L’aide du Japon dans la reconstruction de l’Ukraine : entretien avec l’ambassadeur Sergiy Korsunsky

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Février 2025. Trois ans que la Russie poursuit son invasion de l’Ukraine. Alors que le conflit semble être dans l’impasse, l’ambassadeur d’Ukraine au Japon nous explique ce que l’Archipel peut faire pour répondre aux besoins du peuple ukrainien qui recherche désespérément à reconstruire son territoire dévasté par les ravages de la guerre.

Sergiy Korsunsky Sergiy KORSUNSKY

Ambassadeur d’Ukraine au Japon. Né à Kiev, en Ukraine, en 1962. Spécialiste en géopolitique, il est également titulaire d’un doctorat en mathématiques appliquées. Après avoir terminé ses études à l’université nationale de Kiev, il a rejoint le service des Affaires étrangères de son pays et a occupé diverses fonctions, notamment à l’ambassade de Washington DC, au bureau économique du ministère des Affaires étrangères, en tant qu’ambassadeur de Turquie et directeur de l’Académie diplomatique d’Ukraine, avant d’occuper son poste actuel en 2020. Il a reçu deux prix spéciaux ; l’un de la part du président ukrainien en 2007 pour ses prouesses économiques et l’autre de la part du Parlement ukrainien en 2024 pour ses services éminents. Il est l’auteur de plus de 300 papiers académiques, a publié des livres en langue ukrainienne dont « Comment bâtir des relations avec des pays asiatiques ? » (Yak buduvaty vidnosyny z krayinamy Aziyi, 2021) et « Japon : 100 millions de fois arigatô » (Yaponiya: Sto milyoniv arigato, 2025).

Deux nations qui se rapprochent

Avant le début de l’invasion, la plupart des Japonais considéraient probablement l’Ukraine comme un pays éloigné, mais depuis, j’ai l’impression que cette vision s’est modifiée, que leur compréhension, que leur façon de penser à l’égard de notre pays a changé. Cela peut paraître exagéré mais il me semble qu’à mesure que les Japonais ont fait preuve de compassion pour cette tragédie et les catastrophes qui se sont succédé ces trois dernières années, ils nous ont également ouvert leur cœur à nous, peuple ukrainien, et se sont ainsi rapprochés de nous.

L'ambassadeur Sergiy Korsunsky, le 17 janvier 2025, à l'ambassade d'Ukraine à Tokyo.
L’ambassadeur Sergiy Korsunsky, le 17 janvier 2025, à l’ambassade d’Ukraine à Tokyo.

Par exemple, à chaque fois que je prends le train pour affaires, les gens m’accostent et me demandent si je suis l’ambassadeur d’Ukraine. Ils ont toujours des mots de réconfort et de soutien. L’ambassade reçoit constamment des requêtes non seulement de la part du gouvernement central mais aussi des préfectures, ou encore de particuliers qui cherchent à apporter leur aide à l’Ukraine. La préfecture d’Okayama a par exemple fait don gratuitement de camions de pompiers et d’ambulances qui venaient d’être remplacés. Bien sûr, ils avaient été minutieusement entretenus et étaient donc en parfait état. Ils seront d’une grande aide pour les services d’urgence ukrainiens.

Le Japon a par ailleurs accepté plus de 2 700 réfugiés ukrainiens. Si certains ont déjà pu rentrer chez eux, d’autres vivent encore au Japon grâce au soutien de fondations et de gouvernements locaux. Le soutien d’ordre privé a été abondant et divers, que ce soit sous la forme de don d’équipement de traduction portable et de cartes SIM, ou de cours de japonais par exemple. Cette aide, matérielle et immatérielle, a permis aux Ukrainiens de multiplier les opportunités pour trouver un travail.

Mais attention, l’Ukraine ne voit pas seulement le Japon comme un pays qui lui apporte du soutien. Les interactions se sont multipliées, et ce de diverses manières. Lorsqu’en 2023, l’Ensemble folklorique national ukrainien est venu au Japon et a proposé une vente publique de billets, tous les tickets se sont rapidement écoulés. Et je pourrais citer bien d’autres projets culturels. Je suis sûr que cela a contribué à stimuler l’intérêt des Japonais pour la culture ukrainienne. Dans le domaine sportif également ; de jeunes athlètes pratiquent la gymnastique rythmique dans un centre d’entraînement résidentiel à Takasaki, dans la préfecture de Gunma, et d’autres s’entraînent au judo. Il y aussi deux lutteurs de sumo ukrainiens dans la ligue supérieure de sumo professionnel.

Tirer les leçons de l’expérience du Japon en matière de reconstruction

La conférence Japon-Ukraine pour la promotion de la croissance économique et de la reconstruction, qui a eu lieu à Tokyo en février 2024, a été l’occasion d’affirmer l’union des secteurs privé et public japonais dans leur soutien au redressement et à la reconstruction de l’Ukraine. Le Japon est le troisième pays contributeur après les États-Unis et de l’Union européenne. Son soutien a été d’une aide considérable pour le pays. Il s’agit d’une aide gouvernementale, ainsi que d’un soutien considérable de la part de centaines d’organisations non gouvernementales telles que la Société japonaise de la Croix-Rouge.

L’expérience du Japon est une source inestimable de références et de conseils pour la reconstruction de l’Ukraine. J’ai publié un livre en Ukraine en 2023 qui tire de nombreux enseignements d’études de cas réalisées au Japon. Le Japon a une grande expérience de la reconstruction et de la redynamisation après une catastrophe naturelle, comme le séisme du Kantô en 1923, celui de Kobe en 1995 et celui du 11 mars 2011. Le pays a également su se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale. Aucun pays au monde ne connaît mieux que le Japon ce qui est nécessaire pour reconstruire un pays.

L'ambassadeur présente son livre sorti en 2023.
L’ambassadeur présente son livre sorti en 2023.

Lorsque j’ai écrit mon livre, j’ai accordé une attention particulière à Gotô Shinpei, qui a contribué à la reconstruction de Tokyo après que la ville a été presque anéantie par le Grand tremblement de terre du Kantô. En tant que directeur du Bureau pour la reconstruction de la capitale impériale, il a su rapidement mettre en œuvre un plan de restructuration urbaine à grande échelle, notamment de nouveaux axes routiers. Encore aujourd’hui, son héritage est visible dans le paysage urbain de la capitale. Malheureusement en Ukraine, le temps nous fait défaut pour procéder à une lente reconstruction. J’aimerais apprendre de l’expérience japonaise et chercher quelles sont les meilleures méthodes à adopter. Je pense que c’est essentiellement d’un soutien « à la japonaise » dont nous avons besoin.

Déminer le pays grâce au savoir-faire du Japon

Selon un rapport du service d’urgence de l’État ukrainien datant de février 2024, Moscou pourrait avoir placé des mines terrestres sur près de 156 000 km² de notre territoire, soit plus d’un quart de la superficie totale du pays. Le savoir-faire japonais nous sera d’une grande aide pour leur élimination.

Le Japon est depuis de nombreuses années présent aux côtés du Cambodge pour des travaux de déminage, et jouit donc d’une expérience considérable en la matière. Un tiers de l’équipement utilisé actuellement à des fins de déminage en Ukraine provient du Japon. Des membres des forces spéciales ukrainiennes se sont rendus au Cambodge et au Japon pour suivre une formation sous la supervision de spécialistes nippons. Que ce soit la fourniture d’équipements ou les explications minutieuses pour leur utilisation, le Japon est indéniablement un chef de file à l’échelle mondiale en matière de déminage.

Il nous faut d’abord retirer toutes les mines de nos villes détruites avant de pouvoir entamer des travaux de reconstruction. Et ce n’est qu’après cela que les habitants pourront retourner chez eux. Le peuple ukrainien place de grands espoirs dans l’aide du Japon. Il s’agit là d’une autre forme de soutien que nous recevons de votre pays.

Une assistance qui ne faiblit pas

Les pays européens les plus proches de l’Ukraine se désintéressent de notre pays. Mais le Japon, pourtant à 8 000 kilomètres, fait l’expérience inverse. Alors qu’aucune fin du conflit ne semble en vue, les pays occidentaux commencent à se dire « lassés d’apporter leur soutien ». Mais le Japon, lui, continue de s’intéresser de près à la situation en Ukraine.

Alors que les pourparlers entre nos deux pays progressent à différents niveaux, que ce soit au niveau national ou parlementaire comme au niveau du secteur privé, je suis en mesure d’affirmer que le soutien à l’Ukraine ne semble nullement s’affaiblir. De nombreux Japonais n’ont pas oublié, encore aujourd’hui, que c’est l’ancienne Union soviétique qui a enfreint le traité de non-agression nippo-soviétique et qui a envahi les territoires du Nord, lesquels appartiennent au Japon. Ils ont une bonne compréhension de la situation actuelle en Ukraine.

Les événements en Europe ont un impact direct sur l’Asie de l’Est et sur le Japon. De la même façon, si une guerre éclatait en Asie de l’Est, elle aurait aussi des répercussions en Europe. L’année dernière, la Russie et la Corée du Nord ont signé le Traité de partenariat stratégique global ; dans les faits une alliance militaire. Et nous avons pu voir comment la Corée du Nord est déjà impliquée dans la guerre en Ukraine.

« L’Ukraine d’aujourd’hui pourrait être l’Asie de l’Est de demain » avait déclaré l’ancien Premier ministre Kishida Fumio. Si Moscou parvient à ses fins en Ukraine, elle pourrait tout aussi bien chercher à faire la même chose ailleurs en Asie. L’année dernière, la marine russe a mené des exercices tactiques à grande échelle avec les forces chinoises, et ces exercices sont devenus de plus en plus fréquents. Quelle signification cela peut-il avoir ? Et que fera la Corée du Nord, qui est maintenant un État nucléaire ? La situation en Ukraine est directement liée à la situation sécuritaire en Asie de l’Est. Pour éviter une nouvelle « Ukraine en Asie de l’Est », il est primordial que l’Ukraine et le Japon continuent de renforcer leur coopération.

(D’après une interview réalisée par Vyacheslav Onyshchenko et Sumii Kyôsuke, de Nippon.com. Toutes les photos © Shiwa Kôji)

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