Les nombreuses facettes des relations entre le Japon et la Chine

80 ans depuis la Déclaration du Caire : comment la Chine tourne autour des îles Senkaku

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À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la Déclaration du Caire en novembre 2023, un historien japonais de renom examine comment Pékin utilise ce texte pour asseoir sa légitimité et revendiquer les îles Senkaku, fourbir ses armes et attaquer diplomatiquement le Japon, mais aussi pour se justifier de porter atteinte à l’équilibre géopolitique dans cette région du Pacifique.

Fin novembre 1943, la Seconde Guerre mondiale fait rage quand les dirigeants des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la République de Chine (RPC) se retrouvent en Égypte pour un sommet trilatéral. Cette rencontre débouche sur la Déclaration du Caire, que la Chine citera à plusieurs reprises pour asseoir sa légitimité et revendiquer les îles Senkaku, administrées par le Japon (un archipel situé à l’ouest de la préfecture d’Okinawa et à environ 150 km de Taipei). Dans les lignes qui suivent, j’examinerai les termes de la déclaration, sa pertinence dans le cas du différend territorial qui nous intéresse et son utilisation stratégique dans la guerre de propagande menée par la Chine contre le Japon.

Les priorités de Tchang Kaï-shek

Nous sommes en 1943, voilà près d’un an que le président américain Franklin D. Roosevelt essaye d’organiser une rencontre avec Tchang Kaï-shek qui dirige la République de Chine afin de consolider le statut de la Chine et faire d’elle la quatrième « grande puissance alliée ». La conférence du Caire (22-26 novembre 1943), à laquelle participent Roosevelt, Tchang Kaï-shek et le Premier ministre britannique Winston Churchill, est l’aboutissement de cet effort.

Le sommet est une suite d’entretiens bilatéraux entre Roosevelt et Tchang Kaï-shek. Selon le journal de Tchang, corroboré par d’autres sources, la première session de travail du 23 novembre des deux dirigeants américains et chinois aboutit à un accord verbal en quatre points. Ratifiée ensuite par Churchill, cette déclaration stipule que : (1) le Japon doit restituer tous les territoires pris à la Chine ; (2) le Japon doit être définitivement dépossédé de toutes les îles qu’il a occupées dans le Pacifique ; (3) la Corée doit devenir libre et indépendante après sa libération (c’est à dire après la défaite du Japon) ; et (4) le gouvernement chinois se saisira des biens publics et privés japonais détenus en Chine.

Quels territoires sont concernés au juste par le premier point ?

Ce que Tchang Kaï-shek note dans son journal immédiatement après les pourparlers nous donne quelques éclaircissements. Pour lui, l’événement est capital. Il relève que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont expressément promis à la Chine que lui seraient restituées, la Mandchourie, Taïwan et les îles Pescadores — « des territoires perdus il y a un demi-siècle ». Il souligne également que la liberté et l’indépendance de la Corée après guerre sont actées. Il ressort clairement de ces commentaires que la Mandchourie, Taïwan, les Pescadores, ainsi qu’une Corée indépendante, sont les priorités de Tchang.

Ce dernier n’étend pas les revendications territoriales chinoises aux îles Ryûkyû (Okinawa). Le gouvernement nationaliste estimait dans sa majorité que la souveraineté japonaise sur les Ryûkyû devait être acceptée puisque ces îles étaient déjà sous administration japonaise avant la guerre sino-japonaise de 1894-95. Mais cette position ne faisait pas l’unanimité et les débats étaient vifs au sujet de ces revendications. Certains pointent que le Japon n’est pas légitime et que les Ryûkyû appartiennent à la Chine, quand d’autres prônent plutôt l’indépendance. Dans ce contexte, Tchang semble avoir envisagé qu’après-guerre, un accord place les Ryûkyû sous tutelle internationale, avec une administration bicéphale dirigée conjointement par la Chine et par les États-Unis. Le 23 novembre, Tchang écrit avoir proposé cet arrangement afin de « rassurer les États-Unis ».

Les représentants des trois pays rédigent ensuite le texte de la Déclaration du Caire qui est adoptée dans l’après-midi du 26 novembre après approbation des trois chefs d’État. Les États-Unis et la Grande-Bretagne obtiennent ensuite pendant la conférence trilatérale de Téhéran, qui a eu lieu juste après le sommet du Caire, que l’Union soviétique ratifie le document. Le 1er décembre 1943, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la République de Chine publient alors un texte conjoint.

Quelle pertinence pour les îles Senkaku ?

Dans la Déclaration du Caire, les trois Alliés affirment que « le Japon sera dépossédé de toutes les îles du Pacifique dont il s’est emparé ou qu’il a occupées après 1914 (année marquant le début de la Première Guerre mondiale) et que tous les territoires (Mandchourie, Taïwan et les Pescadores) volés par le Japon seront restitués à la République de Chine ».

À l’époque de sa publication, la Déclaration du Caire est pour l’essentiel un communiqué de presse et non un document diplomatique officiel portant les signatures authentifiées des trois dirigeants. Elle est pourtant citée ensuite dans l’article 8 de la déclaration de Potsdam (définissant les conditions de la capitulation du Japon) où il est stipulé que « les termes de la Déclaration du Caire seront appliqués ». Ainsi, les représentants de la RPC qui n’ont pas été invités à signer le traité de paix de San Francisco de 1951, accordent une grande importance à la Déclaration du Caire qui définit à leurs yeux le cadre juridique du nouvel ordre dans la région Asie-Pacifique d’après-guerre. (Également exclu de la conférence de paix de 1951, le gouvernement de Taïwan conclut en 1952 avec le Japon un traité de paix distinct reprenant les termes du traité de paix de San Francisco, mais la question des îles Senkaku n’y est pas abordée.)

Le gouvernement nippon ne remet pas en question l’horizon de la Déclaration du Caire, il maintient que la question des territoires a été réglée dans le cadre du traité de paix de San Francisco. En vertu de l’article 2, le Japon renonçait à tous ses droits sur Formose (Taïwan), Penghu (les Pescadores), les îles Kouriles, les îles Spratly et sur les îles Paracels. Dans le même temps, à l’article 3, le Japon acceptait la tutelle des États-Unis sur le « Nansei Shotô » (littéralement îles du Sud-Ouest) , un ensemble territorial comprenant notamment les Ryûkyû. Conformément à cette disposition, les îles Senkaku ont été placées sous administration américaine en même temps qu’Okinawa, elles ont ensuite été rendues à la souveraineté japonaise en 1972, en vertu de l’accord de réversion d’Okinawa.

Ce pétrole qui change la donne

La restitution au Japon des îles inhabitées de Senkaku serait probablement passée inaperçue si une étude des fonds marins de la mer de Chine orientale réalisée en 1968 par la Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique (CESAP) n’était venue changer la donne. En effet, les résultats publiés en 1969 révèlent la présence potentielle de gisements de pétrole dans la zone située au Nord de Taïwan. Les pays de la région se mettent tout à coup à lorgner sur les minuscules îlots de l’archipel Senkaku.

Le gouvernement de la République de Chine tente une première charge en juin 1971. Alors que Washington et Tokyo s’apprêtent à signer l’accord de réversion d’Okinawa, Taipei publie une déclaration protestant vivement contre l’inclusion des « îles Daioyu qui sont sous souveraineté de la République de Chine ».

Un an après, en décembre 1972, le ministère des Affaires étrangères de Pékin publie une déclaration soulignant que les îles Senkaku font partie de Taïwan (et donc de la Chine) et que leur inclusion dans l’accord de réversion constitue une « atteinte grave à la souveraineté territoriale de la Chine ». Contrairement à Taipei, Pékin va jusqu’à affirmer que le Japon a « volé » les îles Senkaku ainsi que Taïwan, par un traité inégal (le traité de Shimonoseki de 1895) imposé au gouvernement des Qing au sortir de la première guerre sino-japonaise.

La « nationalisation » controversée de 2012

La question des îles Senkaku commence à susciter des tensions vers 2008 mais la crise atteint son paroxysme en septembre 2012, quand le cabinet du Premier ministre Noda Yoshihiko annonce modifier le statut de trois îles. Anciennement propriété privée, elles deviennent propriété nationale afin que le gouvernement japonais en assure une « gestion pacifique et stable ». Pékin ne tarde pas à réagir, il critique violemment cette « nationalisation » des Senkaku dans un livre blanc publié par le Conseil d’État le 25 septembre 2012 (« Diaoyu Dao, un territoire faisant partie intégrante de la Chine »). Ces arguments sont ensuite repris par Yang Jiechi, alors ministre des Affaires étrangères, dans son discours prononcé le 27 septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies ainsi que dans les éditoriaux des médias d’État chinois.

Pékin critique l’action du Japon et développe son offensive diplomatique sur deux axes, tous deux basés sur la Déclaration du Caire. Le premier argument veut que les îles Senkakus ont été « volées » à la Chine en 1895 (une position que l’on trouve déjà dans la déclaration du ministère des Affaires étrangères de Pékin en 1971). Ainsi, en mai 2013 le Premier ministre Li Keqiang affirme que la Déclaration du Caire « stipule clairement que le Japon doit restituer tous les territoires qu’il a volés à la Chine, c’est-à-dire le Nord-est de la Chine [Mandchourie] et des îles comme Taïwan ». Cet argumentaire repose sur une interprétation douteuse du texte, Pékin instrumentalise la Déclaration du Caire et force à la restitution de territoires dont l’acquisition est assimilée à l’expansion territoriale du Japon des guerres d’agression remontant à la première guerre sino-japonaise.

Dans un deuxième temps, la Chine conteste la « nationalisation » des Senkaku par le Japon, ce qui à ses yeux, est non seulement une violation de la souveraineté chinoise, mais va aussi à l’encontre du nouvel ordre mondial né après-guerre (et qu’encadrent les déclarations du Caire et de Potsdam). Pour Pékin, c’est un flagrant déni des résultats de la guerre contre le fascisme.

La Chine a longtemps présenté la Seconde Guerre mondiale comme un combat opposant les forces du fascisme au « front uni contre le fascisme » (les Alliés). Or dans ce contexte, son rôle est de premier plan. Pays clé de l’alliance antifasciste, la Chine a rendu possible la victoire des Alliés sur le fascisme en combattant le Japon en Asie et en causant sa défaite. C’est pourquoi elle a été reconnue comme l’une des quatre « grandes puissances alliées » (aux côtés des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Union soviétique). À ce titre, elle a joué un rôle central dans la formation de l’ordre mondial d’après-guerre fondé sur les déclarations du Caire et de Potsdam. Cette vision de l’histoire est un fondamental de l’identité nationale chinoise moderne.

La Chine souligne également son rôle dans la création des Nations unies et considère que cela fait partie intégrante de sa contribution à la lutte contre le fascisme. Dans son discours du 27 septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies, Yang Jiechi alors ministre des Affaires étrangères déclare que le rachat des îles par le Japon est « une négation pure et simple des résultats de la victoire sur les fascismes » et qu’il constitue « une grave atteinte à l’ordre international d’après-guerre, aux objectifs ainsi qu’aux principes de la Charte des Nations unies ».

Le 1er décembre 2013, le ministère chinois des Affaires étrangères publie un « commentaire sur le soixante-dixième anniversaire de la Déclaration du Caire ». Pékin martèle à nouveau son topique voulant que cette déclaration soit une émanation cruciale de la guerre contre le fascisme et la pierre angulaire de l’ordre d’après-guerre. Il écrit que « la Déclaration du Caire fournit à Pékin une assise importante en droit international pour justifier le retour dans son giron des territoires saisis et volés à la Chine par le militarisme japonais ».

Bref, depuis 2012, Pékin utilise la Déclaration du Caire pour montrer que le Japon était non seulement un agresseur mais qu’il viole désormais l’ordre international d’après-guerre.

L’agenda expansionniste de la Chine

Bien entendu, le cabinet Noda n’avait pas l’intention de remettre en cause l’ordre international quand le gouvernement a pris possession des droits de propriété de trois des îles Senkaku en septembre 2012 — et il ne s’agissait pas non plus de porter atteinte à Pékin. En fait, cette mesure voulait empêcher le transfert de ces territoires contestés à une tierce partie, car cela aurait menacé le statu quo et la construction d’infrastructures sur les îlots aurait exacerbé les tensions.

On pourrait dire que les désaccords territoriaux qui opposent le Japon et la Chine, dont le différend sur les îles Senkaku fait partie, se résument à la question de savoir quel document prime en droit international : s’agit-il de la Déclaration du Caire, comme y insiste Pékin, ou du traité de paix de San Francisco, comme le soutient Tokyo ? Mais vu du Japon, la vision chinoise du problème est biaisée, Pékin interprète le droit international et le contexte historique au prisme de son idéologie et de sa propre ligne politique.

En effet, à mesure que la Chine s’est affirmée comme puissance économique et militaire, elle a utilisé la Déclaration du Caire pour justifier son propre expansionnisme dans la région Asie-Pacifique, et cette tendance ira sans doute encore en s’intensifiant.

Le système de San Francisco, établi au début des années 1950 sous l’égide des États-Unis, est à la base de l’ordre international stable qui perdure dans la région Asie-Pacifique depuis 70 ans et la Chine est le pays qui remet en cause cet équilibre. Mais pour Pékin, la Déclaration du Caire, que les États-Unis reconnaissent, justifie pleinement que cet ordre soit justement remis en question.

(Photo de titre : [de gauche à droite] Tchang Kaï-shek, Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill à la conférence du Caire, cliché pris le 22 novembre 1943. Jiji)

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