La modernisation de l’alliance Japon-États-Unis, une course contre la montre face au risque chinois

Politique International

La « modernisation » de la relation nippo-américaine a été le mot clef du sommet de janvier 2023 entre le président des États-Unis et le Premier ministre japonais. Voici quelques explications sur la signification de cette rencontre et les questions pendantes en matière de coopération de sécurité et de défense.

La visite aux États-Unis et en Europe effectuée au début du mois de janvier par le Premier ministre Kishida Fumio, pendant laquelle il s’est entretenu avec le président Biden, lui a permis de lancer son programme diplomatique qui s’inscrit en opposition aux tentatives de la Chine et de la Russie de modifier l’ordre international. Cette tournée a été réalisée moins d’un mois après qu’il a fait approuver la révision des trois documents de la doctrine japonaise de sécurité, qui comprend maintenant la possession d’une capacité de contre-attaque.

La manière dont le dirigeant japonais a procédé pour parvenir à une déclaration conjointe qui symbolise le renforcement de l’alliance nippo-américaine est tout à fait remarquable. Mais il reste aux deux parties de nombreuses questions pendantes, et il sera essentiel, pour donner corps à ces efforts, d’établir rapidement cette capacité de riposte et de donner plus de profondeur à la coopération en matière de sécurité avec d’autres pays que les États-Unis.

Le « risque chinois » dans quatre ans

La première raison qui conduit le gouvernement Kishida à accélérer le renforcement de cette alliance est que l’on considère que c’est autour de 2027, dans moins de cinq ans, que le risque d’une invasion de Taïwan par la Chine sera le plus élevé. Cette année marquera la fin du troisième mandat historique obtenu en octobre dernier par le président Xi Jinping qui s’est d’une part donné pour mission de restaurer la pleine splendeur de son pays, et d’autre part le centenaire de l’Armée populaire de libération. Si Xi Jinping vise à obtenir un quatrième mandat après 2027, le risque d’une invasion chinoise de Taïwan afin de réunifier la province au reste du pays est extrêmement élevé.

Lorsque la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine en février 2022, le Premier ministre Kishida a critiqué cette tentative de changement territorial unilatéral par la force, parce qu’à ses yeux ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui pourrait arriver demain en Asie de l’Est, et il a joué un rôle de premier plan pour l’imposition de sanctions à la Russie et le soutien à l’Ukraine lors du sommet du G7. Sa perception globale de la situation le conduit à projeter la crise européenne sur le comportement hégémonique de la Chine vis-à-vis de l’archipel des Senkaku ou de Taïwan. Et environ trois mois après l’agression russe en Ukraine, il a promis, lors du sommet qu’il a eu en en mai avec le président Biden en visite au Japon, de renforcer drastiquement les capacités de défense japonaises, et d’augmenter considérablement le budget de la défense. S’il s’est engagé à le porter à 2 % du PIB d’ici à l’exercice fiscal 2027, après la révision des trois documents de la doctrine japonaise de sécurité (stratégie de sécurité nationale, stratégie de défense nationale, et plan de développement de la capacité de défense), et s’il manifeste son intention d’acheter des missiles de croisière américains, c’est pour être capable de réagir à temps au risque chinois.

Le sens de la « modernisation »

Lors du récent sommet entre Joe Biden et Kishida Fumio, c’est le mot « modernisation » qui a été utilisé, et non celui de « renforcement ». C’est significatif. Jusqu’à présent, le Japon se consacrait, dans sa relation d’alliance avec les États-Unis, à occuper le rôle défensif du bouclier, alors que celui d’épée, de riposte ou d’attaque contre l’ennemi était confié à l’armée américaine. Mais avec l’annonce du Japon qu’il détiendra dorénavant une capacité de contre-attaque, il va aussi assumer le rôle d’épée (capacité offensive) vis-à-vis de bases ennemies.

Alors que la Chine augmente son armement à une allure effrayante, et que la Corée du Nord améliore ses missiles, le Japon et les États-Unis sont tous les deux d’accord sur le fait que l’époque où le Japon pouvait s’appuyer entièrement sur les États-Unis pour les ripostes et les attaques est révolue, et ce terme de « modernisation » est employé dans le sens de porter à une autre dimension la répartition des rôles au sein de l’alliance conformément à la réalité actuelle.

Si le Japon acquiert des capacités de contre-attaque et d’attaque, même limitées, cela constitue un changement important de la politique de sécurité japonaise, comme l’a déclaré le Premier ministre Kishida dans son discours de Washington : « Je suis convaincu que cette décision importante s’inscrira dans l’histoire, comme la conclusion du traité de sécurité entre le Japon et les États-Unis par le Premier ministre Yoshida Shigeru, la révision de ce traité par le Premier ministre Kishi Nobusuke, et les lois de 2015 sur les Forces d’autodéfense adoptées alors que feu Abe Shinzō était Premier ministre. » L’administration Biden a pour sa part exposé en octobre dernier, dans deux documents stratégiques, la « Stratégie de sécurité nationale » et la « Stratégie de défense nationale », le concept de « dissuasion intégrée » qui attache de l’importance à l’expansion de la contribution et du rôle des alliés des États-Unis, et elle se réjouit du changement de la politique japonaise de sécurité.

Une coopération de sécurité multi-couche

La présidence du G7 par le Japon cette année, dont il accueillera le sommet en mai à Hiroshima, et son élection au siège de membre non-permanent du Conseil de sécurité de l’ONU pour un mandat de deux ans, ce qui lui a permis de le présider en janvier, jouent en faveur de la politique étrangère du Premier ministre. Avant de se rendre aux États-Unis le mois dernier, il a effectué des visites dans quatre pays, le Canada et trois pays européens, en utilisant à plein le rôle du Japon comme hôte du G7.

En Italie, il a porté la relation entre les deux pays au niveau d’un partenariat stratégique, sur la base du projet conjoint Japon-Royaume-Uni-Italie de développement d’un avion de combat de prochaine génération, et les deux pays se sont entendus pour tenir dans le premier semestre 2023 des réunions de travail entre des hauts fonctionnaires des ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Des réunions du même niveau auront aussi lieu avec la France, et les deux pays se sont entendus pour renforcer leur coopération de sécurité et de défense grâce à des exercices militaires dans le cadre de leur « partenariat d’exception ». (Voir notre article : Kishida Fumio en France : le Japon est un « partenaire d’exception » pour Emmanuel Macron)

Enfin, lors d’entretiens avec le Premier ministre britannique Sunak, a été signé un accord d’accès réciproque, permettant aux Forces d’autodéfense japonaise et à l’armée britannique d’effectuer plus facilement des manœuvres conjointes. Les deux premiers ministres se sont entendus pour renforcer plus encore leur coopération de sécurité, jusqu’à un niveau qui en fait quasiment des alliés.

Depuis l’époque où Abe Shinzô était Premier ministre, le Japon et le Royaume-Uni ont une relation de solidarité étroite, et l’on se souvient qu’en septembre 2021 le porte-avion le plus moderne de la Royal Navy avait fait escale à Yokosuka, et que la Royal Navy et les forces maritimes d’autodéfense avaient organisé des manœuvres conjointes en ayant à l’esprit la présence de la Chine. Le Royaume-Uni est le deuxième pays avec lequel le Japon signe un accord d’accès réciproque, le premier ayant été signé avec l’Australie en février 2022.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la méfiance monte vis-à-vis du risque que la Chine et la Russie se lancent ensemble dans des actions qui ébranleraient l’ordre international, et il est très significatif que le Japon, le seul pays asiatique membre du G7, proclame que l’Ukraine est « l’Asie de l’Est de demain ». L’alliance Japon-États-Unis est essentielle pour prévenir les actions aventuristes de la Chine, mais il est aussi de la plus grande importance pour le Japon de développer une coopération de sécurité multi-couches, ainsi que d’étendre et d’approfondir son réseau de solidarité et de coopération avec des pays dont il partage les valeurs ou qui sont quasiment ses alliés, comme les pays européens, le Canada, ou l’Australie.

Une course contre la montre : il est urgent d’étoffer ces engagements

L’objectif du gouvernement Kishida d’acquérir une capacité de riposte et de porter à 2 % du PIB les dépenses de défense constitue un changement majeur de la politique de sécurité japonaise, dont personne n’aurait osé rêver il y a cinq ans. Mais il ne faut pas oublier qu’à l’heure actuelle, ce changement n’est pas encore devenu une réalité. Il est prévisible que le débat parlementaire sur le financement sera compliqué, et il est aussi important d’obtenir la compréhension de la nation à ce sujet.

Concernant la garantie de la capacité de contre-attaque, la décision d’acheter des missiles de croisière de fabrication américaine a été prise parce que leur fabrication au Japon ne sera pas possible d’ici à 2027. Mais même si les États-Unis ont autorisé ces achats, il faut maintenant décider rapidement où et comment ils seront déployés. De plus, afin que la dissuasion soit plus efficace, ces missiles ne doivent pas seulement pouvoir être lancés à partir d’une plateforme terrestre, mais aussi d’autres types de plateformes, maritime, en étant embarqués à bord de sous-marin ou de destroyers, ou aérienne, depuis des avions de combat. Enfin, pour ce qui est du choix des objectifs et du ciblage, c’est-à-dire de définir où frapper le plus efficacement possible, le soutien global de l’armée américaine sera indispensable, et il faudra mettre en place de nouvelles collaborations entre les Forces d’autodéfense et l’armée américaine.

Relativement à la garantie de sécurité et à l’évacuation de citoyens japonais dans le cas d’une situation d’urgence à Taïwan, ou à la défense des îles éloignées, y compris les Senkaku, il faut faire progresser la coopération et les pourparlers de sécurité avec les États-Unis et Taïwan : le risque chinois est aussi une course contre la montre. Tout cela doit se mette en place rapidement et sans heurts au niveau opérationnel.

(Photo de titre : le Premier ministre Kishida Fumio et le président Joe Biden se serrent la main à l’issue du sommet qu’il ont tenu à la Maison Blanche le 17 janvier 2023. AFP-Jiji)

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