« Le Japon doit être le meneur de l’aide humanitaire en Afghanistan » : grand entretien avec l’ambassadeur à Tokyo

Politique International

Cela fait près d’un an et demi que les Talibans ont repris le contrôle de l’Afghanistan. Le docteur Shaida Mohammed Abdali avait été désigné comme ambassadeur du pays au Japon sous la précédente administration, et il continue de servir son pays depuis Tokyo. Il presse le Japon de jouer un rôle décisif dans l’établissement d’un gouvernement qui puisse mieux servir les intérêts des Afghans.

Shaida Mohammad Abdali Shaida Mohammad Abdali

Ambassadeur de l’Afghanistan au Japon. Né à Kandahar en 1979 et issu de l’ethnie Pachtoune. Après avoir étudié à l’université de la Défense nationale aux États-Unis et à l’université Jawaharlal Nehru en Inde, il a travaillé pour Oxfam et d’autres organisations internationales non-gouvernementales avant de devenir assistant spécial du président afghan Hamid Karzai en 2001. De 2012 à 2018, il été ambassadeur de l’Afghanistan en Inde ainsi qu’ambassadeur non résident aux Maldives, au Sri Lanka, au Bhutan et au Népal. Bien qu’il se soit initialement présenté aux présidentielles afghanes de 2019, il s’est ensuite retiré afin de soutenir la campagne d’Ashraf Ghani. Il a été désigné ambassadeur de l’Afghanistan à Tokyo en mai 2021.

Coupé du gouvernement

Le docteur Shaida Abdali a été désigné ambassadeur de l’Afghanistan au Japon en mai 2021, mais trois mois plus tard, la ville de Kaboul était reprise par les Talibans, qui y ont établi un gouvernement intérimaire. Bien qu’il n’y ait pas de reconnaissance diplomatique entre le gouvernement japonais et les Talibans, le Japon continue de reconnaître Abdali comme représentant de l’Afghanistan, mais son ambassade à Tokyo ne reçoit plus de fonds du gouvernement afghan.

Utilisant ses sources de revenus limitées, comprenant notamment des donations et les frais des demandes de visa, l’ambassade continue d’offrir du soutien aux réfugiés et au résident afghans de l’archipel. Le docteur Abdali maintient également fréquemment le contact avec le ministère des Affaires étrangères japonais ainsi qu’avec les officiels et les politiciens, et milite pour plus d’aide humanitaire en Aghanistan et pour la tenue de conférences de donateurs à Tokyo.

Nous nous sommes entretenus avec le docteur Abdali dans l’ambassade d’Afghanistan (situé dans le quartier de Roppongi à Tokyo), devenue bien calme depuis qu’elle a été obligée de diminuer ses opérations et de laisser partir près de 70 % de ses employés.

L’aide japonaise a permis de construire de nombreuses écoles

De quelle manière l’ambassadeur voit-il l’état actuel de l’Afghanistan ?

« Puisque le retour des Talibans en août 2021 a entraîné la sortie de l’Afghanistan de la communauté internationale, le commerce est morose, l’économie empire encore davantage et le taux de chômage monte, et de plus en plus de gens vivent dans la pauvreté. Les Afghans continuent de fuir le pays. L’Afghanistan a non seulement souffert de sécheresses et d’inondations, mais en juin 2022, de nombreuses personnes ont été affectées par le tremblement de terre majeur qui a touché l’est du pays. Et avec l’arrivée de l’hiver, la situation est de plus en plus grave. Les citoyens afghans ont besoin d’une assistance complète, en particulier dans les zones rurales. Bien que je ne représente pas le gouvernement taliban actuellement au pouvoir, je continue à agir à Tokyo pour l’Afghanistan, parce que mon peuple a besoin de toute l’aide possible. »

Après la chute du gouvernement des Talibans en 2001, les Japonais ont pu établir une relation privilégiée avec l’Afghanistan. Abdali note que les Afghans considèrent le Japon comme le pays le plus capable de mener les efforts pour continuer à les soutenir. « L’aide japonaise n’est pas liée à la politique ou à l’action militaire », dit-il. « Je dirais plutôt qu’elle est donnée pour des raisons amicales. Depuis le début de l’occupation actuelle, le Japon s’est déjà engagé à donner une aide humanitaire importante à l’Afghanistan, qui a été déployée via l’ONU et d’autres organisations. »

« Pendant les 22 dernières années, le Japon a joué un rôle très important pour soutenir l’Afghanistan. En 2002 et en 2012, Tokyo a organisé deux importantes conférences de donateurs qui ont permis de lever des milliards de dollars d’aide de la communauté internationale. L’aide japonaise a permis de construire de nombreuses écoles et beaucoup d’infrastructures sociales. » (Voir notre article : Les cartables japonais « randoseru » contribuent à l’éducation des petits afghans)

Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan intervient durant la Conférence de Tokyo sur l’Afghanistan en janvier 2002. Koizumi Jun’ichirô, Premier ministre du Japon, Hamid Karzai, chef du gouvernement de transition afghan, ainsi que le Secrétaire d’état américain, Colin Powell, sont assis à ses côtés. (© Jiji)
Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan intervient durant la Conférence de Tokyo sur l’Afghanistan en janvier 2002. Koizumi Jun’ichirô, Premier ministre du Japon, Hamid Karzai, chef du gouvernement de transition afghan, ainsi que le Secrétaire d’état américain, Colin Powell, sont assis à ses côtés. (© Jiji)

La précieuse contribution du docteur Nakamura Tetsu

En particulier, selon le docteur Abdali, la contribution du docteur Nakamura Tetsu, chef du service médical de la paix (PMS Japan) de l’organisation caritative « L’Association de Peshawar », symbolise ce que sont les vraies valeurs japonaises. Il avait été tué dans un attentat en décembre 2019.

« Le docteur Nakamura est une personne qui a décidé de quitter le confort du Japon pour vivre parmi les personnes les plus pauvres du monde, des gens à qui tout le monde a tourné le dos. Bien qu’il ait réussi à sauver de nombreuses vies en tant que médecin, il a ensuite eu à faire face à d’importantes sécheresses. Ayant décidé que les maladies pouvaient être traitées plus tard et qu’il fallait tout d’abord assurer la survie des gens, il s’est détourné de la médecine pour se lancer dans l’aide à l’agriculture, et a construit un canal de drainage de 27 kilomètres. » Pour cette construction, le docteur a emprunté certaines des méthodes utilisées à l’époque d’Edo (1603-1868) pour construire le barrage de Yamada sur la rivière Chikugo qui coule à travers la préfecture de Fukuoka dont le docteur Nakamura est natif.

Le caractère franc du docteur Nakamura a beaucoup ému les Afghans, déclare Abdali.

« Portant des sacs de pierres sur son propre dos, il a travaillé avec les ouvriers pour construire le canal, a planté des millions d’arbres, et a transformé un désert de mort en désert de vie. Les graines que le docteur Nakamura a semées seront transmises à la nouvelle génération et porteront leurs fruits. Il est définitivement entré dans le cœur de tous les Afghans. Le docteur Nakamura n’est malheureusement plus parmi nous, mais son héritage perdure toujours. »

Une photographie de Nakamura Tetsu est disposée à l’ambassade de l’Afghanistan. (© Senba Osamu)
Une photographie de Nakamura Tetsu est disposée à l’ambassade de l’Afghanistan. (© Senba Osamu)

Soutenir les plus modérés des Talibans ?

« L’infrastructure construite par Nakamura sert un but très utile dans la vie des Afghans, cependant, si la communauté internationale commence à se détourner de l’Afghanistan, ces réalisations seront perdues », insiste-t-il.

« Pour tirer des bénéfices de ces conceptions passées, l’effort de reconstruction de l’Afghanistan doit prendre une nouvelle direction. Le Japon est dans une position idéale pour faire pression sur la communauté internationale afin d’obtenir de l’aide. J’aimerais voir se tenir une autre Conférence de Tokyo sur l’Afghanistan, semblable à celles d’il y a 10 et 20 ans, et qu’elle appelle les Talibans à créer un gouvernement qui puisse inclure tous les groupes ethniques. On pourrait la concevoir comme un deuxième sommet de Bonn, semblable à la première Conférence internationale sur l’Afghanistan tenue à Bonn en décembre 2001 et qui a pressé les différents peuples à s’unir. »

Selon Abdali, le Japon a appris l’importance de faire la paix suite à ses expériences guerrières passées, et sert désormais d’intermédiaire entre l’Asie et l’Occident. L’Archipel, qui est membre non permanent du conseil de sécurité des Nations unies en 2023 et 2024, et préside le puissant G7 cette année, est dans une position idéale pour lancer d’importantes initiatives internationales. Abdali note : « Je suis certain que la communauté prendra bien compte de l’opinion du Japon, un pays qui a toujours considéré de manière désintéressée l’importance de la paix, de la stabilité et de la prospérité de l’Afghanistan. »

Au cours des 20 dernières années, le Japon a été le second pays, juste derrière les États-Unis, à offrir de l’aide financière à l’Afghanistan, ce qui reflète la coopération entre le Japon et son allié américain. Les États-Unis se sont toutefois désormais retirés de l’Afghanistan. Il est donc plus difficile pour le Japon d’agir de manière indépendante. Il est capable d’offrir une assistance précieuse, mais c’est la volonté politique qui est importante aujourd’hui.

Quand on lui demande quelle est la position du gouvernement japonais, Abdali répond : « Le ministère des affaires étrangères considère la situation avec prudence et n’a toujours pas formulé de réponse claire. Le rôle des Américains est important. Thomas West, représentant spécial du Département d’état des États-Unis pour l’Afghanistan, a voyagé tout autour du monde afin de poursuivre le dialogue avec les principaux pays. West a visité le Japon au début du mois de décembre 2022 et a tenu des discussions avec des représentants du gouvernement japonais, tout en établissant des contacts avec la fondation pour la paix Sasakawa, une organisation qui a offert d’importantes contributions pour résoudre les problèmes de l’Afghanistan. »

Depuis l’obtention de son poste d’ambassadeur à Tokyo en 2021, Abdali s’est fait un devoir de pousser le Japon à mener une conférence majeure de lever de fonds pour l’Afghanistan. « Les États-Unis ont signé un traité de paix avec les Talibans », explique-t-il, « et je pensais qu’une conférence des nations donatrices serait nécessaire pour créer un nouveau gouvernement qui puisse traiter tous les Afghans de manière égale. Malheureusement, les évènements ont pris une tournure tout à fait différente. Puisque le gouvernement afghan était exclu des négociations de paix entre les États-Unis et les Talibans, nous avons été incapables de bâtir une relation de confiance. »

Le président Ashraf Ghani, qui a exercé entre 2014 et 2021, a été mis en exil lorsque les Talibans ont pris le pouvoir dans la capitale. Comme Abdali l’explique cependant, il n’est plus celui qui, par ses propres efforts, peut bâtir des connections qui puissent aller de l’avant.

« Ghani avait initialement été introduit par Lakhdar Brahimi, l’ancien représentant des Nations unies en Afghanistan. Il servait auparavant comme ministre des Finances, mais en tant que président, il a fait de nombreuses erreurs, et il n’était pas le dirigeant que nous espérions. L’ancien président Karzai est actuellement en cours de pourparlers avec les Talibans, et je communique fréquemment avec lui pour parler des efforts renouvelés du Japon afin de provoquer des changements en Afghanistan. J’ai travaillé sous l’administration Karzai pendant les 20 dernières années. C’est un ardent soutien des efforts pour forger des liens plus étroits avec le Japon, et de la même manière, de nombreux autres Afghans travaillent sur le terrain pour résoudre la crise actuelle. »

Shaida Abdali (© Senba Osamu)
Shaida Abdali (© Senba Osamu)

Le mouvement taliban est assez vaste, souligne l’ambassadeur, et tous les Talibans ne pensent pas pareil. Ils obéissent cependant aux décisions faites par leurs supérieurs.

« Leurs opinions peuvent différer, notamment au sujet de l’éducation des femmes, mais les dirigeants talibans ont pour leur part une vision rétrograde de l’éducation et des droits des femmes. Cela signifie que nous devons vivre avec la réalité des talibans, mais qu’en même temps nous devons essayer de soutenir les plus modérés afin que leurs opinions prédominent. »

« Mon message pour eux est que les organisations internationales ont d’importants fonds destinés à l’Afghanistan qui peuvent être utilisés si le gouvernement est reconnu par la communauté mondiale. Aucune nation ne peut opérer ou être auto-suffisante sans cette reconnaissance. Une solution négociée à la hâte ne saurait toutefois durer. Par conséquent, nous devons considérer de nouvelles manières de procéder avec prudence, et les implémenter au fur et à mesure. »

Le rôle du Japon après le départ des Américains

De manière réaliste, que peut donc faire le Japon ? Depuis l’établissement du gouvernement intérimaire, les Talibans ont dissout le parlement, suspendu la constitution déclarée par la précédente administration, et privé les femmes de leurs droits au travail et à l’éducation. Aucun pays n’a encore reconnu le gouvernement taliban.

Pendant les 20 années avant 2021, le gouvernement japonais a investi environ 6,9 milliards de dollars d’aide à l’Afghanistan, ce qui en fait le deuxième plus gros pays donateur après les États-Unis. Comme il n’est actuellement pas possible d’offrir de soutien financier au gouvernement taliban, les Japonais fournissent une aide humanitaire à travers les organisations internationales et non gouvernementales. Alors que l’ambassade japonaise à Kaboul venait d’être fermée, le ministère des Affaires étrangères japonais a décidé de relancer certaines de ses opérations en automne 2022, tout en surveillant les risques. Okada Takashi, l’ambassadeur japonais en Afghanistan, prend tour à tour le relais avec d’autres diplomates expérimentés à Kaboul, afin de faire de l’aide humanitaire et de réunir des informations pour les citoyens japonais du pays.

Le gouvernement japonais aurait vraisemblablement été impliqué dans le dialogue avec les Talibans, encourageant ces derniers à respecter les droits des femmes. À la fin des années 1990, le Japon a appelé le gouvernement taliban de l’époque à faire partie des négociations de paix avec l’Alliance du nord, avec laquelle ils se battaient pendant la guerre civile. En 2012, deux dirigeants talibans se sont rendus à la Conférence Dôshisha pour la construction de la paix en Afghanistan (tenue par l’université Dôshisha) et ont visité le Mémorial de la bombe atomique à Hiroshima. Le fait que le Japon soit le seul pays à avoir souffert de l’utilisation d’une arme nucléaire contre lui contribue à l’empathie de certains Talibans face vis-à-vis de l’opinion des Japonais.

Les deux conférences de Tokyo tenues par le gouvernement japonais ont toutefois pris place sous l’administration Karzai, et ont été caractérisées par des actions concertées comprenant les États-Unis et toutes les autres nations industrialisées présentes. Dans la réalité actuelle, dans laquelle le gouvernement taliban ne garantit pas les droits des femmes, convoquer les différents pays pour une conférence internationale d’aide n’est pas une mince affaire. De plus, à cause de la guerre en Ukraine, de la crise de Myanmar et de tous les problèmes actuels, le Japon et la communauté internationale ont encore moins de fonds et de temps à investir en Afghanistan. Le soutien passé de l’Archipel au pays servait aussi les intérêts nationaux japonais, en soulignant l’alliance entre le Japon et les Américains. Puisque ces derniers ont quitté le pays, cette coopération n’est désormais plus possible.

Le Japon doit fondamentalement repenser l’intérêt national de fournir de l’aide à l’Afghanistan, de dialoguer avec le peuple afghan dont les Talibans, et aider à créer un cadre approprié pour les relations avec ce pays au sein de la communauté internationale.

(Photo de titre : © Senba Osamu)

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