Le temps est-il venu au Japon de se détacher des États-Unis ? Entretien avec Yoshimi Shun’ya
Politique International- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
(Voir la première partie : L’unité nippo-américaine mise à mal par l’atypique président Donald Trump)
Lettres à MacArthur
Il y a 80 ans, le Japon capitulait sans condition. Suite à ce grand tournant dans ses relations avec les États-Unis, il allait perdre son indépendance et endurer plus de six ans d’occupation dont le centre névralgique serait le quartier général du commandant suprême des forces alliées (GHQ) dirigé par le général MacArthur.
Yoshimi Shun’ya est sociologue, et dans ses livres, il a abordé divers épisodes de la période d’occupation. L’un d’entre eux fait fond sur Dear General MacArthur de Sodei Rinjirô publié en 2001, qui compile la correspondance adressée au GHQ : 440 000 missives envoyées par des Japonais au général MacArthur.
Ce qui est surprenant, c’est que bon nombre de ces lettres abonde de bienveillance à l’égard du général MacArthur et des États-Unis. On y lit l’acceptation de la domination américaine « pour le bonheur prochain de tous les Japonais et de leurs descendants » et le désir de remettre la reconstruction du Japon entre les mains des USA, certaines missives envisageant même une alliance entre le Japon et les États-Unis.
Pourtant quelques années auparavant, la plupart des Japonais méprisaient encore ces « barbares anglo-saxons », habitant sur les plus grandes îles de l’Archipel, ils avaient vu les métropoles japonaises réduites à néant par les raids aériens, voire connu les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki.

« Voyez leur tyrannie et leur inhumanité ! Les démoniaques Américains et Britanniques révèlent enfin leur vraie nature. », une datée de 1942 du Dômei shashin tokuhô, un périodique traitant en photos les faits de guerre au Japon. (© Kyôdô)
Comment un revirement aussi rapide était-il possible ?
Yoshimi considère que ce type de revirement n’est pas si difficile à comprendre quand on connaît l’histoire du Japon. « Pendant l’ère Meiji (1868-1912), le Japon qui se rapprochait de l’Occident, incarnée par les États-Unis, a nourri un sentiment de supériorité à l’égard du continent asiatique », souligne-t-il.
La Chine compte parmi les nations victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, et pourtant Yoshimi pense que si l’occupation avait été aux mains de la Chine plutôt que des USA, il est peu probable que les Japonais aient été aussi dociles. De fait, en révérant MacArthur et en cherchant à s’aligner sur les États-Unis, le Japon d’après-guerre n’avait pas à remettre en question « ce sentiment de supériorité vis-à-vis de l’Asie qui l’animait avant le conflit ». Pour le sociologue, cela explique que les Japonais aient pu finalement devenir pro-américains et accepter le nouvel équilibre des forces malgré la forte opposition qui s’est fait sentir à l’approche du traité de sécurité américano-japonais de 1960.

Près de 200 000 Japonais se sont pressés dans les rues pour saluer le départ du général MacArthur quittant le Japon après six ans d’occupation. (© Kyôdô)
Les « vaisseaux noirs » et l’expansion vers l’Ouest des États-Unis
Yoshimi pense qu’il faut remonter à l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore américain Matthew Perry en 1853 pour trouver les racines de cette mentalité. Face à la puissance militaire de la flotte à vapeur ultramoderne de Perry, le shogunat d’Edo abandonne sa politique isolationniste pourtant pluriséculaire et s’ouvre au monde. Les troubles socio-politiques qui s’ensuivent font tomber le gouvernement militaire (bakufu) d’Edo. La Restauration de Meiji de 1868 inaugure une nouvelle gouvernance et fait grandement évoluer les mentalités. Pendant plus de 1 500 ans la Chine, puissante civilisation voisine, avait été la principale référence du Japon, comme le montrent par exemple les missions diplomatiques japonaises envoyées en Chine sous les dynasties Sui (581-618) et Tang (618-907) et qui avaient modelé le paysage culturel japonais. Dans ce sillage, le Japon de Meiji va se transformer.

Gravure d’époque représentant deux « vaisseaux noirs » de Perry. (Kyôdô)
Yoshimi poursuit : « Avant l’arrivée de Perry, les dirigeants japonais avaient toujours pris soin de rester proches de la Chine. Ils souhaitaient imiter cette civilisation avancée qu’était à leurs yeux l’Empire chinois, mais ils craignaient d’être absorbés. ». Les vaisseaux noirs ont montré aux Japonais qu’à l’Est il existait un autre pays doté d’une puissance autrement considérable et d’une civilisation encore plus avancée. Le Japon comprend qu’il peut faire fond de ses relations avec les États-Unis pour prendre l’avantage sur la Chine.
Mais vue d’Amérique, la mission de Perry est d’une toute autre teneur.
Les 13 colonies de l’Est des États-Unis ont pris leur indépendance en 1776 et le pays s’est progressivement agrandi en s’emparant à l’ouest des terres des peuples autochtones. En 1848, les colons américains annexent les territoires de la côte ouest et les intègrent aux États-Unis. « Les Américains justifient le massacre massif des peuples autochtones, la confiscation de leurs terres et la colonisation des îles du Pacifique » en se fondant sur le principe de la « destinée manifeste » calviniste censée justifier la mission civilisatrice de la Nation, explique Yoshimi.
Cette notion de « destinée manifeste » allait bientôt pousser les États-Unis vers l’océan Pacifique, et faire d’eux une puissance impériale. Les Japonais finissent par considérer que l’arrivée des vaisseaux noirs et l’ouverture du Japon est une opportunité pour moderniser la nation. Mais Yoshimi explique comment Perry a étudié en profondeur la géographie du Japon « comme s’il anticipait les conflits militaires à venir ».
Avec l’expédition Perry, les Américains voulaient essentiellement affirmer leur hégémonie, leur venue n’était qu’un sous-produit de cette expansion américaine vers l’ouest, qui a finalement abouti à l’annexion de Hawaï, de certaines îles du Pacifique et des Philippines.
Yoshimi souligne que MacArthur lui-même reliait l’occupation américaine d’après-guerre à l’histoire du XIXe siècle : « Les États-Unis étaient sur le point de remporter la guerre contre l’Espagne en 1898 et de prendre possession des Philippines. À cette époque, Arthur MacArthur Jr., le père du général MacArthur, est gouverneur général militaire des Philippines et réprime brutalement le mouvement indépendantiste. Le général MacArthur, qui admire son père, s’en inspire pour gouverner le Japon occupé. Ainsi, avec les MacArthur, on peut redessiner une chaîne d’événements qui va tout droit de l’annexion des Philippines à l’occupation du Japon.
Le Japon ménage son sentiment de supériorité
Les différences d’agendas cachés sous-jacentes aux relations nippo-américaines vont finalement dégénérer en une guerre totale. L’attaque japonaise sur Pearl Harbor en 1941 débouchera sur des massacres et des destructions massives. Les journaux américains publiés pendant la guerre traitaient les Japonais de « singes » et au Japon on parlait des Américains comme de monstres diaboliques.
Pour Yoshimi, « les Japonais étaient représentés comme des singes à cause d’une conception racialisée de l’évolution des sociétés. Les Américains pensaient que contrairement aux sociétés occidentales blanches qui tenaient le haut du pavé civilisationnel, les pays émergents d’Asie (aux rangs desquels comptait le Japon) n’en étaient qu’aux premiers stades de l’évolution et que leurs habitants s’apparentaient à des singes. »
Les États-Unis déshumanisaient l’ennemi, « ils ont analysé froidement la structure de la société et des cités japonaises, puis, sur la base de ces données, les troupes ont pu procéder à des massacres de masse et à des raids aériens ». Le Japon, lui, n’avait ni le recul de cet esprit scientifique ni les données nécessaires pour aller à l’affrontement direct avec les USA, se contentait de trouver que « les États-Unis étaient un ogre insatiable ».
Yoshimi pense qu’en acceptant la capitulation et l’occupation, le Japon a reconnu son infériorité dans cette hiérarchie des peuples vis-à-vis des États-Unis, mais collaborer avec les USA lui permettait de ne pas entamer son sentiment de supériorité « raciale » à l’égard des autres pays asiatiques.
Tokyo Disneyland comme symbole : consommer l’Amérique
Au début de la Guerre froide, le Japon profite de la période de prospérité économique que lui ouvre le traité de sécurité américano-japonais. L’Archipel adopte la culture américaine et fait rimer consommation et richesse. Yoshimi explique en quoi cela correspondait aux intérêts américains :
« En Asie, des lignes de front de la Guerre froide passaient par la péninsule coréenne, à Taïwan, au Vietnam et aux Philippines. Pour appuyer les troupes stationnées, il fallait une base économique et industrielle installée à proximité. Le Japon allait remplir ce rôle et pour qu’il puisse remplir cette fonction de base arrière, les États-Unis ont fourni au Japon les technologies et les fonds nécessaires pour relancer son économie et soutenir son développement industriel. Le Japon, lui, en a profité pour s’implanter sur les marchés asiatiques et prospérer sans prendre de risques militaires. De nombreux Japonais étaient heureux que leur pays puisse s’emparer de cette opportunité. Le traité de sécurité américano-japonais qui liait militairement les États-Unis et le Japon, a fini par dynamiser progressivement l’économie et même la culture.
Yoshimi prend l’exemple de Tokyo Disneyland, qui a ouvert ses portes en 1983. Pour lui cette mecque de la consommation de la culture américaine dans le Japon d’après-guerre, est un symbole de l’acculturation du Japon aux valeurs américaines.

Tokyo Disneyland, qui a fêté ses 40 ans en 2023, continue d’attirer aujourd’hui encore de nombreux visiteurs. (Jiji)
« Les parcs à thème Disney installés à Tokyo sont l’avant-poste de la percée de l’américanisation. “Western Land” s’inspire de la conquête de l’Ouest, quand les peuples autochtones ont été dépossédés de leurs terres. Dans “Adventure Land”, les visiteurs explorent des jungles et des îles tropicales, de la même manière que les USA se sont étendus vers l’ouest dans le Pacifique et au-delà. L’expédition du commodore Perry et la guerre du Pacifique sont un prolongement de cette histoire. Mais, de nombreux Japonais profitent de ces attractions sans prendre conscience des sous-entendus historiques et culturels. Ils consomment ces chimères et finissent par s’acculturer. »
L’importance des mers
Mais cette situation ne saurait durer indéfiniment et la réélection de Donald Trump est peut-être un catalyseur majeur de changement. Comme mentionné dans le premier volet de cette série, l’attachement des Japonais pour les États-Unis pourrait se détériorer en raison de la politique coercitive de l’administration Trump et les relations bilatérales pourraient s’en trouver durablement altérées.
À l’ouest du Japon, la Chine veille. Devenue une grande puissance économique, elle a de son côté renforcé son potentiel militaire. Impossible d’ignorer la Corée du Nord et la Russie qui se font toujours plus menaçantes. Dans quelle voie le Japon doit-il engager sa diplomatie pour naviguer dans ce climat de tensions ?
Vu la nature changeante de l’ordre mondial au cours du siècle dernier, Yoshimi pense que le XXe siècle peut être considéré comme une ère de « force centripète » où trônent de grands empires tels que les États-Unis et l’Union soviétique. Avec en toile de fond la mondialisation croissante, ils étaient dotés d’une force d’attraction massive. Mais de nos jours, « la mondialisation a atteint ses limites, nous sommes désormais passés à une ère où les forces centrifuges dominent ». Ces nouvelles pressions risquent d’éloigner les pays des anciens pôles et l’ordre mondial est moins susceptible de se réduire à une ou deux puissances centrales.
Dans ce contexte, Yoshimi estime que les relations du Japon avec des pays comme la Corée du Sud, Taïwan et d’autres nations de l’Asie du Sud-Est devraient être plus importantes que jamais.
« Le Pacifique Ouest abrite l’archipel japonais, les Philippines, l’Indonésie et des milliers d’autres îles et pays côtiers et chacun est doté d’un riche patrimoine culturel. Les nations de cette région pourraient réfléchir à se rapprocher les unes des autres afin d’élaborer un nouveau bloc diplomatique, qui leur permettrait de rester à distance tant des USA que de la Chine. »
Le Japon a peut-être déjà atteint ce point où il ne peut plus se permettre d’être un suiveur de l’administration Trump ou des États-Unis en général. La diplomatie japonaise ne gagnerait-elle pas à explorer de « nouvelles voies » ?
(Texte de Koizumi Kôhei et d’Igarashi Kyôji, de Power News. Photo de titre : Yoshimi Shun’ya dans son bureau de professeur au campus Tama Plaza de l’Université Kokugakuin. © Yokozeki Kazuhiro)

