Les femmes soldats dans les Forces japonaises d’autodéfense : repenser leur rôle dans l’armée

Société Genre

Alors que l’invasion de l’Ukraine par la Russie retient notre attention, les réseaux sociaux diffusent des images de femmes soldats les armes à la main. Que des femmes des Forces japonaises d’autodéfense (FAD) soient présentes sur le front, il se peut que cela ne vous parle pas. Ces dernières années pourtant, leur nombre est en augmentation. Leurs missions se sont diversifiées et on les retrouve désormais affectées dans des avions de chasse ou dans des chars. Qu’est-ce qui les motive à rejoindre l’armée et quels rôles leur fait-on jouer ? Nous avons posé la question à Satô Fumika, dont les recherches portent sur l’armée et les questions de genre.

Satô Fumika SATŌ Fumika

Professeure au Centre de Recherche en sociologie de l’université Hitotsubashi, ses travaux portent sur la sociologie du genre, ainsi que sur la sociologie de la guerre et des armées. Après son doctorat obtenu en 2002, elle fait paraître en 2004 aux Presses universitaires de Keiô « Genre et organisation des affaires militaires : les Femmes des Forces d’autodéfense » (Gunji soshiki to gender jieitai no josei tachi) puis elle donne, toujours aux Presses universitaires de Keiô en juillet 2022, « La difficile question des femmes soldats : une sociologie de l’armée et de la guerre au filtre du genre » (Josei heitai to iu nanmon gender kara tou sensô guntai no shakaigaku).

Quand le service militaire est aboli en 1973 aux États-Unis, l’Organisation nationale pour les femmes (NOW), qui est le plus grand organisme féministe des USA, mène un large mouvement militant défendant l’idée qu’à l’instar des hommes, les femmes doivent pouvoir servir dans l’armée. Dans les années 90, lors de la guerre du Golfe qui a joué un rôle déterminant dans l’engagement des femmes, 40 000 soldates sont déployées et participent au conflit. G.I. Jane (À armes égales), un film américain sorti en 1997, donne à voir l’histoire de la toute première femme à se porter volontaire pour faire partie des troupes d’élite des Navy SEALs de la marine américaine. L’héroïne refuse tout traitement spécial et suit un rude entraînement. On a pu voir dans ce film à succès, une œuvre « décrivant l’égalité des sexes à son paroxysme ».

Étudiante en master à la sortie du film, Satô Fumika explique combien ce mouvement ayant cours aux États-Unis l’a mise mal à l’aise, « Est-ce qu’au final l’égalité des sexes, c’est se conformer à la logique et aux normes de la société masculine ? Je me suis demandé si c’était ça, le féminisme. »

Ce sentiment de malaise la pousse à s’intéresser à l’armée, à la guerre et aux questions de genre. Pour sa thèse de doctorat, elle fait porter ses recherches sur les femmes des Forces japonaises d’autodéfense (FAD) qui sont de fait l’« organe des affaires militaires » du pays. « Pour quels motifs ces femmes s’engagent-elles ? Que vivent-elles ? Je me suis dit qu’il ne fallait pas se contenter de les penser comme étant autres. Plus je menais d’entretiens, plus j’avais le sentiment que nous manquerions l’essentiel en les considérant comme des personnes évoluant dans un monde lointain, coupé du nôtre. »

Ses travaux portent leur fruit : en 2004 paraît « Genre et organisation des affaires militaires : les femmes des Forces japonaises d’autodéfense ».

Dans un contexte de forte défiance envers les FAD

« Chez les féministes japonaises, se souvient Satô, on sentait de grandes réticences. Faire des Forces d’autodéfense un objet d’étude suscitait la méfiance. Des voix embarrassées s’élevaient, gênées que ce type de recherche soit lancé. En arrière-plan se dessinait une crainte. Comparer les FAD avec les armées d’autres pays n’allait-il pas conduire de facto à légitimer en tant qu’armée ces Forces d’autodéfense au statut si ambigu ? Cela pouvait donner l’impression que les jeunes chercheurs se rendaient, à leur insu, complices de la militarisation du Japon. »

Satô, qui se sent isolée, est portée par un article de Cynthia Enloe. L’analyste en politique internationale et féministe américaine y indique combien il est important à ses yeux que la recherche se penche sur les effets du patriarcat dans l’armée, sur les processus de militarisation et de démilitarisation et que les problèmes rencontrés par les femmes dans l’armée soient scrutés de près.

Le dernier ouvrage de Satô Fumika : « La difficile question des femmes soldats : une sociologie de l’armée et de la guerre au filtre du genre »  (paru aux Presses universitaires de Keiô, 2022)
Le dernier ouvrage de Satô Fumika : « La difficile question des femmes soldats : une sociologie de l’armée et de la guerre au filtre du genre » (paru aux Presses universitaires de Keiô, 2022)

« Aux États-Unis, il y avait cette idée que s’engager dans l’armée déboucherait sur une amélioration du statut des femmes ou d’autres groupes socialement vulnérables. Mais les Japonais ont une image ambivalente de leurs Forces d’autodéfense. Ici, on ne pense pas que s’engager ou remplir des fonctions militaires signifie forcément devenir un “citoyen japonais de première classe”. »

« La difficile question des femmes soldats » paru dix-sept ans après son premier ouvrage, examine les FAD sous un angle nouveau, à la lumière de l’évolution des armées dans un contexte global.

« Après la Guerre froide, les forces armées ont vu leur rôle évoluer, leur cœur de métier est passé des activités combattantes au maintien de la paix et à des opérations humanitaires. Plutôt que de considérer dans leur spécificité ces FAD à qui il incombe en vertu de l’article 9 de la Constitution de mener des opérations non combattantes (aider des sinistrés par exemple), ne pourrait-on pas faire de ces Forces d’autodéfense le prototype d’une nouvelle espèce d’armée ? Les contacts et les débats que j’ai pu avoir avec des japonologues étrangers m’en ont progressivement convaincue. »

Pallier le manque de recrues masculines et redorer le blason de l’armée

Après-guerre, en vertu de l’article 9 de sa Constitution, le Japon renonce à la guerre. En 1950 le nouvel organe des affaires militaires commence par être un Corps de réserve de la police puis une Force de sécurité nationale, avant en 1954, d’être réorganisé en Forces d’autodéfense. Dès les premiers temps, il avait été prévu que des femmes soient engagées, bien qu’elles aient été limitées à des postes d’infirmières.

Des années 1950 à la première moitié des années 1960, la présence de femmes a contribué à faire la différence, permettant que les FAD se démarquent de l’ancienne armée, analyse Satô.

« Dès le début, l’idée était d’utiliser les femmes pour affaiblir la coloration militaire des Forces d’autodéfense, qu’elles ne soient pas perçues comme une force armée et qu’elles puissent se fondre à la société civile. Il était nécessaire de transformer leur image. »

En 1967, sur fond de pénurie de personnel masculin, les Forces d’autodéfense terrestre étendent l’affectation des femmes à des postes civils (gestion du personnel, administration, approvisionnement, comptabilité, communications, etc.). En période de forte croissance économique, le marché de l’emploi étant favorable aux jeunes hommes, les FAD doivent se tourner vers les femmes pour pallier les difficultés de recrutement.

À partir des années 1970, les femmes figurent de plus en plus fréquemment sur les affiches de recrutement des FAD, leur donnant une image plus douce et accessible.

Certes il y a un manque d’hommes, mais l’ouverture aux femmes est dans l’air du temps et correspond à une tendance globalisée : en 1979, les Nations unies adopte la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, que le Japon ratifie en 1985. L’année suivante, avec l’entrée en vigueur de la Loi sur l’égalité des chances en matière d’emploi, les femmes se voient faciliter l’accès aux postes dans les FAD. Un tournant majeur a lieu en 1992 avec l’admission des femmes à l’Académie nationale de défense du Japon, ce qui leur ouvre désormais la voie à la carrière d’officier.

En 1993, tous les postes s’ouvrent alors aux femmes. Cette fois encore, la situation est à relier au contexte d’un marché du travail en plein essor grâce à la bulle économique de la fin des années 1980 qui génère une pénurie de personnel masculin. Toutefois, afin de « protéger la maternité », des restrictions sont émises, elles concernent notamment les missions en sous-marins ou dans des avions de combat.

Leur champ d’action se diversifiant, les femmes des FAD servent également de « mascottes ». Dans les années 1990, elles sont activement encouragées à participer à des concours de beauté locaux répondant au nom d’« Opération Wine Red ». Celles qui remportent le titre de « Miss » figurent en bonne place dans les magazines et sont mises à contribution lors des campagnes d’affichage des FAD.

La stratégie de « déstigmatisation » de l’ancien Premier ministre Abe

La résolution 1325 du Conseil de sécurité, adoptée par les Nations unies en 2000, exige que, pour des questions de genre, les femmes puissent participer aux processus de paix ainsi qu’aux forces de sécurité. Ainsi en 2002, des femmes des Forces d’autodéfense participent pour la première fois aux opérations de maintien de la paix (OMP) dans le cadre de la mission d’assistance des Nations unies au Timor oriental. Depuis, la participation des femmes aux OMP est devenue la norme. Pour Satô, voir des femmes des FAD interagir avec les populations locales a peut-être contribué à détourner les critiques et évacuer les soupçons portant sur la réalité de leur déploiement dans des « zones de combat ».

Après 2015, la « loi pour promouvoir l’activité des femmes » d’Abe Shinzô, alors Premier ministre, permet une avancée dans l’inclusion des femmes. Différentes annonces se succèdent. En 2015, les Forces d’autodéfense aérienne ouvrent aux femmes l’accès aux avions de chasse ; en 2017, les Forces d’autodéfense terrestre leur ouvrent les unités d’infanterie et de chars ; et en 2018, les Forces d’autodéfense maritime leur donnent accès aux sous-marins. Enfin, dans le cadre d’un plan de mesures pour équilibrer vie professionnelle et vie privée, des garderies d’enfant sont instaurées sur les bases et un système de remplacement du personnel en congé parental est mis en place.

Des femmes des Forces d’autodéfense terrestre défilent lors de la revue des FAD, base d’Asaka, le 14 octobre 2018 (Jiji Press).
Des femmes des Forces d’autodéfense terrestre défilent lors de la revue des FAD, base d’Asaka, le 14 octobre 2018 (Jiji Press).

« Le Premier ministre Abe était sensible au mouvement de la communauté internationale et dans le cadre de sa politique de promotion de la femme, il souhaitait vivement que les femmes puissent participer aux opérations de maintien de la paix. Je pense que du retard avait été pris, tant sur la question des femmes de réconfort qu’en matière d’égalité des sexes car à chaque fois que le rapport mondial sur l’écart entre les femmes et les hommes est publié, le Japon se retrouve en bas de la liste des pays développés. Mais c’était aussi une stratégie pour redorer son blason à l’international et transformer son image de dirigeant révisionniste et belliciste. »

À la fin du mois de mars 2022, les FAD comptent un peu moins de 20 000 femmes, soit environ 8 % de l’effectif total ; en comparaison avec les États membres de l’OTAN (moyenne 2019 = 12 %), la proportion est encore faible. Le ministère de la Défense s’est donné pour objectif de porter ce taux à plus de 12 % d’ici 2030.

Être une oasis pour le cœur de ses camarades masculins

Au Japon, il n’y a pas eu de mouvement féministe poussant les femmes à s’engager dans l’armée. Alors d’où leur vient cette motivation?

« Ce sont des fonctionnaires d’État. À rang équivalent, hommes et femmes perçoivent le même salaire. Mais plus encore que ces considérations économiques, la stabilité de l’emploi est capitale. Par ailleurs, on est plus jugé au mérite que dans le secteur privé et l’on peut s’attendre à avoir une vie stimulante. Les grands tremblements de terre de Kobe en 1995 et de l’Est du Japon en 2011 ont suscité des vocations, nombre de personnes ont voulu s’engager pour s’investir personnellement dans l’aide aux sinistrés. »

Cependant, même dans un cadre de travail progressiste où toutes les opportunités sont offertes aux femmes, des différences entre l’institution et la réalité du terrain peuvent subsister : en janvier 2004, une femme d’un contingent détaché en Irak déclare lors d’une interview télévisée. « Je veux être une oasis pour les hommes fatigués de mon unité. »

Ces propos peuvent paraître surprenants, mais pour Satô ils sont typiques de ce que peuvent déclarer des femmes qui se sont conformées aux FAD. « Tout comme dans le secteur privé, cette stratégie est nécessaire si vous voulez bien vous en sortir, sans faire de vagues, dans une société dominée par les hommes. Le problème est que les femmes ont tendance à se polariser quand elles se retrouvent dans des organisations aux normes masculines. Même dans les Forces d’autodéfense, certaines femmes mettent en avant leur féminité attentive, d’autres pensent qu’elles sont des êtres “de seconde zone” et d’autres encore appartenant à l’élite se considèrent comme des “exceptions” qui peuvent faire aussi bien que les hommes. Ces divisions rendent difficile la collaboration pour améliorer le cadre de travail. »

Le harcèlement sexuel est également un problème grave. « En cas de litige, les soldats, qui sont censés protéger des vies et défendre le pays, sont confrontés à un obstacle de taille s’ils se présentent comme des victimes vulnérables, souligne-t-elle. Ils sont moins enclins à parler et auront tendance à dissimuler les préjudices. La banalisation du harcèlement sexuel a également été observée au sein de forces armées d’autres pays .»

Quel avenir pour les FAD ?

Satô, qui a fait passer des entretiens à des agents des FAD, hommes compris, raconte que ses interlocuteurs lui disent souvent « se sentir victime ».

« Contrairement aux forces armées d’autres pays, ils sont dans une zone grise et ne bénéficient pas d’une légitime reconnaissance de la part du public. Ils sont nombreux à avoir le sentiment que leurs efforts quotidiens n’intéressent personne, que seules les mauvaises conduites retiennent l’attention et qu’ils subissent le contrecoup de campagnes de dénigrement. »

Ce sentiment victimaire a pu générer des déclarations du type: « En cas de harcèlement sexuel au sein de l’institution, même les femmes le font remarquer : alors que ce genre de choses se produit tout le temps ailleurs, on va stigmatiser d’autant plus qu’il s’agit des Forces d’autodéfense. »

« Les partis de gauche ainsi que les féministes se montrent très critiques envers les FAD qu’ils traitent en “autre”, ils ont contribué à creuser un fossé entre les Forces d’autodéfense et la société civile. Gardons un oeil critique, mais de l’extérieur, gardons le lien. Veillons à ce que changent l’organisation des FAD et l’attitude de ceux qui en font partie. »

Satô attire l’attention sur le cas de Gonoi Rina qui était aux FAD et qui a dénoncé sans couvert d’anonymat les violences sexuelles dont elle a été victime quand elle était encore en poste. « Des femmes anciennement aux FAD mais ayant quitté leur travail après avoir subi des préjudices similaires ainsi que des agents toujours en poste commencent à donner de la voix et viennent lui apporter leur soutien dans cette affaire. C’est assez inédit. Ce grand changement est né de #MeToo, mouvement issu de la société numérique. »

Entre-temps, certains signes indiquent que l’invasion de l’Ukraine a donné un coup d’accélérateur au courant de réforme de la Constitution et de son article 9.

« Lorsque l’opinion publique sera dans sa majorité favorable à l’inscription des Forces d’autodéfense dans la Constitution, il faudra faire une veille très attentive et voir comment évolue l’attitude des agents des Forces d’autodéfense qui, si longtemps, se sont sentis opprimés. La réflexion critique menée au crible de la question du genre est encore insuffisante. J’appelle de mes vœux la poursuite de travaux de recherches qui permettraient de rendre visible le vrai visage des hommes et des femmes des Forces d’autodéfense. »

(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : le premier lieutenant Matsushima Misa, première femme à être devenue pilote de chasse au Japon. Base aérienne de Nyûtabaru, préfecture de Miyazaki. Kyôdô)

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