La mort et la politique : histoire des funérailles nationales au Japon

Histoire Politique

Les funérailles nationales d’Abe Shinzô ont eu lieu le 27 septembre 2022. Avant lui, seul un autre Premier minstre avait fait l’objet de telles obsèques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’article qui suit revient sur l’histoire de ces cérémonies depuis leur origine, à la fin du XIXe siècle.

Les cérémonies à la mémoire des dirigeants de l’ère Meiji

Les funérailles nationales sont financées par l’État en tant que cérémonies destinées à pleurer la perte d’une personne ayant accompli de grandes choses au service de la nation. Bien des gens considèrent qu’elles constituent le plus grand honneur qu’on puisse recevoir.

C’est en 1868, à la Restauration de Meiji, que le Japon a fait un pas de géant dans la modernité. Une décennie plus tard, en 1878, Ôkubo Toshimichi, l’un des plus puissants dirigeants de l’ère Meiji, a été assassiné par un ancien samuraï mécontent. L’année précédente, le gouvernement de Meiji s’était trouvé confronté à la Rébellion de Satsuma, une insurrection menée par Saigô Takamori, un acteur clef de la Restauration. Le gouvernement a réussi à en venir à bout, mais s’est retrouvé gravement fragilisé.

Itô Hirobumi — qui allait devenir Premier ministre du Japon — et d’autres ont voulu organiser à grands frais de grandioses funérailles pour Ôkubo, afin de faire passer le message que l’empereur et de nombreux citoyens pleuraient sa mort, et de réprimer par la même occasion les tendances subversives. Quelque 1 200 personnes se sont rassemblées à la résidence d’Ôkubo pour la cérémonie funéraire, et cet événement a servi de prototype pour les funérailles nationales qui allaient suivre. Depuis lors, les personnages puissants du moment en ont fait un outil au service de leurs ambitions politiques.

Les premières funérailles nationales officielles ont eu lieu en 1883 en hommage à Iwakura Tomomi, un autre grand personnage de la Restauration de Meiji. Le statut de cérémonie nationale leur a été attribué par le grand ministre d’État, qui était alors le plus haut dignitaire du gouvernement de Meiji. D’autres funérailles nationales ont eu lieu par la suite, à la mémoire de personnages importants de la puissante faction des dirigeants des anciennes provinces de Satsuma (aujourd’hui préfecture de Kagoshima) et Chôshû (aujourd’hui préfecture de Yamaguchi).

En 1909, Itô Hirobumi a été assassiné par balles dans la gare de Harbin, au nord de la Chine, et des obsèques nationales ont été célébrées à sa mémoire. Une foule immense a envahi le parc Hibiya, à Tokyo, pour pleurer la perte du dirigeant de Meiji mort à l’étranger. Puis en 1912, l’empereur Meiji est décédé et a fait l’objet des premières funérailles nationales, selon les normes modernes, dédiées à un empereur japonais.

La législation funéraire

Quand l’empereur Taishô, le successeur de l’empereur Meiji, est tombé gravement malade, le gouvernement s’est empressé de promulguer des textes de loi sur les funérailles à la mémoire des empereurs et des membres de la famille impériale. En octobre 1926, une loi sur les funérailles nationales est entrée en vigueur, deux mois seulement avant la mort du souverain.

La loi ne contenait que cinq articles. Le premier stipulait que des funérailles nationales seraient accordées aux empereurs, impératrices et anciennes impératrices. Le troisième déclarait que ces funérailles pouvaient être attribuées pour services émérites reconnus par l’empereur. Mais le cinquième autorisait le Premier ministre à décréter des funérailles nationales avec l’accord de l’empereur, ce qui voulait dire que le gouvernement de l’époque pouvait bel et bien prendre des décisions en la matière.

Des héros de la marine

Dans l’ambiance militariste des années 1930 et 1940, deux funérailles nationales ont été consacrées à des héros de la marine japonaise. Les premières ont eu lieu en 1934, en hommage à Tôgô Heihachirô, qui avait joué un rôle déterminant en tant qu’amiral de la Flotte combinée du Japon pendant la Guerre russo-japonaise. Les secondes se sont déroulées en 1943, en l’honneur de l’amiral Yamamoto Isoroku, qui avait supervisé l’attaque surprise de 1941 sur Pearl Harbor, à l’origine de l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Son avion avait été abattu au-dessus des îles Salomon et sa mort gardée secrète pendant environ un mois. Mais en fin de compte ses funérailles nationales ont été mises à contribution pour renforcer le moral de la population en temps de guerre. Yamamoto a été la première personne n’appartenant ni à la famille impériale ni à l’aristocratie (Tôgô avait été élevé au rang de pair) à recevoir des funérailles nationales.

Le cortège des funérailles nationales de l'amiral Yamamoto Isoroku traverse le parc Hibiya, à Tokyo, le 5 juin 1943. (Kyôdô)
Le cortège des funérailles nationales de l’amiral Yamamoto Isoroku traverse le parc Hibiya, à Tokyo, le 5 juin 1943. (Kyôdô)

En 1947, avec l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution d’après-guerre, la loi sur les funérailles nationales a cessé de s’appliquer. Dans le même temps, l’article 25 de la nouvelle Loi sur la Maison impériale, promulguée la même année, stipulait que « Au décès de l’empereur, les rites des funérailles impériales seront célébrés ». Il était donc clair que l’empereur ferait l’objet de funérailles nationales, mais le flou continuait de régner quant à savoir qui d’autre y avait droit.

En 1951, alors que l’occupation du Japon était toujours en cours sous l’autorité du Quartier général du Commandement suprême des forces alliées, l’impératrice Teimei, mère de l’empereur Hirohito, est décédée. Au titre de la législation précédente, elle aurait reçu des obsèques nationales, mais en l’absence de tout texte de loi, le Premier ministre Yoshida Shigeru a décidé de ne pas lui en accorder. Ceci étant, vu que le coût de la cérémonie a été prélevé sur le budget public de la famille impériale plutôt que sur ses fonds privés, il s’est agi en fin de compte, malgré l’absence de statut officiel, de funérailles quasi-nationales.

Rendre hommage à un mentor

Yoshida, semble-t-il, pensait que, au titre de la nouvelle Constitution, les funérailles nationales étaient réservées à l’empereur. Et pourtant, il allait faire l’objet des premières funérailles nationales de l’après-guerre.

Yoshida a accompli deux mandats de Premier ministre entre 1946 et 1954, pour un total de sept années, au cours desquelles il a négocié la fin de l’occupation américaine et le retour du Japon à l’indépendance. Il est mort le 20 octobre 1967. À ce moment, c’est Satô Eisaku qui était Premier ministre. Protégé de Yoshida, il avait fait appel à ses services tout au long de sa vie, et il décida que son mentor méritait des funérailles nationales.

Bien que cela n’ait sans doute pas influencé directemant sa décision, Yoshida avait en outre protégé Satô dans une affaire de corruption. Ce dernier était secrétaire général du Parti libéral quand il fut accusé d’avoir reçu des pots-de-vin de sociétés de construction navale en 1954. Yoshida exerça des pressions sur le ministre de la Justice pour l’inciter à refuser d’approuver les poursuites, jusqu’à l’acquittement de Satô dans le cadre d’une amnistie générale accordée en 1956 pour célébrer l’admission du Japon aux Nations Unies.

Les ordres envoyés depuis Manille

Deux semaines avant la mort de Yoshida, le Premier ministre Satô était parti effectuer une tournée en Asie du Sud-Est et en Australie. Il se trouvait à Manille quand la nouvelle lui est parvenue et il décida de réclamer des funérailles nationales sans précédent depuis la fin de la guerre. Il a écrit dans son journal de bord qu’il fallait immédiatement faire appel au Secrétaire général du cabinet pour lancer les préparatifs.

Satô a égament contacté le politicien du Parti libéral démocrate Sonoda Sunao, vice-président de la Chambre des représentants, quelques heures après avoir entendu parler de la mort de Yoshida. Un récent article du Tokyo Shimbun du 5 septembre 2022 dit qu’il a demandé à Sonoda de persuader le dirigeant du Parti socialiste japonais, la principale force d’opposition, de se prononcer en faveur de funérailles nationales, vu qu’elles n’étaient pas fondées juridiquement, et que Sonoda a obtenu cet accord le même jour. Satô a interrompu sa tournée et il est revenu au Japon le lendemain soir. Il s’est rendu directement à la résidence de Yoshida à Ôiso, dans la préfecture de Kanagawa, pour lui rendre hommage.

Le 23 octobre, il a convoqué une réunion extraordinaire du cabinet, où il a fait passer la décision d’organiser des funérailles nationales pour Yoshida. Après quoi il s’est rendu directement à la messe funéraire célébrée à la demande des membres catholiques de la famille de Yoshida (Yoshida lui-même avait déclaré de son vivant qu’il souhaitait se concertir au catholicisme, et reçu le baptême juste après son décès), avant de quitter ses vêtements de deuil et de rendre à l’empereur Hirohito une visite au cours de laquelle il a parlé de son voyage et de ses projets funéraires pour Yoshida. Le Parti communiste japonais mis à part, l’idée n’a guère suscité de résistance active dans les partis d’opposition, si bien que Satô a été en mesure de régler la question juste trois jours après la mort de Yoshida.

Le 31 octobre, des funérailles nationales ont été célébrées en hommage à Yohida Shigeru au Nippon Budôkan de Tokyo, avec plus de 5 000 participants, dont le prince héritier Akihito et la princesse héritière Michiko, d’autres membres de la famille impériale et des dignitaires étrangers. En tant que président du comité funéraire, Satô a prononcé un éloge funèbre, dans lequel il a parlé des efforts consentis par Yoshida en vue de reconstruire le Japon après la défaite et l’occupation étrangère, et déclaré que la restauration de l’indépendance nationale constituait le plus grand exploit de l’après-guerre.

Aujourd’hui, la polémique des obsèques d’Abe Shinzô

Sans l’intervention enthousiaste de Satô, Yoshida n’aurait jamais eu de funérailles nationales juste 11 jours après sa mort. Aujourd’hui, 55 ans plus tard, les sondages d’opinion ont montré que beaucoup de gens avaient été hostiles à l’idée d’une cérémonie similaire en hommage à Abe Shinzô, en dépit des circonstances de son décès. Cela tient en partie au fait que les avis sont partagés quant à son bilan, sans oublier le débat en cours à propos des relations qu’il entretenait avec la secte Moon, aussi appelée Église de l’Unification.

Satô a agi avec célérité pour obtenir l’accord des partis d’opposition et d’autres acteurs, mais on ne trouve aucune trace de ce genre d’initiative chez le Premier ministre Kishida Fumio, président du comité funéraire dans le cas d’Abe, et les différences entre leurs comportements sont manifestes.

(Photo de titre : les funérailles nationales de l’ancien Premier ministre Yoshida Shigeru au Nippon Budôkan le 31 octobre 1967. Jiji)

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