-Américains d’ascendance japonaise. Faute de programmes publics de soutien, nombre de ces enfants ont été laissés sur le bord de la route et sont désormais de jeunes adultes vivant à la marge de la société japonaise.

Dans ce contexte, les « Mesures globales pour l’accueil et l’inclusion des ressources humaines étrangères » annoncées par le gouvernement méritent d’être considérées comme un premier pas vers l’expiation de ce pêché d’omission perpétré pendant 30 ans. Mais un débat beaucoup plus large doit s’instaurer pour évaluer les dommages infligés entre-temps et parvenir à un consensus sur le modèle de société que nous voulons désormais mettre en place.

Ce que veut dire être Japonais

Ceci nous amène à mon dernier point : quel genre de société envisageons-nous, en tant que peuple, pour le Japon dans les années et les décennies à venir ?

Compte tenu des tendances démographiques actuelles et des prévisions d’évolution de la demande de main-d’œuvre dans les prochaines décennies, le Japon pourrait avoir besoin d’accueillir jusqu’à 15 millions d’étrangers, au nombre desquels des immigrants en provenance de pays aussi bien africains qu’asiatiques. Sommes-nous en capacité de faire une place à tous ces gens au sein de la société japonaise ?

En dernier lieu, la vraie question qui se pose est celle de la signification que nous attribuons au fait d’être Japonais. Loin de moi l’idée de tenter de donner une définition de l’identité japonaise dans un bref essai comme celui-ci. Mais qu’on me permette de recourir à une expérience récente pour illustrer mon point de vue sur le sujet.

Lors d’un vol à destination du Japon, j’ai regardé une vidéo, intitulée « Bienvenue au Japon », qui proposait une brève introduction à la culture traditionnelle nippone. J’ai noté avec intérêt que le tout premier personnage historique mis en lumière dans cette introduction était le prêtre chinois Jianzhen (688-763), connu au Japon sous le nom de Ganjin. Jianzhen, expliquait le narrateur, avait non seulement posé les fondations du bouddhisme japonais, mais encore introduit des éléments de la cuisine traditionnelle japonaise aussi essentiels que la sauce au soja et le miso. La vidéo passait ensuite au rôle du bouddhisme zen, qui, après avoir été transmis depuis l’Inde via la Chine, a profondément influencé et transformé le bouddhisme nippon et la culture japonaise dans son ensemble.

C’est là le point essentiel. L’histoire du Japon est marquée par des vagues successives d’influence étrangère, dont chacune a stimulé l’innovation et le progrès et qui sont toutes devenues partie intégrante de la culture propre au Japon. De mon point de vue, Cette acceptation dynamique et cette assimilation créative de l’influence étrangère se trouvent au cœur de l’identité japonaise.

La politique migratoire qui est en train d’émerger au Japon offre matière à débat et mérite d’être étoffée, depuis notre vision basique de l’avenir jusqu’aux mesures spécifiques à prendre en matière d’éducation, de soins de santé et autres services. Cette délibération ne fait que commencer. J’attends avec impatience de voir émerger un débat à multiples facettes intégrant un large éventail de points de vue, y compris ceux des employeurs et des employés, des décideurs politiques et des historiens, des citoyens japonais et des ressortissants étrangers.

(Publié originellement en japonais le 23 janvier 2019. Photo de titre : des stagiaires techniques indonésiens d’une exploitation de la préfecture de Kagawa empaquettent des laitues destinées à être expédiées. Jiji Press)

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