Les avantages de rendre les choses incommodes

Science Livre

Si les êtres humains ne cessent de rechercher le côté pratique, ce qui est incommode a également de nombreux avantages. C’est le message que tente de faire passer un nouveau type de science fortement encouragé par le Japon.

Un intérêt pour l’incommode qui s’élargit

En définissant le « commode » par ce qui est rapide et ne demande pas à réflechir, nous pouvons comprendre à l’inverse quels avantages peut procurer « l’incommode », à savoir apprendre à gérer les difficultés. Si l’incommode n’a donc rien à voir avec la recherche de l’automatisation ou de l’efficacité, il connaît un intérêt grandissant.

Citons par exemple le concours de design étudiant organisé chaque année par l’Association japonaise des designers industriels, dont les thèmes de 2017 et 2018 concernaient les avantages de l’incommode. Pour ma part, j’ai publié au printemps 2019 un ouvrage intitulé « L’Appel aux avantages de l’incommode » (Fuben-eki no susume, Éditions Iwanami Shoten) destiné aux collégiens et lycéens.

Les chercheurs (dont je fais partie) qui travaillent dans ce domaine ont obtenu à plusieurs reprises depuis 2006 des financements de la Société japonaise pour la promotion de la science. Les résultats de leurs recherches ont fait l’objet de publications dans la revue de la Société des ingénieurs en instrumentation et contrôle, et en 2017, les éditions Kindai Kagakusha ont publié un ouvrage intitulé « L’avantage de l’incommode : concevoir des systèmes qui ne sont pas faciles à utiliser ». Cette maison d’édition est celle à qui a été confiée la publication de la nouvelle version du « Dictionnaire de l’intelligence artificielle » rédigée par la Société japonaise pour l’IA. Il est prévu que cet ouvrage également traite de notre sujet.

Développer ses capacités grâce à l’incommode

Les chercheurs travaillant dans ce domaine construisent des dispositifs expérimentaux loins de tout côté pratique. Nishimoto Kazushi, professeur au département de maîtrise en sciences et techniques de pointe de l’Université de Hokuriku, mène des recherches dans le domaine du soutien aux activités humaines sous le thème « soutenir à travers les obstacles ». Le traitement de texte développé par son laboratoire de recherche est pourvu d’un système de saisie en idéogramme (kanji), appelé Gestalt Imprinting Method (G-IM). Le G-IM mêle parfois discrètement des kanji à graphie incorrecte dans les textes. Si les utilisateurs ne détectent pas ces erreurs et n’y remédient pas, ils ne peuvent sauvegarder leurs textes. Regardons maintenant les points positifs : des études ont montré que le G-IM diminue le taux d’oubli des kanji.

Le laboratoire de recherche créé par le professeur Yoshio Nakatani à l’Université Ritsumeikan, a mis au point un système de navigation touristique qui n’offre pas d’informations claires sur le chemin à suivre. Oui ce n’est sûrement pas pratique, mais cela à la mérite de faire réfléchir à notre manière de s’orienter et à apprécier le tourisme, dans une époque où désormais, nous nous déplaçons les yeux baissés, rivés sur notre smartphone qui fait tout à notre place. Le système de navigation incommode force son utilisateur à regarder autour de lui, et à faire ainsi des découvertes inattendues et jouir du moment présent. De plus, des tests ont montré que les souvenirs sont plus nombreux ainsi.

Okada Michio, professeur de l’Université des sciences et technologies de Toyohashi, mène des recherches sur « les robots qui invitent à se lier aux êtres humains ». Ceux mis au point dans ce laboratoire sont appelés « robots faibles ». L’un d’entre eux est un robot poubelle. Il a la forme d’une poubelle à roulettes et s’approche des déchets qu’il détecte, se contentant ensuite de tourner autour sans les ramasser. Si une personne prend l’initiative de le faire, il s’incline pour la saluer. En clair, ce robot atypique ne fait qu’imposer un travail à l’homme. C’est l’exact opposé de leur fonction de base ! Comme par exemple les robots-aspirateurs etc. Mais précisément parce que le robot poubelle est incommode, il nous invite à se pencher sur la communication entre les êtres humains et les robots (voir notre article sur le robot poubelle).

Quels bénéfices en tirer ?

En 2017 était paru un livre au titre assez particulier : « Pardon... si vous vous sentez bloqué un tant soit peu, pourquoi ne pas rendre les choses encore moins pratiques ? Pensons à l’avantage des choses incommodes » (Éditions Impress/Mishima). Ce titre est trop long pour que l’on s’en souvienne, mais le directeur de l’édition l’avait choisi précisément pour attirer l’attention. Autrement dit, il voulait que l’on se rappelle du contenu du livre plutôt que de son titre superficiel et bien peu pratique pour s’en souvenir...

Cet ouvrage met en avant les avantages des choses incommodes à travers plusieurs exemples.

Citons Yume no Mizuumi-mura, une société à but non lucratif qui développe des accueils de jour pour personnes âgées dans tout le Japon. Elle offre un environnement qui n’est pas entièrement accessible et conserve de légères difficultés, comme quelques marches ça et là... Quels sont les résultats ? En observant comment les personnes âgées surmontent sans assistance ces obstacles, le personnel acquiert la compétence lui permettant de savoir à partir de quel moment il a besoin d’intervenir.

L’école maternelle Fuji à Tachikawa près de Tokyo fournit un autre exemple. Elle a été conçue par Satô Kashiwa, l’un des plus grands directeurs créatifs du Japon. La cour de cette école est bosselée, et les enfants ont alors plus de risque de se blesser en tombant. Un tel sol nécessite également plus de temps pour s’y déplacer. Mais en contrepartie, les enfants y sont plus actifs. Si l’on considère qu’un environnement incommode plus proche d’une prairie dans la nature que d’une vraie cour de récréation est plus stimulant pour eux, on ne peut que l’approuver.

Des voyages dont on se souvient parce qu’ils étaient difficiles

Dans « Concevoir à partir de l’incommode : appliquer à l’ingénierie des idées qui dépassent le sens commun », le premier ouvrage que j’ai écrit sur le sujet, je tentais de systématiser les méthodes de conception des objets pour que l’utilisateur puisse profiter des avantages de leurs côtés peu pratiques.

Un des exemples que je mentionnais était la difficulté de l’accès à la ville d’Izumo d’où je suis originaire. Précisément car s’y rendre est peu pratique, le pèlerinage au sanctuaire d’Izumo Taisha a un sens. Le voyage en train de nuit depuis Tokyo intensifie les attentes du voyageur. Si ce sanctuaire était situé à une heure en train de Tokyo, les pèlerins n’accorderaient probablement pas tant de foi à ce qu’il peut leur apporter...

Je pourrais donner bien d’autres exemples. Les mots anglais trouble et travel prononcés avec l’accent japonais sont proches. J’en ai fait l’expérience. Je n’ai jamais eu de smartphone, et n’en utilise donc pas quand je voyage pour mon travail. Cela fait que je suis généralement confronté à des petites difficultés quand je me rends dans un lieu que je ne connais pas. Il m’est arrivé plus d’une fois de tourner en rond à la recherche de l’hôtel où j’ai réservé une chambre. Mais grâce à ces cinq ou dix minutes d’hésitation, je suis encore capable aujourd’hui de me rappeler à quoi ces rues ressemblent. Les bars où j’entre en me fiant à mon flair m’ont parfois conduit à des mauvaises expériences. Mais cela fait que je m’en souviens. Si je me servais d’une application de navigation et de sites de recommandations de restaurants, je ne ferais que me conformer à eux. Mais avec cette façon malcommode de procéder, même un voyage d’affaires se transforme en un voyage tout court.

Pour finir, je voudrais parler du cours ouvert à tous de mon université, le « cours pour excentriques ». Il a commencé en 2017, pour mieux faire connaître la méthode d’étude libre qui est la nôtre, une vieille tradition de l’Université de Kyoto, qui a pour slogan « Excentrique, voilà un beau compliment chez nous ! ». Je voudrais que l’on sache dans le reste du monde qu’il existe une culture japonaise qui accepte les recherches sur ce thème très particulier et ô combien intéressant, et qu’elle est née à Kyoto.

(Photo de titre : le robot poubelle de l’Université des sciences et technologies de Toyohashi)

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